LES MARTYRS: LIVRE NEUVIEME

J'arrivai enfin chez les Rhédons. L'Armorique ne m'offrit que des bruyères, des bois, des vallées étroites et profondes traversées de petites rivières que ne remonte point le navigateur, et qui portent à la mer des eaux inconnues ; région solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes hérissées de rochers sont battues d'un océan sauvage.

Le château où je commandois, situé à quelques milles de la mer, étoit une ancienne forteresse des Gaulois, agrandie par Jules-César lorsqu'il porta la guerre chez les Vénètes et les Curiosolites. Il étoit bâti sur un roc, appuyé contre une forêt, et baigné par un lac.

Là, séparé du reste du monde, je vécus plusieurs mois dans la solitude. Cette retraite me fut utile. Je descendis dans ma conscience ; je sondai des plaies que je n'avois encore osé toucher depuis que j'avois quitté Zacharie ; je m'occupai de l'étude de ma religion. Je perdois chaque jour un peu de cette inquiétude si amère que nourrit le commerce des hommes. Je comptois déjà sur une victoire qui auroit demandé des forces supérieures aux miennes. Mon âme étoit encore tout affoiblie par ma première insouciance et mes criminelles habitudes ; je trouvois même dans les anciens doutes de mon esprit et la mollesse de mes sentiments, un certain charme qui m'arrêtoit : mes passions étoient comme des femmes séduisantes qui m'enchaînoient par leurs caresses.

Un événement interrompit tout à coup des recherches, dont le résultat devoit avoir pour moi tant d'importance.

Les soldats m'avertirent que depuis quelques jours une femme sortoit des bois à l'entrée de la nuit, montoit seule dans une barque, traversoit le lac, descendoit sur la rive opposée, et disparoissoit.

Je n'ignorois pas que les Gaulois confient aux femmes les secrets les plus importants ; que souvent ils soumettent, à un conseil de leurs filles et de leurs épouses, les affaires qu'ils n'ont pu régler entre eux. Les habitants de l'Armorique avoient conservé leurs moeurs primitives, et portoient avec impatience le joug romain. Braves, comme tous les Gaulois, jusqu'à la témérité, ils se distinguoient par une franchise de caractère qui leur est particulière, par des haines et des amours violentes, et par une opiniâtreté de sentiments que rien ne peut changer ni vaincre.

Une circonstance particulière auroit pu me rassurer : il y avoit beaucoup de chrétiens dans l'Armorique, et les chrétiens sont sujets fidèles ; mais Clair, pasteur de l'église des Rhédons, homme plein de vertus, étoit alors à Condivincum, et lui seul pouvoit me donner les lumières qui me manquoient.

Condivincum est aujourd'hui Nantes

(Source: http://www.poilanebonnet.com/images/brittany_map.jpg)

La moindre négligence pouvoit me perdre auprès de Dioclétien [l'empereur roman], et compromettre Constance mon protecteur. Je crus donc ne devoir pas mépriser le rapport des soldats. Mais comme je connoissois la brutalité de ces hommes, je résolus de prendre sur moi-même le soin d'observer la Gauloise.

Vers le soir, je me revêtis de mes armes que je recouvris d'une saie, et sortant secrètement du château, j'allai me placer sur le rivage du lac, dans l'endroit que les soldats m'avoient indiqué.

Caché parmi les rochers, j'attendis quelque temps sans voir rien paroître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m'apporte du milieu du lac. J'écoute, et je distingue les accents d'une voix humaine ; en même temps, je découvre un esquif suspendu au sommet d'une vague ; il redescend, disparoît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d'une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisoit ; elle chantoit en luttant contre la tempête, et sembloit se jouer dans les vents : on eût dit qu'ils étoient sous sa puissance, tant elle paroissoit les braver. Je la voyois jeter tour à tour, en sacrifice dans le lac, des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire, et de petites meules d'or et d'argent.

Bientôt elle touche à la rive, s'élance à terre, attache sa nacelle au tronc d'un saule, et s'enfonce dans le bois, en s'appuyant sur la rame de peuplier qu'elle tenoit à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille étoit haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servoit à peine de voile à sa nudité. Elle portoit une faucille d'or suspendue à une ceinture d'airain, et elle étoit couronnée d'une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds qui flottoient épars, annonçoient la fille des Gaulois, et contrastoient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantoit d'une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s'abaissoit et s'élevoit comme l'écume des flots.

Je la suivis à quelque distance. Elle traversa d'abord une châtaigneraie dont les arbres, vieux comme le temps, étoient presque tous desséchés par la cime. Nous marchâmes ensuite plus d'une heure sur une lande couverte de mousse et de fougère. Au bout de cette lande, nous trouvâmes un bois, et au milieu de ce bois une autre bruyère de plusieurs milles de tour. Jamais le sol n'en avoit été défriché, et l'on y avoit semé des pierres, pour qu'il restât inaccessible à la faux et à la charrue. à l'extrémité de cette arène s'élevoit une de ces roches isolées que les Gaulois appellent Dolmin, et qui marquent le tombeau de quelque guerrier.

Chateaubriand confondait dolmens et menhirs, donc en voici un, dans un site très Chateaubriandesque

(Source: http://surf.agri.ch/tschumi/gorgier.htm)

Un jour, le laboureur, au milieu de ses sillons, contemplera ces informes pyramides : effrayé de la grandeur du monument, il attribuera peut-être à des puissances invisibles et funestes ce qui ne sera que le témoignage de la force et de la rudesse de ses aïeux.

La nuit étoit descendue. La jeune fille s'arrêta non loin de la pierre, frappa trois fois des mains, en prononçant à haute voix ce mot mystérieux :

" Au-gui-l'an-neuf ! "

Al'instant je vis briller dans la profondeur du bois mille lumières ; chaque chêne enfanta pour ainsi dire un Gaulois ; les barbares sortirent en foule de leurs retraites : les uns étoient complétement armés ; les autres portoient une branche de chêne dans la main droite, et un flambeau dans la gauche. Ala faveur de mon déguisement, je me mêle à leur troupe : au premier désordre de l'assemblée succèdent bientôt l'ordre et le recueillement, et l'on commence une procession solennelle.

Des eubages marchoient à la tête, conduisant deux taureaux blancs qui devoient servir de victimes ; les bardes suivoient en chantant sur une espèce de guitare les louanges de Teutatès ; après eux venoient les disciples ; ils étoient accompagnés d'un héraut d'armes vêtu de blanc, couvert d'un chapeau surmonté de deux ailes, et tenant à sa main une branche de verveine entourée de deux serpents. Trois senanis, représentant trois druides, s'avançoient à la suite du héraut d'armes : l'un portoit un pain, l'autre un vase plein d'eau, le troisième une main d'ivoire. Enfin, la druidesse (je reconnus alors sa profession) venoit la dernière. Elle tenoit la place de l'archi-druide dont elle étoit descendue.

On s'avança vers le chêne de trente ans où l'on avait découvert le gui sacré. On dressa au pied de l'arbre un autel de gazon. Les senanis y brûlèrent un peu de pain, et y répandirent quelques gouttes d'un vin pur. Ensuite un eubage vêtu de blanc monta sur le chêne, et coupa le gui avec la faucille d'or de la druidesse ; une saie blanche étendue sous l'arbre reçut la plante bénite ; les autres eubages frappèrent les victimes, et le gui, divisé en égales parties, fut distribué à l'assemblée.

Cette cérémonie achevée, on retourna à la pierre du tombeau, on planta une épée nue pour indiquer le centre du mallus ou du conseil : au pied du Dolmin étoient appuyées deux autres pierres qui en soutenoient une troisième couchée horizontalement.

Ici Chateaubriand décrit un vrai dolmen

(Source: http://perso.wanadoo.fr/guerveur/AlentourPatGb.htm)

La druidesse monte à cette tribune. Les Gaulois debout et armés l'environnent, tandis que les senanis et les eubages élèvent des flambeaux : les coeurs étoient secrètement attendris par cette scène qui leur rappeloit l'ancienne liberté. Quelques guerriers en cheveux blancs laissoient tomber de grosses larmes qui rouloient sur leurs boucliers. Tous penchés en avant et appuyés sur leurs lances, ils sembloient déjà prêter l'oreille aux paroles de la druidesse.

Elle promena quelque temps ses regards sur ces guerriers représentants d'un peuple qui le premier osa dire aux hommes : " malheur aux vaincus ! " mot impie retombé maintenant sur sa tête ! On lisoit sur le visage de la druidesse l'émotion que lui causoit cet exemple des vicissitudes de la fortune. Elle sortit bientôt de ses réflexions, et prononça ce discours :

" Fidèles enfants de Teutatès, vous qui, au milieu de l'esclavage de votre patrie, avez conservé la religion et les lois de vos pères, je ne puis vous contempler ici sans verser des larmes ! Est-ce là le reste de cette nation qui donnoit des lois au monde ? Où sont ces états florissants de la Gaule, ce conseil des femmes auquel se soumit le grand Annibal ? Où sont ces druides qui élevoient dans leurs colléges sacrés une nombreuse jeunesse ? Proscrits par les tyrans, à peine quelques-uns d'entre eux vivent inconnus dans des antres sauvages. Velléda, une foible druidesse, voilà donc tout ce qui vous reste aujourd'hui pour accomplir vos sacrifices ! ô île de Sayne, île vénérable et sacrée !

L'île de Sein se trouve à l'ouest du Finistère

(Source: http://www.cometofrance.com/images/Villages/ILE-DE-SEIN/ILE-DE-SEIN1.jpg)

La Velléda de Chateaubriand est entrée dans la mythologie française

(Source: http://www.artdecodecor.com/antiques/ant_05_013.htm)

Je suis demeurée seule des neuf vierges qui desservoient votre sanctuaire ! Bientôt Teutatès n'aura plus ni prêtres ni autels. Mais pourquoi perdrions-nous l'espérance ? J'ai à vous annoncer les secours d'un allié puissant : auriez-vous besoin qu'on vous retraçât le tableau de vos souffrances pour vous faire courir aux armes ? Esclaves en naissant, à peine avez-vous passé le premier âge que des romains vous enlèvent. Que devenez-vous ? Je l'ignore. Parvenus à l'âge d'homme, vous allez mourir sur la frontière pour la défense de vos tyrans, ou creuser le sillon qui les nourrit. Condamnés aux plus rudes travaux, vous abattez vos forêts, vous tracez avec des fatigues inouïes les routes qui introduisent l'esclavage jusque dans le coeur de votre pays : la servitude, l'oppression et la mort accourent sur ces chemins en poussant des cris d'allégresse, aussitôt que le passage est ouvert. Enfin, si vous survivez à tant d'outrages, vous serez conduits à Rome : là, renfermés dans un amphithéâtre, on vous forcera de vous entre-tuer, pour amuser par votre agonie une populace féroce. Gaulois, il est une manière plus digne de vous de visiter Rome ! Souvenez-vous que votre nom veut dire voyageur. Apparoissez tout à coup au capitole, comme ces terribles voyageurs vos aïeux et vos devanciers. On vous demande à l'amphithéâtre de Titus ? Partez ! Obéissez aux illustres spectateurs qui vous appellent. Allez apprendre aux romains à mourir, mais d'une tout autre façon qu'en répandant votre sang dans leurs fêtes : assez long-temps ils ont étudié la leçon, faites-la leur pratiquer. Ce que je vous propose n'est point impossible. Les tribus des Francs qui s'étoient établis en Espagne retournent maintenant dans leur pays ; leur flotte est à la vue de vos côtes ; ils n'attendent qu'un signal pour vous secourir. Mais si le ciel ne couronne pas nos efforts, si la fortune des Césars doit l'emporter encore, eh bien ! Nous irons chercher avec les Francs un coin du monde où l'esclavage soit inconnu ! Que les peuples étrangers nous accordent ou nous refusent une patrie, terre ne peut nous manquer pour y vivre ou pour y mourir. "

Je ne puis vous peindre, seigneurs, l'effet de ce discours prononcé à la lueur des flambeaux, sur une bruyère, près d'une tombe, dans le sang des taureaux mal égorgés qui mêloient leurs derniers mugissements aux sifflements de la tempête : ainsi l'on représente ces assemblées des esprits de ténèbres que des magiciennes convoquent la nuit dans les lieux sauvages. Les imaginations échauffées ne laissèrent aucune autorité à la raison. On résolut sans délibérer de se réunir aux Francs. Trois fois un guerrier voulut ouvrir un avis contraire, trois fois on le força au silence, et à la troisième fois le héraut d'armes lui coupa un pan de son manteau.

Ce n'étoit là que le prélude d'une scène épouvantable. La foule demande à grands cris le sacrifice d'une victime humaine, afin de mieux connoître la volonté du ciel. Les druides réservoient autrefois pour ces sacrifices quelque malfaiteur déjà condamné par les lois. La druidesse fut obligée de déclarer que, puisqu'il n'y avoit point de victime désignée, la religion demandoit un vieillard, comme l'holocauste le plus agréable à Teutatès.

Aussitôt on apporte un bassin de fer, sur lequel Velléda devoit égorger le vieillard. On place le bassin à terre devant elle. Elle n'étoit point descendue de la tribune funèbre d'où elle avoit harangué le peuple ; mais elle s'étoit assise sur un triangle de bronze, le vêtement en désordre, la tête échevelée, tenant un poignard à la main, et une torche flamboyante sous ses pieds. Je ne sais comment auroit fini cette scène : j'aurois peut-être succombé sous le fer des barbares en essayant d'interrompre le sacrifice ; le ciel dans sa bonté ou dans sa colère mit fin à mes perplexités. Les astres penchoient vers leur couchant. Les Gaulois craignirent d'être surpris par la lumière. Ils résolurent d'attendre, pour offrir l'hostie abominable, que Dis, père des ombres, eût ramené une autre nuit dans les cieux. La foule se dispersa sur les bruyères, et les flambeaux s'éteignirent. Seulement quelques torches agitées par le vent brilloient encore çà et là dans la profondeur des bois, et l'on entendoit le choeur lointain des bardes, qui chantoit en se retirant ces paroles lugubres :

" Teutatès veut du sang ; il a parlé dans le chêne des druides. Le gui sacré a été coupé avec une faucille d'or, au sixième jour de la lune, au premier jour du siècle. Teutatès veut du sang ; il a parlé dans le chêne des druides ! "

Je me hâtai de retourner au château. Je convoquai les tribus gauloises. Lorsqu'elles furent réunies au pied de la forteresse, je leur déclarai que je connoissois leur assemblée séditieuse, et les complots qu'on tramoit contre César.

Les barbares furent glacés d'effroi. Environnés de soldats romains, ils crurent toucher à leur dernier moment. Tout à coup des gémissements se font entendre : une troupe de femmes se précipite dans l'assemblée. Elles étoient chrétiennes, et portoient dans leurs bras leurs enfants nouvellement baptisés. Elles tombent à mes genoux, me demandent grâce pour leurs époux, leurs fils et leurs frères ; elles me présentent leurs nouveau-nés, et me supplient, au nom de cette génération pacifique, d'être doux et charitable.

Eh ! Comment aurois-je pu résister à leurs prières ? Comment aurois-je pu mettre en oubli la charité de Zacharie ? Je relevai ces femmes !

" Mes soeurs, leur dis-je, je vous accorde la grâce que vous me demandez au nom de Jésus-Christ, notre commun maître. Vous me répondrez de vos époux, et je serai tranquille quand vous m'aurez promis qu'ils resteront fidèles à César. "

" les armoricains poussèrent des cris de joie, et ils élevèrent jusqu'aux nues une clémence qui me coûtoit bien peu. Avant de les congédier, j'arrachai d'eux la promesse qu'ils renonceroient à des sacrifices affreux sans doute, puisqu'ils avoient été proscrits par Tibère même et par Claude [empereurs romans]. J'exigeai toutefois qu'on me livrât la druidesse Velléda et son père Ségenax, le premier magistrat des Rhédons. Dès le soir même, on m'amena les deux otages ; je leur donnai le château pour asile. Je fis sortir une flotte qui rencontra celle des Francs, et l'obligea de s'éloigner des côtes de l'Armorique. Tout rentra dans l'ordre. Cette aventure eut pour moi seul des suites dont il me reste à vous entretenir. "

Ici Eudore s'interrompit tout à coup. Il parut embarrassé, baissa les yeux, les reporta malgré lui sur Cymodocée, qui rougit comme si elle eût pénétré la pensée d'Eudore. Cyrille s'aperçut de leur trouble, et s'adressant aussitôt à l'épouse de Lasthénès :

" Séphora, dit-il, je veux offrir le saint sacrifice pour Eudore, quand il aura fini de raconter son histoire. Me pourriez-vous faire préparer l'autel ? "

Séphora se leva, et ses filles la suivirent. La timide Cymodocée n'osa rester seule avec les vieillards : elle accompagna les femmes, non sans éprouver un mortel regret.

Démodocus, qui la voyoit passer comme une biche légère sur le gazon du verger, s'écria plein de joie :

" Quelle gloire peut égaler celle d'un père qui voit son enfant croître et s'embellir sous ses yeux ! Jupiter même aima tendrement son fils Hercule : tout immortel qu'il est, il ressentit des craintes et des angoisses mortelles, parce qu'il avoit pris le coeur d'un père. Cher Eudore, tu causes les mêmes alarmes et les mêmes plaisirs à tes parents ! Continue ton histoire. J'aime, je l'avouerai, tes chrétiens : enfants des prières, ils viennent partout, comme leurs mères, à la suite de l'injure pour réparer le mal qu'elle a fait. Ils sont courageux comme des lions, et tendres comme des colombes ; ils ont un coeur paisible et intelligent ; c'est bien dommage qu'ils ne connoissent pas Jupiter ! Mais, Eudore, je parle encore malgré le désir que j'ai de t'entendre. Mon fils, tels sont les vieillards : lorsqu'ils ont commencé un discours, ils s'enchantent de leur propre sagesse ; un dieu les pousse, et ils ne peuvent plus s'arrêter. "

Eudore reprit la parole :