II:2

Lecture

     Première lettre de Rarahu à Loti.
     (apportée aux Marquises par un bâtiment baleinier.)

     Apiré, le 10 mai 1872.

     O Loti, mon grand ami,
     ô mon petit époux chéri,
     je te salue
     par le vrai Dieu.
     Mon coeur est très triste
     de ce que tu es parti au loin,
     de ce que je ne te vois plus.
     Je te prie maintenant,
     ô mon petit ami chéri,
     quand cette lettre te parviendra,
     de m'écrire,
     pour me faire connaître tes pensées,
     afin que je sois contente.
     Il est arrivé peut-être
     que ta pensée s'est détournée de moi,
     comme il arrive ici aux hommes,
     quand ils ont laissé leurs femmes.
     Il n'y a rien de neuf
     à Apiré pour le moment,
     si ce n'est pourtant que Turiri,
     mon petit chat très aimé,
     est fort malade,
     et sera peut-être absolument
     mort quand tu reviendras.
     J'ai fini mon petit discours
     je te salue,

     Rarahu.

   II:5

Préparation à la lecture

(1) "le Rendeer revint mouiller sur rade de Papeete"

Voici la rade de Papeete.

(Source: http://www.essi.fr/~airofaru/cartes_postales.html)

(2) "sous l'ombre noire des bouraos"

Voici un bourao.

(Source: Archives personnelles)

(3) "elle avait quitté le district d'Apiré pour habiter avec son mari celui de Papéuriri, situé à deux jours de marche dans le sud-ouest."

Vous pouvez voir Pepéuriri, connu aussi sous le nom de Mataiea, sur la carte donnée dans la Préparation à la lecture I:3. C'est le district où habitait Gauguin lors de son premier séjour en Polynésie.

(4) "Cette case qui avait abrité l'enfance de ma petite amie, était ovale, basse comme toutes les cases tahitiennes, et bâtie sur une estrade de gros galets noirs. Les murailles en étaient faites de branches minces de bourao, placées verticalement et laissant des vides entre elles, comme les barreaux d'une cage.

Vous pouvez voir une telle maison dans ce tableau de Gauguin.

E410  Te raau rahi: Le grand arbre I  (Cleveland Museum of Art)

(Source: http://dmc.ohiolink.edu/art/Previews?)

On construit des versions modernes de ces cases, qui s'appellent "fare," aujourd'hui, pour les touristes. En voici un où nous avons passé une nuit à Moorea.

(Source: Archives personnelles)

Lecture

     [....] Notre absence avait duré un mois, le mois de mai 1872.

     Il était nuit close, lorsque le Rendeer revint mouiller sur rade de Papeete (1), le 1er juin, à huit heures du soir.

     Quand je mis pied à terre dans l'île délicieuse, une jeune femme qui semblait m'attendre, sous l'ombre noire des bouraos (2), s'avança et dit :

     --Loti, c'est toi ? ... Ne t'inquiète pas de Rarahu ; elle t'attend à Apiré où elle m'a chargée de te ramener près d'elle. Sa mère Huamahine est morte la semaine passée ; son père Tahaapaïru est mort ce matin, et elle est restée auprès de lui avec les autres femmes d'Apiré pour la veillée funèbre.

     "Nous t'attendions tous les jours, continua Tiahoui, et nous avions souvent les yeux fixés sur l'horizon de la mer. Ce soir, au coucher du soleil, dès qu'une voile blanche a paru au large, nous avons reconnu le Rendeer ; nous l'avons ensuite vu entrer par la passe de Tanoa, et c'est alors que je suis venue ici pour t'attendre."

     Nous suivîmes la plage pour gagner la campagne. Nous marchions vite, par des chemins détrempés ; il était tombé tout le jour une des dernières grandes pluies de l'hivernage, et le vent chassait encore d'épais nuages noirs.

     Tiahoui m'apprit en route qu'elle s'était mariée depuis quinze jours avec un jeune Tahitien nommé Téharo ; elle avait quitté le district d'Apiré pour habiter avec son mari celui de Papéuriri, situé à deux jours de marche dans le sud-ouest. (3)  Tiahoui n'était plus la petite fille rieuse et légère que j'avais connue. Elle causait gravement, on la sentait plus femme et plus posée.

     Nous fûmes bientôt dans les bois. Le ruisseau de Fataoua, grossi comme un torrent, grondait sur les pierres ; le vent secouait les branches mouillées sur nos têtes, et nous couvrait de larges gouttes d'eau.

     Une lumière apparut de loin, brillant sous bois, dans la case qui renfermait le cadavre de Tahaapaïru.

     Cette case qui avait abrité l'enfance de ma petite amie, était ovale, basse comme toutes les cases tahitiennes, et bâtie sur une estrade de gros galets noirs. Les murailles en étaient faites de branches minces de bourao, placées verticalement et laissant des vides entre elles, comme les barreaux d'une cage. (4)  A travers, on distinguait des formes humaines immobiles, dont la lampe agitée par le vent déplaçait les ombres fantastiques.

     Au moment où je franchissais le seuil funèbre, Tiahoui me repoussa brusquement à droite ; je n'avais pas vu les deux grands pieds du mort qui débordaient à gauche sur la porte ; j'avais failli les heurter, un frisson me parcourut le corps, et je détournai la tête pour ne les point voir.

     Cinq ou six femmes étaient là, assises en rang le long du mur, et, au milieu d'elles, Rarahu fixant sur la porte un regard anxieux et sombre...

     Rarahu m'avait reconnu au seul bruit de mon pas ; elle courut à moi et m'entraîna dehors...


II:6

Lecture

     Nous nous étions embrassés longuement, en nous serrant dans nos bras enlacés, et puis nous nous étions assis tous deux sur la mousse humide, près de la case où dormait ce cadavre. Elle ne songeait plus à avoir peur, et nous causions tout bas, comme dans le voisinage des morts.

     Rarahu était seule au monde, bien seule. Elle avait décidé de quitter le lendemain le toit de pandanus où ses vieux parents venaient de mourir...

     --Loti, disait-elle, si bas que sa petite voix douce était comme un souffle à mon oreille, Loti, veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete ? Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha [1], comme vivent plusieurs autres qui se trouvent très heureux, et auxquels la reine ni le gouverneur ne trouvent rien à redire. Je n'ai plus que toi au monde et tu ne peux pas m'abandonner... Tu sais même qu'il y a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien de cette existence, qu'ils se sont faits tahitiens pour ne plus partir...

     Je savais cela fort bien ; j'avais parfaitement conscience de ce charme tout-puissant de volupté et de nonchalance ; et c'est pour cela que je le redoutais un peu...

     Cependant, une à une, les femmes de la veillée funèbre étaient sorties sans bruit et s'en étaient allées par le sentier d'Apiré. Il se faisait fort tard...

     --Maintenant, rentrons, dit-elle...

     Les longs pieds nus se voyaient du dehors ; nous passâmes devant, tous deux, avec un même frisson de frayeur. Il n'y avait plus auprès du mort qu'une vieille femme accroupie, une parente, qui causait à demi-voix avec elle-même. Elle me souhaita le bonsoir à voix basse, et me dit : "a parahi oé ! ..." (assieds-toi !)

     Alors je regardai ce vieillard, sur lequel tremblait la lueur indécise d'une lampe indigène. Ses yeux et sa bouche étaient à demi ouverts ; sa barbe blanche avait dû pousser depuis la mort, on eût dit un lichen sur de la pierre brune, ses longs bras tatoués de bleu, qui avaient depuis longtemps la rigidité de la momie, étaient tendus droits de chaque côté de son corps; ce qui surtout était saillant dans cette tête morte, c'étaient les traits caractéristiques de la race polynésienne, l'étrangeté maorie. Tout le personnage était le type idéal du Toupapahou...

     Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeux tombèrent sur le mort ; elle frissonna et détourna la tête. La pauvre petite se roidissait contre la terreur ; elle voulait rester quand même auprès de celui qui avait entouré de quelques soins son enfance. Elle avait sincèrement pleuré la vieille Huamahine, mais ce vieillard glacé n'avait guère fait pour elle que la laisser croître ; elle ne lui était attachée que par un sentiment de respect et de devoir ; son corps effrayant qui était là ne lui inspirait plus qu'une immense horreur...

     ... La vieille parente de Tahaapaïru s'était endormie. La pluie tombait, torrentielle, sur les arbres, sur le chaume du toit, avec des bruits singuliers, des fracas de branches, des craquements lugubres. Les Toupapahous étaient là dans le bois, se pressant autour de nous, pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveau personnage, qui depuis le matin était des leurs. On s'attendait à toute minute à voir entre les barreaux passer leurs mains blêmes...

     --Reste, ô mon Loti, disait Rarahu... Si tu partais, demain je serais morte de frayeur...

     ... Et je restai toute la nuit auprès d'elle, tenant sa main dans les miennes ; je restai auprès d'elle jusqu'au moment où les premières lueurs du jour se mirent à filtrer à travers les barreaux de sa demeure. Elle avait fini par s'endormir, sa petite tête délicieuse, amaigrie et triste, appuyée sur mon épaule. Je l'étendis tout doucement sur des nattes, et m'en allai sans bruit...

     Je savais que le matin les Toupapahous s'évanouissent, et qu'à cette heure je pouvais sans danger la quitter...

Observations

[1] "Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha"

Un aspect de Rarahu que nous avons supprimé traite des efforts de Loti pour découvrir Taïmaha, la Tahitienne avec qui son frère ainé avait vécu lors de son séjour à Tahiti quelques années auparavant. Les Tahitiennes lui avaient donné le nom de Rouéri.

 

II:7

Préparation à la lecture

(1) "dans une des avenues les plus vertes et les plus paisibles de Papeete, était une petite case fraîche et isolée"

E418  Rue de Tahiti  (Toledo Museum of Art)

(Source: http://a236.g.akamai.net/f/236/1117/72h/images.art.com/art/ICO_/large/6410101.jpg)

Lecture

     ... Non loin du palais, derrière les jardins de la reine, dans une des avenues les plus vertes et les plus paisibles de Papeete, était une petite case fraîche et isolée. (1)  Elle était bâtie au pied d'une bouillée de cocotiers si hauts, qu'on eût dit là-dessous une habitation microscopique de lilliputiens. Elle avait sur la rue une véranda que garnissaient des guirlandes de vanille. Derrière était un enclos, fouillis de mimosas, de lauriers-roses et d'hibiscus. Des pervenches roses croissaient par touffes tout alentour, fleurissaient sur les fenêtres et jusque dans les appartements. Tout le jour on était à l'ombre dans ce recoin, et le calme n'y était jamais troublé.

     Là, huit jours après la mort de son père adoptif, Rarahu vint s'établir avec moi.

     C'était son rêve accompli.

 

II:8

Préparation à la lecture

(1) "toute la bande voluptueuse des suivantes de la cour, Faïmana, Téria, Maramo, Raouréa, Tarahu, Eréré, Taouna, jusqu'à la noire Tétouara."

Voici un tableau de Gauguin qui suggère une telle bande de Tahitiennes.

E531  Nave nave mahana; Jours délicieuses

(Source: http://www.artonline.it/edicola/cdarte/gauguin/images/234gcd03.jpg)

(2) "elle portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grand air"

Voici des Tahitiennes en tapa.

E469  Ta matete; Le marché

(Source: http://192.41.13.240/artchive/g/gauguin/thumbs/market.jpg)

Lecture

     Un beau soir de l'hiver austral, le 12 juin 1872, il y eut grande réception chez nous : c'était le muo-faré, la consécration du logis. Nous donnions un grand amurama, un souper et un thé. Les convives étaient nombreux, et deux Chinois avaient été enrôlés pour la circonstance, gens habiles à composer des pâtisseries fines, au gingembre, et à construire des pièces montées d'un aspect fantastique.

     Au nombre des invités était d'abord John, mon frère John [1], qui passait au milieu des fêtes de là-bas, comme une belle figure mystique, inexplicable pour les Tahitiennes qui jamais ne trouvaient le chemin de son coeur, ni le côté vulnérable de sa pureté de néophyte.

     Il y avait encore Plumkett, dit Remuna, le prince Touinvira, le plus jeune fils de Pomaré, et deux autres initiés du Rendeer. Et puis toute la bande voluptueuse des suivantes de la cour, Faïmana, Téria, Maramo, Raouréa, Tarahu, Eréré, Taouna, jusqu'à la noire Tétouara. (1)

     Rarahu avait oublié sa rancune de petite fille contre toutes ces femmes, maintenant qu'elle allait en maîtresse leur faire les honneurs du logis ; absolument comme Louis XII, roi de France, oublia les injures du duc d'Orléans. [2]

     Aucun des invités ne manqua au rendez-vous, et le soir, à onze heures, la case fut remplie de jeunes femmes en tunique de mousseline, couronnées de fleurs, buvant gaiement du thé, des sirops, de la bière, croquant du sucre et des gâteaux, et chantant des himéné.

     Dans le courant de la soirée, il se produisit un incident bien regrettable, au point de vue du décorum anglais. Le grand chat de Rarahu, apporté le matin même d'Apiré et qu'on avait par prudence enfermé dans une armoire, fit une brusque apparition sur la table, effaré, poussant des cris de désespoir, chavirant les tasses et sautant aux vitres.

     Sa petite maîtresse l'embrassa tendrement et le réintégra dans son armoire. L'incident fut clos de cette manière et, quelques jours plus tard, ce même Turiri, complètement apprivoisé, devint un chat citadin, des mieux éduqués et des plus sociables.

     A ce souper sardanapalesque [3], Rarahu était déjà méconnaissable ; elle portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grand air (2); elle faisait les honneurs de chez elle avec aisance et grâce, s'embrouillant un peu par instants, et rougissant après, mais toujours charmante. On me complimentait sur ma maîtresse ; les femmes elles-mêmes, Faïmana la première, disaient : "merahi menehenehé!" (qu'elle est jolie!). John était un peu sérieux, et lui souriait tout de même avec bienveillance. Elle rayonnait de bonheur ; c'était son entrée dans le monde des jeunes femmes de Papeete, entrée brillante qui dépassait tout ce que son imagination d'enfant avait pu concevoir et désirer. [....]

Observations

[1] " John, mon frère John"

John B. n'est pas, en effect, le frère de Loti, mais un autre jeune officier du Rendeer, ainsi que Plumkett, dont on parle plus tard.

[2] "absolument comme Louis XII, roi de France, oublia les injures du duc d'Orléans."

C'est intéressant que l'auteur, ici, compare Rarahu à un roi, et un roi très admiré, de la France, ce qui l'ennoblit beaucoup.

[3] "ce souper sardanapalesque"

Toujours une association avec l'Antiquité classique, ici une allusion à Sardanaple, roi assyrien connu pour sa vie luxurieuse.

 

II:9

Préparation à la lecture

(1) "Nos jours s'écoulaient très doucement, au pied des énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure."

E463  Cabane sous les arbres

(Source: http://www.portlandmuseum.org/ott_2.jpg)

(2) "franchir la barrière du jardin de la reine ; et là, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bain fort long"

Quoique le palais de la reine Pomaré IV n'existe plus, son jardin et le ruisseau du palais y sont toujours. Voilà le ruisseau, et voilà les mimosas.

(Source: Archives personnelles)

(3) "elle se contentait des fruits cuits de l'arbre à pain"

L'arbre à pain est abondant à Tahiti, et produit un fruit qu'on peut manger après l'avoir cuit. C'est l'arbre que le capitaine Bligh cherchait lors de la mutinerie célèbre de l'équipage du Bounty, qui se passait près de Tahiti et dont on a fait trois films. Voici un tableau de Gauguin qui présente la récolte de ces fruits.

E540  La récolte

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/SCOW6FW_40R_40S4C$XC6.jpg)

Et voici une photo d'un arbre à pain.

(Source: Archives personnelles)

(4) " sous la vérandah de notre demeure, nous tendions des hamacs d'aloës, et là nous passions de longues heures à rêver ou à dormir, au bruit assoupissant des cigales."

E495  La Sieste

(Source: http://a236.g.akamai.net/f/236/1117/72h/images.art.com/art/BEE_/large/9013.jpg)

(5) "les deux jeunes femmes, assises l'une devant l'autre sur une natte, passaient des heures, attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deux petites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts."

E472  Arearea; Joyeustés

(Source: http://sunsite.auc.dk/cgfa/gauguin/gauguin18.jpg)

(6) "nous fouillions l'eau tiède et bleue, à la recherche de madrépores rares ou de porcelaines."

Voici un madrépore, une sorte de corail.

(Source: http://www.jmplace.com/marenostrum/imagesdeau/corailmadrepore.htm)

(7) "Il y avait toujours dans notre jardin inculte, sous les broussailles d'orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des coraux qui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée aux herbes et aux pervenches roses..."

Les Tahitiens continuent cette tradition aujourd'hui. Voici des coraux qui blanchissaient au soleil dans le jardin de notre hôtel à Moorea.

(Source: Archives personnelles)

(8) "Rarahu s'occupait généralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit. . . . avec des corolles et des feuilles de vraies fleurs combinées ensemble, [les Chinois] arrivaient à produire des fleurs nouvelles et fantastiques, vraies fleurs de potiches, empreintes d'une grâce artificielle et chinoise... Les fleurs de gardenia blanc, à l'odeur ambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandes couronnes singulières"

Voici une telle couronne de fleurs, qu'on peut voir toujours aujourd'hui à Tahiti le dimanche ou les jours de fête.

(Source: http://polynesiefr.ifrance.com/polynesiefr/index2.htm)

(9) "Nous allions circuler avec la foule devant les échoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue de Papeete"

Voici la grande rue de Papeete aujourd'hui, le boulevard Pomaré. La ville était bien plus petite à l'époque de cette histoire, environ 3.000 habitants. Aujourd'hui Papeete en a presque 150.000.

(Source: http://myweb.respublica.fr/alyzee/Papeete3.htm)

Lecture

     Nos jours s'écoulaient très doucement, au pied des énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure. (1)

     Se lever chaque matin, un peu après le soleil ; franchir la barrière du jardin de la reine ; et là, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bain fort long, (2) qui avait un charme particulier, dans la fraîcheur de ces matinées si pures de Tahiti.

     Ce bain se prolongeait d'ordinaire en causeries nonchalantes avec les filles de la cour, et nous menait jusqu'à l'heure du repas de midi. Le dîner de Rarahu était toujours très frugal ; comme autrefois à Apiré, elle se contentait des fruits cuits de l'arbre à pain (3), et de quelques gâteaux sucrés que les Chinois venaient chaque matin nous vendre.

     Le sommeil occupait ensuite la plus grande partie de nos journées. Ceux-là qui ont habité sous les tropiques connaissent ce bien-être énervant du sommeil de midi. Sous la vérandah de notre demeure, nous tendions des hamacs d'aloës, et là nous passions de longues heures à rêver ou à dormir, au bruit assoupissant des cigales. (4)

     Dans l'après-midi, c'était généralement l'amie Téouahi que l'on voyait arriver, pour jouer aux cartes avec Rarahu. Rarahu, qui s'était fait initier aux mystères de l'écarté, aimait passionnément, comme toutes les Tahitiennes, ce jeu importé d'Europe ; et les deux jeunes femmes, assises l'une devant l'autre sur une natte, passaient des heures, attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deux petites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts. (5)

     Nous avions aussi la pêche au corail sur le récif. Rarahu m'accompagnait souvent en pirogue dans ces excursions, où nous fouillions l'eau tiède et bleue, à la recherche de madrépores rares ou de porcelaines. (6)  Il y avait toujours dans notre jardin inculte, sous les broussailles d'orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des coraux qui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée aux herbes et aux pervenches roses... (7)

     C'était là cette vie exotique, tranquille et ensoleillée, cette vie tahitienne telle que jadis l'avait menée mon frère Rouéri, telle que je l'avais entrevue et désirée, dans ces étranges rêves de mon enfance qui me ramenaient sans cesse vers ces lointains pays du soleil. [. . . .]

     ... Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle se faisait différentes petites voix d'oiseau, tantôt stridentes, tantôt douces comme des voix de fauvettes, et qui montaient jusqu'aux plus extrêmes notes de la gamme. Elle était restée un des premiers sujets du choeur d'himéné d'Apiré...

     De son enfance passée dans les bois, elle avait conservé le sentiment d'une poésie contemplative et rêveuse ; elle traduisait ses conceptions originales par des chants ; elle composait des himéné dont le sens vague et sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels on chercherait à les traduire. [1]  Mais je trouvais à ces chants bizarres un singulier charme de tristesse, surtout quand ils s'élevaient doucement dans le grand silence des midis d'Océanie...

     Quand venait le soir, Rarahu s'occupait généralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit. (8) Mais rarement elle les composait elle-même ; il y avait certains Chinois en renom qui savaient en fabriquer de très extraordinaires ; avec des corolles et des feuilles de vraies fleurs combinées ensemble, ils arrivaient à produire des fleurs nouvelles et fantastiques, vraies fleurs de potiches, empreintes d'une grâce artificielle et chinoise...

     Les fleurs de gardenia blanc, à l'odeur ambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandes couronnes singulières, qui étaient le principal luxe de Rarahu. [. . . .]

     La nuit venue, quand Rarahu était parée, et que ses grands cheveux étaient dénoués, nous partions ensemble pour la promenade. Nous allions circuler avec la foule devant les échoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue de Papeete (9), ou bien faire cercle au clair de lune, autour des danseuses de Upa-Upa.

     De bonne heure nous rentrions au logis, et Rarahu, qui se mêlait rarement aux plaisirs des autres jeunes femmes, était réputée partout pour une petite fille très sage...

     C'était encore pour nous deux une époque de tranquille bonheur, et cependant ce n'étaient plus nos jours de paix profonde, d'insouciante gaieté des bois de Fataoua...

     C'était déjà quelque chose de plus troublé et de plus triste. Je l'aimais davantage, parce qu'elle était seule au monde, parce que pour le peuple de Papeete elle était ma femme. Les habitudes douces de la vie à deux nous unissaient plus étroitement chaque jour ; et cependant cette vie qui nous charmait n'avait point de lendemain possible, elle allait se dénouer bientôt par le départ et la séparation...

     ... Séparation des séparations, qui mettrait entre nous les continents et les mers, et l'épaisseur effroyable du monde...

Observations

[1] "elle traduisait ses conceptions originales par des chants ; elle composait des himéné dont le sens vague et sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels on chercherait à les traduire."

Ici encore vous voyez que Rarahu possède un génie artistique et createur. Vous voyez aussi que, pour l'auteur, c'est très difficile, sinon imposible, de comprendre une oeuvre artistique hors du contexte, de la culture, où elle est créée.


 II:10

Préparation à la lecture

(1) "par la route de Faaa"

Voyez Faaa sur la carte dans la Préparation à la lecture I:3. Il se trouve à l'ouest de Pare (Apiré), sur la côte nord-ouest.

(2) "nous partîmes à pied tous deux, emportant sur l'épaule notre léger bagage de Tahitiens : une chemise blanche pour moi, deux pareos, et une tapa de mousseline rose pour Rarahu..."

Voici deux Tahitiens, portant des pareos et, à gauche, une chemise blanche.

E414  I raro te Oviri; Sous les pandanus I

(Source: ?)

(3) "notre première étape fut à Papara"

Vous trouverez Papara sur la côte sud-ouest. Cf. toujours la carte dans la Préparation à la lecture I:3.

(4) " l'heure où les pêcheurs indigènes revenaient du large dans leurs minces pirogues à balancier"

Voici des Tahitiens dans une telle pirogue.

(Source: http://www.fortogden.com/tahiti.html)

Et un tableau de Gauguin qui présente des Tahitiens et leur pirogue. C'est l'île de Moorea au fond du tableau.

E527  Te vaa; La pirogue

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/P1BJ0W2GC7V7FBUX6.jpg)

(5) "nous suivions sur le flanc de la montagne un sentier unique, d'où la vue dominait toute l'immensité de la mer"

Voici une telle vue. Vous pouvez voir le récif de corail qui marque la limite du lagon.

(Source: http://polynesiefr.ifrance.com/polynesiefr/index2.htm)

(6) "de loin en loin nous rencontrions les villages cachés sous les palmiers, les huttes ovales aux toits de chaume, et les graves Tahitiens, accroupis, occupés à suivre dans un demi-sommeil leurs rêveries éternelles"

E422 Landscape with three huts and a dog

(Source: ?)

Lecture

     ... Il avait été décidé que nous irions ensemble rendre une visite à Tiahoui, dans son district lointain, et Rarahu depuis longtemps s'était promis une grande joie de ce voyage.

     Un beau matin, par la route de Faaa (1), nous partîmes à pied tous deux, emportant sur l'épaule notre léger bagage de Tahitiens : une chemise blanche pour moi, deux pareos, et une tapa de mousseline rose pour Rarahu... (2)

     On voyage dans cet heureux pays comme on eût voyagé aux temps mystérieux de l'âge d'or, si les voyages eussent été inventés à cette époque reculée...

     Il n'est besoin d'emporter avec soi ni armes, ni provisions, ni argent ; l'hospitalité vous est offerte partout, cordiale et gratuite, et dans toute l'île il n'existe d'autres animaux dangereux que quelques colons européens ; encore sont-ils fort rares, et à peu près localisés dans la ville de Papeete...

     Notre première étape fut à Papara (3), où nous arrivâmes au coucher du soleil, après une journée de marche ; c'était l'heure où les pêcheurs indigènes revenaient du large dans leurs minces pirogues à balancier (4); les femmes du district les attendaient groupées sur la plage, et nous n'eûmes que l'embarras de choisir pour accepter un gîte. L'une après l'autre, les pirogues effilées abordaient sous les cocotiers ; les rameurs nus battaient l'eau tranquille à grands coups de pagayes, et sonnaient bruyamment de leurs trompes de coquillage, comme des tritons antiques [1]; cela était vivant et original, simple et primitif comme une scène des premiers âges du monde...

     Dès l'aube, le lendemain, nous nous remîmes en route...

     Le pays autour de nous devenait plus grandiose et plus sauvage. Nous suivions sur le flanc de la montagne un sentier unique, d'où la vue dominait toute l'immensité de la mer, (5) Çà et là des îlots bas, couverts d'une végétation invraisemblable ; des pandanus à la physionomie antédiluvienne, des bois qu'on eût dit échappés de la période éteinte du lias. Un ciel lourd et plombé comme celui des âges détruits ; un soleil à demi voilé, promenant sur le grand-océan morne de pâles traînées d'argent...

     De loin en loin nous rencontrions les villages cachés sous les palmiers, les huttes ovales aux toits de chaume, et les graves Tahitiens, accroupis, occupés à suivre dans un demi-sommeil leurs rêveries éternelles (6); des vieillards tatoués, au regard de sphinx, à l'immobilité de statue ; je ne sais quoi d'étrange et de sauvage qui jetait l'imagination dans des régions inconnues... [. . . .]

Observations

[1] "les rameurs . . . sonnaient bruyamment de leurs trompes de coquillage, comme des tritons antiques"

Les tritons étaient des dieux marins de l'Antiquité classique. Encore une fois, l'auteur donne aux Tahitiens le prestige que la société de son époque accordait à Rome et à la Grèce. Notez aussi l'allusion aux "premiers âges du monde".


II:11

Préparation à la lecture

(1) "A mi-chemin de Papéuriri, dans le district de Maraa, Rarahu eut un moment de surprise et d'admiration...  Nous avions rencontré une grande grotte qui s'ouvrait sur le flanc de la montagne comme une porte d'église, et qui était toute pleine de petits oiseaux."

On peut toujours visiter la grotte de Maraa (aujourd'hui Mara'a).

(Source: Archives personnelles)

Lecture

     A mi-chemin de Papéuriri, dans le district de Maraa, Rarahu eut un moment de surprise et d'admiration...

     Nous avions rencontré une grande grotte qui s'ouvrait sur le flanc de la montagne comme une porte d'église, et qui était toute pleine de petits oiseaux. Une colonie de petites hirondelles grises avaient, à l'intérieur, tapissé de leurs nids les parois du rocher ; elles voltigeaient par centaines un peu surprises de notre visite, et s'excitant les unes les autres à crier et à chanter.

     Pour les Tahitiens d'autrefois ces petites créatures étaient des "varué", des esprits, des âmes de trépassés ; pour Rarahu ce n'était plus qu'une famille nombreuse d'oiseaux ; pour elle qui n'en avait jamais tant vu, c'était encore quelque chose de nouveau et de charmant, et volontiers elle fût restée là, en extase, à les entendre, à les imiter.

     Un pays idéal à son avis eût été un pays rempli d'oiseaux, où tout le jour, dans les branches, on les eût entendus chanter. [1]

Observations

[1] "Un pays idéal à son avis eût été un pays rempli d'oiseaux, où tout le jour, dans les branches, on les eût entendus chanter."

Notez, encore, l'importance de la musique pour Rarahu.

 

II:12

Préparation à la lecture

(1) "Ces deux braves petits sauvages étaient encore dans le premier quartier de leur lune de miel, chose fort douce en Océanie comme ailleurs ; bien gentils tous deux, et hospitaliers dans la plus cordiale acceptation du terme."

Ce tableau de Gauguin les suggère.

E559  Jeune fille et garçon  (Los Angeles: Norton Simon Museum)

(Source: http://www.nortonsimon.org/nsmgaug.htm)

(2) "des petits cochons rôtis tout entiers sous l'herbe"

Gauguin a fait plusieurs tableaux tahitiens où on voit des cochons.

E419  Haere mai; Venez!

(Source: http://www.guggenheimcollection.org/site/artist_work_lg_501.html)

Nous avons participé à un grand repas tahitien où, en effet, il y avait "des petits cochons rôtis tout entiers sous l'herbe." Les voici, sortis de la terre après des heures. La chair était très tendre.

(Source: Archives personnelles)

Lecture

     Un peu avant d'arriver sur les terres du district de Papéuriri, nous trouvâmes sur le chemin Téharo et Tiahoui qui venaient au-devant de nous. Leur joie de nous rencontrer fut extrême et bruyante ; les grandes manifestations entre amis qui se retrouvent sont tout à fait dans le caractère tahitien.

     Ces deux braves petits sauvages étaient encore dans le premier quartier de leur lune de miel, chose fort douce en Océanie comme ailleurs ; bien gentils tous deux, et hospitaliers dans la plus cordiale acceptation du terme. (1)

     Leur case était propre et soignée, classique d'ailleurs, dans ses moindres détails. Nous y trouvâmes un grand lit qui nous était préparé, recouvert de nattes blanches, et entouré de rideaux indigènes faits de l'écorce distendue et assouplie du mûrier à papier.

     On nous fit grande fête à Papéuriri, et nous y passâmes quelques journées délicieuses. Le soir par exemple c'était triste, et dans l'obscurité je sentais, quoi qu'on fît pour nous égayer, la solitude et la sauvagerie de ce recoin de la terre. La nuit, quand on entendait au loin le son plaintif des flûtes de roseau, ou le bruit lugubre des trompes de coquillage, j'avais conscience de l'effroyable distance de la patrie, et un sentiment inconnu me serrait le coeur.

     Il y eut chez Tiahoui des repas magnifiques en notre honneur, auxquels tout le village était convié : des menus très particuliers, des petits cochons rôtis tout entiers sous l'herbe (2), des fruits exquis au dessert, et puis des danses, et de charmants choeurs d'himéné.

     J'avais fait le voyage en costume tahitien pieds et jambes nus, vêtu simplement de la chemise blanche et du pareo national. Rien n'empêchait qu'à certains moments je ne me prisse pour un indigène, et je me surprenais à souhaiter parfois en être réellement un ; j'enviais le tranquille bonheur de nos amis, Tiahoui et Téharo ; dans ce milieu qui était le sien, Rarahu se retrouvait plus elle-même, plus naturelle et plus charmante ; la petite fille gaie et rieuse du ruisseau d'Apiré reparaissait avec toute sa naïveté délicieuse. Et pour la première fois je songeais qu'il pourrait y avoir un charme étrange à aller vivre avec elle comme avec une petite épouse, dans quelque district bien perdu, dans quelqu'une des îles les plus lointaines et les plus ignorées des domaines de Pomaré ; à être oublié de tous et mort pour le monde ; à la conserver là telle que je l'aimais, singulière et sauvage, avec tout ce qu'il y avait en elle de fraîcheur et d'ignorance.

 

II:14

Préparation à la lecture

(1) "Rarahu portait le costume de son pays, les tuniques libres et sans taille appelées 'tapa'."

Pour les tapas, cf. la Préparation à la lecture II:8.

(2) "Dans le jour, elle se coiffait d'un large chapeau en paille blanche et fine de Tahiti . . . ; sur le fond, plat comme le fond d'un chapeau de marin, elle posait une couronne de feuilles naturelles ou de fleurs."

E415  Les Parau Parau; Paroles, paroles, ou Les potins

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/G$7CR$Q$G9Y_23IE4M6.jpg)

(3) "et cependant, sous certains jours, il y avait sur sa peau des reflets fauves, des teintes exotiques de cuivre rose, qui rappelaient encore la race maorie, soeur des races peau rouge de l'Amérique."

Gauguin, lui aussi, était fasciné par la teinte des Tahitiennes. Voici un tableau qui la prend comme sujet principal.

E584  Et l'or de leur corps

(Source: http://sunsite.auc.dk/cgfa/gauguin/gauguin32.jpg)

Lecture

     Rarahu portait le costume de son pays, les tuniques libres et sans taille appelées "tapa". (1) Les siennes, qui étaient longues et traînantes, avaient une élégance presque européenne.

     Elle savait déjà distinguer certaines coupes nouvelles de manches ou de corsage, certaines façons laides ou gracieuses. Elle était déjà une petite personne civilisée et coquette.

     Dans le jour, elle se coiffait d'un large chapeau en paille blanche et fine de Tahiti, qu'elle mettait tout en avant sur ses yeux ; sur le fond, plat comme le fond d'un chapeau de marin, elle posait une couronne de feuilles naturelles ou de fleurs. (2)

     Elle était devenue plus blanche, à l'ombre, en vivant de la vie citadine, et mainte "Andalouse au sein bruni" eût semblé plus basanée que ma petite épouse. Sans le léger tatouage de son front, sur lequel les autres la raillaient et que moi j'aimais, on eût dit une jeune fille blanche. Et cependant, sous certains jours, il y avait sur sa peau des reflets fauves, des teintes exotiques de cuivre rose, qui rappelaient encore la race maorie, soeur des races peau rouge de l'Amérique. (3)

     Dans le monde de Papeete, elle se posait et s'affirmait de plus en plus comme la sage et indiscutable petite femme de Loti ; et aux  soirées du gouvernement la reine me disait en me tendant la main :

     "Loti, comment va Rarahu?"

     Dans la rue, on la remarquait quand elle passait ; les nouveaux venus de la colonie s'informaient de son nom ; à première vue même, on était captivé par ce regard si expressif, par ce fin profil et ces admirables cheveux.

     Elle était plus femme aussi, sa taille parfaite était plus formée et plus arrondie. Mais ses yeux se cernaient par instants d'un cercle bleuâtre, et une toute petite toux sèche, comme celle des enfants de la reine, soulevait de temps en temps sa poitrine.

     Au moral, une grande et rapide transformation s'accomplissait en elle, et j'avais peine à suivre l'évolution de son intelligence. Elle était assez civilisée déjà pour aimer que je l'appelasse "petite sauvage", pour comprendre que cela me charmait, et qu'elle ne gagnerait rien à copier la manière des femmes blanches.

     Elle lisait beaucoup dans sa Bible, et les promesses radieuses de l'Evangile lui causaient des extases ; elle avait des heures de foi ardente et mystique, son coeur était rempli de contradictions ; on y trouvait les sentiments les plus opposés, confondus et pêle-mêle ; elle n'était jamais deux jours de suite la même créature.

     Elle avait quinze ans à peine ; ses notions sur toutes choses étaient fausses et enfantines ; son extrême jeunesse donnait un grand charme à toute cette incohérence de ses idées et de ses conceptions.

     Dieu sait que, dans les limites de ma faible foi, je la dirigeais avec amour vers tout ce qui me semblait bon et honnête. Dieu sait que jamais un mot ni un doute de ma part ne venait ébranler sa confiance naïve dans l'éternité et la rédemption, et bien qu'elle ne fût que ma maîtresse, je la traitais un peu comme si elle eût été ma femme.

     Mon frère John passait une partie de ses journées auprès de nous ; quelques amis européens, du Rendeer ou du personnel colonial français, nous visitaient souvent aussi, dans notre case paisible : on se trouvait bien chez nous... La plupart d'entre eux n'entendaient pas le tahitien ; mais la petite voix douce et le frais sourire de Rarahu charmaient ceux qui ne savaient pas comprendre son langage ; tous l'aimaient et la distinguaient comme une personnalité à part, ayant droit aux mêmes égards qu'une femme blanche.

 

II:19

Préparation à la lecture

(1) "Dans les vallées étrangement encaissées du centre, la nature est sombre et imposante"

Voici une telle vallée, celle de Papenoo.

(Source: Archives personnellesl)

(2) "des pics aigus se dressent dans l'air"

Voici un tel pic, le Diadème, qui se dresse au fond de la vallée de Fataoua.

(Source: Archives personnelles)

(3) "En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park "

Le bois de Boulogne se trouve à Paris, Hyde Park à Londres. Les deux sont des jardins publiques très fréquentés par les habitants de ces deux grandes villes de l'autre côté de la terre de Tahiti.

(4) "à environ mille mètres plus haut que la case abandonnée de Huamahine et de Tahaapaïru, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascade célèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m'avaient autrefois souvent fait visiter."

L'auteur décrit ici le déjà célèbre cascade de Fataoua. En voici à gauche une photo, à droite une aquarelle que l'auteur lui-même en a faite lors de son séjour sur l'île. Dans l'aquarelle vous pouvez voir le Diadème en haut au fond.

            

(Source: http://wwwusers.imaginet.fr/~nfabs/tahiti/cascade.jpg)  (Source: http://www.tahitiweb.com/web/loti/pl11.html)

Lecture

     Dans l'île de Tahiti, la vie est localisée au bord de la mer ; les villages sont tous disséminés le long des plages, et le centre est désert.

     Les zones intérieures sont inhabitées et couvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages, coupées par des remparts d'inaccessibles montagnes et où règne un éternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre, la nature est sombre et imposante (1); de grands mornes surplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dans l'air (2); on est là comme au pied de cathédrales fantastiques, dont les flèches accrochent les nuages au passage ; tous les petits nuages errants que le vent alisé promène sur la grande mer sont arrêtés au vol ; ils viennent s'amonceler contre les parois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber en ruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdes entretiennent dans les gorges une verdure d'une inaltérable fraîcheur, des mousses inconnues et d'étonnantes fougères.

     En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park (3), la cascade de Fataoua tombe là-bas, en-dessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cette nature si profondément calme et silencieuse.

     A environ mille mètres plus haut que la case abandonnée de Huamahine et de Tahaapaïru, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascade célèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m'avaient autrefois souvent fait visiter. (4)

     Nous n'y étions pas revenus depuis notre installation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, une excursion qui marqua dans nos souvenirs.

     En passant, Rarahu voulut revoir d'abord la case de ses vieux parents morts ; elle entra en me tenant par la main sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure et regarda en silence les objets familiers que le temps et les hommes avaient encore laissés à leur place. Rien n'avait été dérangé, dans cette case ouverte, depuis le jour où était parti le corps de Tahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec les banquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue au mur ; Rarahu n'avait emporté avec elle que la grosse Bible des deux vieillards.

     Nous continuâmes notre route, nous enfonçant dans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiers de forêt vierge encaissés dans les rochers.

     Au bout d'une heure de marche, nous entendîmes près de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivions au fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de haut dans le vide.

     Au fond de ce gouffre, c'était un vrai enchantement : des végétations extravagantes s'enchevêtraient à l'ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel ; le long des parois verticales et noires, s'accrochaient des lianes, des fougères arborescentes, des mousses et des capillaires exquises. L'eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.

     Elle se réunissait ensuite en bouillonnant dans des bassins de roc vif, creusés et polis par la main patiente des siècles ; et puis se reformait en ruisseau, et continuait son chemin sous la verdure.

     Une fine poussière d'eau était répandue comme un voile sur toute cette nature ; tout en haut apparaissait le ciel, comme entrevu du fond d'un puits, et la tête des grands mornes à moitié perdus dans des nuages sombres.

     Ce qui frappait surtout Rarahu, c'était cette agitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille : un grand bruit, et rien de vivant ; rien que la matière inerte suivant depuis des âges incalculables l'impulsion donnée au commencement du monde.

     Nous prîmes à gauche par des sentiers de chèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.

     Nous marchions sous une épaisse voûte de feuillage ; des arbres séculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdâtres, polis comme d'énormes piliers de marbre. Les lianes s'enroulaient partout, et les fougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpés comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes des buissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. Les roses du Bengale de toutes les nuances s'épanouissaient là haut avec une singulière profusion, et à terre dans la mousse, c'étaient des tapis odorants de petites fraises des bois--on eût dit des jardins enchantés.

     Rarahu n'était jamais allée si loin ; elle éprouvait une terreur vague en s'enfonçant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s'aventurent guère dans l'intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines ; c'est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couper des bois précieux.

     C'était si beau cependant qu'elle était ravie. Elle s'était fait une couronne de roses, et déchirait gaiement sa robe à toutes les branches du chemin.

     Ce qui nous charmait le plus tout le long de notre route, c'étaient ces fougères toujours, qui étalaient leurs immenses feuilles avec un luxe de découpure et une fraîcheur de nuances incomparables.

     Et nous continuâmes tout le jour à monter, vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentier humain ; devant nous s'ouvraient de temps à autre des vallées profondes, des déchirures noires et tourmentées ; l'air devenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages, aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contre les mornes, les uns au-dessus de nos têtes, les autres sous nos pieds.

 

II:20

Préparation à la lecture

(1) "l'Oroena, le géant des montagnes tahitiennes, la dominait seul de sa majestueuse tête sombre. Tout autour de l'île, une ceinture blanche et vaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du Pacifique : l'anneau des récifs, la ligne des éternels brisants de corail."

Voici Tahiti vue de l'air. Vous pouvez voir la ceinture de récifs qui l'entoure, et l'Oroena au centre.

(Source: http://polynesiefr.ifrance.com/polynesiefr/index2.htm)

(2) "Tout au loin apparaissaient l'îlot de Toubouaimanou et l'île de Moorea ; sur leurs pics bleuâtres, planaient de petits nuages colorés de teintes invraisemblables, qui étaient comme suspendus dans l'immensité sans bornes."

Voici l'île de Moorea avec ses pics bleuâtres vue de Tahiti. James Mitchner et, ensuite, Rodgers et Hammerstein en ont fait le Bali-Hai célèbre dans South Pacific.

(Source: Archives personnelles)

(3) "--une chose me fait peur, dit-elle, ô Loti, mon aimé (e Loti, ta u here) ; comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd'hui même ils n'ont pas de navires assez forts pour communiquer avec les îles situées en dehors de leurs archipels ; comment ont-ils pu venir de ce pays si éloigné où d'après la Bible fut créé le premier homme ?"

Voici le tableau allégorique célèbre de Gauguin qui traite de telles questions.

E545  D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?  (Boston Museum of Fine Art)

(Source: http://www.carleton.edu/curricular/ARTS/classes/arth242/50.jpg)

(4) "A l'horizon, l'île de Moorea s'épanouissait comme une braise, avec ses grands pics rougis, éblouissants de lumière."

Un des couchers de soleil célèbres sur Moorea.

(Source: Archives personnelles)

Lecture

     Le soir nous étions presque arrivés à la zone centrale de l'île tahitienne, au-dessous de nous se dessinaient dans la transparence de l'air tous les effondrements volcaniques, tous les reliefs des montagnes, de formidables arêtes de basalte partaient du cratère central, et s'en allaient en rayonnant mourir sur les plages. Autour de tout cela, l'immense océan bleu ; l'horizon monté si haut, que par une commune illusion d'optique, toute cette masse d'eau produisait à nos yeux un étrange effet concave. La ligne des mers passait au-dessus des plus hauts sommets ; l'Oroena, le géant des montagnes tahitiennes, la dominait seul de sa majestueuse tête sombre. Tout autour de l'île, une ceinture blanche et vaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du Pacifique : l'anneau des récifs, la ligne des éternels brisants de corail. (1)

     Tout au loin apparaissaient l'îlot de Toubouaimanou et l'île de Moorea ; sur leurs pics bleuâtres, planaient de petits nuages colorés de teintes invraisemblables, qui étaient comme suspendus dans l'immensité sans bornes. (2)

     De si haut, nous observions, comme n'appartenant plus à la terre, tous ces aspects grandioses de la nature océanienne. C'était si admirablement beau que nous restions tous deux en extase et sans rien nous dire, assis l'un près de l'autre sur les pierres.

     [. . . .] --Une chose me fait peur, dit-elle, ô Loti, mon aimé (e Loti, ta u here) ; comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd'hui même ils n'ont pas de navires assez forts pour communiquer avec les îles situées en dehors de leurs archipels ; comment ont-ils pu venir de ce pays si éloigné où d'après la Bible fut créé le premier homme ? (3)  Notre race diffère tellement de la tienne que j'ai peur, quoi que nous disent les missionnaires, que votre Dieu sauveur ne soit pas venu pour nous et ne nous reconnaisse point.

     Le soleil, qui allait bientôt se lever sur l'Europe pour une matinée d'automne, s'abaissait rapidement dans notre ciel ; il jetait sur ces tableaux [1] gigantesques ses dernières lueurs dorées. Les gros nuages qui dormaient sous nos pieds dans les gorges de basalte prenaient d'extraordinaires teintes de cuivre ; à l'horizon, l'île de Moorea s'épanouissait comme une braise, avec ses grands pics rougis, éblouissants de lumière. (3)

     Et puis tout cet incendie s'éteignit par la base, et la nuit descendit, rapide et sans crépuscule, et la Croix-du-sud et toutes les étoiles australes s'allumèrent dans le ciel profond.

     --Loti, dit Rarahu, ton pays, à quelle hauteur faudrait-il monter pour l'apercevoir ? ...

Observations

[1] Notez toujours la terminologie artistique.

 

II:25

Préparation à la lecture

(1) "Vers la fin de l'année, une grande fête fut annoncée dans l'île de Moorea, à l'occasion de la consécration du temple d'Afareahitu."

Voici une carte des îles Tahiti et Moorea. Vous voyez Afareahitu (Afareaitu aujourd'hui) sur la côte est, au sud, de Moorea, en face de Tahiti.

(Source: http://www.tropicalislandvacation.com/tahitiislemap.html)

Lecture

     Vers la fin de l'année, une grande fête fut annoncée dans l'île de Moorea, à l'occasion de la consécration du temple d'Afareahitu. (1)

     La reine Pomaré manifesta à l'amiral à cheveux blancs l'intention de s'y rendre avec toute sa suite, le conviant lui-même à la cérémonie et au grand banquet qui devait s'ensuivre.

     L'amiral mit sa frégate à la disposition de la reine, et il fut convenu que le Rendeer appareillerait pour transporter là-bas la cour. La suite de Pomaré était nombreuse, bruyante, pittoresque ; elle s'était augmentée pour la circonstance de deux ou trois cents jeunes femmes, qui avaient fait de folles dépenses de réva-réva et de fleurs.

     Un beau matin pur de décembre, le Rendeer ayant déjà largué ses grandes voiles blanches, se vit pris à l'assaut par toute cette foule joyeuse. J'avais eu mission d'aller, en grande tenue, chercher la reine au palais. Celle-ci, qui désirait s'embarquer sans mise en scène, avait expédié en avant toutes ses femmes, et, en petit cortège intime, nous nous acheminâmes ensemble vers la plage, aux premiers rayons du soleil levant.

     La vieille reine en robe rouge ouvrait la marche, en tenant par la main sa petite fille si chérie, et nous suivions à deux pas, la princesse Ariitéa, la reine Moé, la reine de Bora-bora et moi. [. . . .]

     Puis la reine et la cour entrèrent dans les appartements de l'amiral, où les attendait un lunch à leur goût composé de bonbons et de fruits, le tout arrosé de vieux champagne rose. Cependant les suivantes de toutes les classes s'étaient répandues dans les différentes parties du navire, où elles menaient grand et joyeux tapage, en lançant aux marins des oranges, des bananes et des fleurs.

     Et Rarahu était là aussi, embarquée comme une petite personne de la suite royale ; Rarahu pensive et sérieuse, au milieu de ce débordement de gaieté bruyante. Pomaré avait emmené avec elle les plus remarquables choeurs d'himéné de ses districts, et Rarahu étant un des premiers sujets du choeur d'Apiré avait été à ce titre conviée à la fête.

     [. . . .]   J'avais été mandé par Ariitéa pour lui faire société pendant ce lunch officiel, et la pauvre petite Rarahu, qui n'était venue que pour moi, m'attendit longtemps sur le pont, pleurant en silence de se voir ainsi abandonnée. [. . . .]

 

II:28

Préparation à la lecture

(1) "Le temple était bâti en corail"

Le temple protestant à Afareaitu dont le texte parle, celui de 1872, n'existe plus, remplacé par un autre construit en 1912. Le temple ci-dessous, fait de corail lui aussi, existe toujours à Moorea, cependant, pas loin de celui d'Afareaitu, et pourrait suggérer celui dont le texte parle, "sur un décor admirable de montagnes et de hauts palmiers."

(Source: http://www.fortogden.com/33tahiti4.jpg)

(2) "sur un décor admirable de montagnes et de hauts palmiers"

E456  Fatata te moua; Au pied de la montagne

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/Y4UD$PTKGIGS3Z4O6.jpg)

Lecture

     Ce fut une longue cérémonie que la consécration du temple d'Afareahitu. Les missionnaires firent en tahitien de grands discours, et les himéné chantèrent de joyeux cantiques à l'éternel.

     Le temple était bâti en corail (1) ; le toit, en feuilles de pandanus, était soutenu par des pièces de bois des îles, que reliaient entre elles des amarrages de différentes couleurs, réguliers et compliqués ; c'était le vieux style des constructions maories.

     Je vois encore ce tableau original [1]: les portes du fond grandes ouvertes sur la campagne, sur un décor admirable de montagnes et de hauts palmiers (2); auprès de la chaire du missionnaire, la reine en robe noire, triste et recueillie, priant pour sa petite fille, avec sa vieille amie la cheffesse de Papara. Les femmes de sa suite, groupées autour d'elles en robes blanches. Le temple tout rempli de têtes couvertes de fleurs, et Rarahu, que j'avais laissée partir du Rendeer comme une inconnue, mêlée à cette foule...

     Un grand silence se fit quand l'himéné d'Apiré, qui avait été réservé pour la fin, entonna ses cantiques--et je distinguai derrière moi la voix fraîche de ma petite amie, qui dominait le choeur. Sous l'influence d'une exaltation religieuse ou passionnée, elle exécutait avec frénésie ses variations les plus fantastiques ; sa voix vibrait comme un son de cristal dans le silence de ce temple où elle captivait l'attention de tous.

Observations

[1] Toujours le vocabulaire des peintures.


II:30

Lecture

     Quand la nuit descendit sur les bois d'Afareahitu, la reine rejoignit le farehaü du district où un logement lui était préparé. L'amiral à cheveux blancs regagna sa frégate, et la upa-upa commença.

     Toute pensée religieuse, tout sentiment chrétien, s'étaient envolés avec le jour ; l'obscurité tiède et voluptueuse redescendait sur l'île sauvage ; comme au temps où les premiers navigateurs l'avaient nommée la nouvelle Cythère [1], tout était redevenu séduction, trouble sensuel et désirs effrénés.

     Et j'avais suivi l'amiral à cheveux blancs abandonnant Rarahu dans la foule affolée.

Observation

[1] "comme au temps où les premiers navigateurs l'avaient nommée la nouvelle Cythère"

Tahiti fut découvert en 1767 par l'anglais Samuel Wallis, et encore l'année prochaine par le français Bougainville, qui l'avait nommé la nouvelle Cythère. Cythère, toujours dans l'Antiquité classique, était l'île de Vénus, la déesse de l'amour érotique.


II:31

Préparation à la lecture

(1) "Les mornes de Moorea dessinaient en noir sur l'eau leurs silhouettes renversées"

Voici les mornes de Moorea derrière Cook's Bay.

(Source: http://polynesiefr.ifrance.com/polynesiefr/index2.htm)

(2) "on voyait de loin les feux qui à terre éclairaient la upa-upa"

E426   La danse du feu, ou Le diable parle

(Source: http://www.imj.org.il/art/gauguin.htm)

(3) "A l'horizon une ligne à peine visible commençait à se dessiner du côté du large : c'était l'île de Tahiti."

Voici Tahiti vue de Moorea.

(Source: Archives personnelles)

Lecture

     A bord, quand je fus seul, je montai tristement sur le pont du Rendeer. La frégate, le matin si animée, était vide et silencieuse ; les mâts et les vergues découpaient leurs grandes lignes sur le ciel de la nuit ; les étoiles étaient voilées, l'air calme et lourd, la mer inerte.

     Les mornes de Moorea dessinaient en noir sur l'eau leurs silhouettes renversées (1); on voyait de loin les feux qui à terre éclairaient la upa-upa (2) ; des chants rauques et lubriques arrivaient en murmure confus, accompagnés à contre temps par des coups de tamtam.

     J'éprouvais un remords profond de l'avoir abandonnée au milieu de cette saturnale [1]; une tristesse inquiète me retenait là, les yeux fixés sur ces feux de la plage ; ces bruits qui venaient de terre me serraient le coeur.

     L'une après l'autre, toutes les heures de la nuit sonnèrent à bord du Rendeer, sans que le sommeil vînt mettre fin à mon étrange rêverie. Je l'aimais bien, la pauvre petite ; les Tahitiens disaient d'elle : c'est la petite femme de Loti.

     [. . . .] A l'horizon une ligne à peine visible commençait à se dessiner du côté du large : c'était l'île de Tahiti. (3) Le ciel blanchissait à l'orient ; les feux s'éteignaient à terre, et les chants ne s'entendaient plus.

     Je songeais que, à cette heure particulièrement voluptueuse du matin, Rarahu était là, énervée par la danse, et livrée à elle-même. Et cette pensée me brûlait comme un fer rouge...

Observations

[1] "cette saturnale"

Toujours une comparaison à l'Antiquité classique.

 

II:32

Lecture

     Dans l'après-midi, la reine et les princesses s'embarquèrent de nouveau pour retourner à Papeete. Quand elles eurent été reçues avec les honneurs d'usage, je restai les yeux fixés sur les canots nombreux, pirogues et baleinières qui ramenaient leur suite ; la foule s'était augmentée encore d'une quantité de jeunes femmes de Moorea qui voulaient prolonger la fête à Tahiti.

     Enfin je vis Rarahu ; elle était là, elle revenait aussi. Elle avait changé sa tapa blanche pour une tapa rose, et mis des fleurs fraîches dans ses cheveux ; elle avait l'air triste et distrait ; son visage était plus pâle, on voyait plus nettement son tatouage sur son front décoloré, et les cercles bleuâtres s'étaient accentués sous ses yeux.

     Sans doute elle était restée à la upa-upa jusqu'au matin ; mais elle était là, elle revenait, et c'était pour le moment tout ce que je désirais d'elle.

 

II:33

Préparation à la lecture

(1) "j'ai arraché les racines du tiaré"

Le tiaré est la fleur tahitienne type.

(Source: http://polynesiefr.ifrance.com/polynesiefr/index2.htm)

Lecture

     La traversée s'était effectuée par un beau temps calme.

     C'était le soir, le soleil venait de disparaître ; la frégate glissait sans bruit, en laissant derrière elle des ondulations lentes et molles qui s'en allaient mourir au loin sur une mer unie comme un miroir. De grands nuages sombres étaient plaqués çà et là dans le ciel, et tranchaient violemment sur la teinte jaune pâle du soir, dans une étonnante transparence de l'atmosphère.

     A l'arrière du Rendeer, un groupe de jeunes femmes se détachait gracieusement sur la mer et sur les paysages océaniens. C'était un groupe dont la vue me causa un étonnement extrême : Ariitéa et Rarahu, causant ensemble comme des amies ; auprès d'elles, Maramo, Faïmana et deux autres suivantes de la cour.

     Il était question d'un himéné composé par Rarahu [1], qu'elle venait de leur apprendre et qu'elles allaient chanter ensemble.

     En effet, elles entamaient un chant nouveau en trois parties, Ariitéa, Rarahu et Maramo.

     La voix de Rarahu, qui dominait vibrante, disait nettement ces paroles, dont aucune ne fut perdue pour moi [. . . .]:

     --Ma douleur pour toi est plus haute que le sommet du Paia, ô mon amant ! Hélas...

     "J'ai arraché les racines du tiaré (1) pour marquer ma douleur pour toi, ô mon amant ! Hélas ! ...

     "Tu es parti, mon bien-aimé, vers la terre de France ; tu lèveras tes yeux vers moi, mais je ne te verrai plus ! Hélas ! ..."

     Ce chant qui vibrait tristement le soir sur l'immensité du grand océan, répété avec un rythme étrange par trois voix de femmes, est resté à jamais gravé dans ma mémoire, comme l'un des plus poignants souvenirs que m'ait laissés la Polynésie...

Observations

[1] "un himéné composé par Rarahu"

Toujours une artiste créatrice.

 

II:34

Lecture

     Il était nuit close quand le cortège bruyant fit son entrée dans Papeete, au milieu d'un grand concours de peuple.

     Au bout d'un instant nous nous retrouvâmes marchant côte à côte, Rarahu et moi, dans le sentier qui menait à notre demeure. Un même sentiment nous avait ramenés tous deux sur cette route, où nous avancions sans nous parler, comme deux enfants boudeurs, qui ne savent plus comment revenir l'un à l'autre.

     Nous ouvrîmes notre porte, et quand nous fûmes entrés, nous nous regardâmes...

     J'attendais une scène, des reproches et des larmes. Au lieu de tout cela, elle sourit en détournant la tête, avec un imperceptible mouvement d'épaules, une expression inattendue de désenchantement, d'amère tristesse et d'ironie.

     Ce sourire et ce mouvement en disaient autant qu'un bien long discours ; ils disaient d'une manière concise et frappante à peu près ceci :

     --Je le savais bien, va, que je n'étais qu'une petite créature inférieure, jouet de hasard que tu t'es donné. Pour vous autres, hommes blancs, c'est tout ce que nous pouvons être. Mais que gagnerais-je à me fâcher ? Je suis seule au monde ; à toi ou à un autre, qu'importe ? J'étais ta maîtresse ; ici était notre demeure ; je sais que tu me désires encore. Mon Dieu, je reste, et me voilà ! ...

     La petite fille naïve avait fait de terribles progrès dans la science des choses de la vie ; l'enfant sauvage était devenue plus forte que son maître et le dominait.

     Je la regardais en silence, avec surprise et tristesse ; j'en avais une immense pitié. Et ce fut moi qui demandai grâce et pardon, pleurant presque, et la couvrant de baisers.

     Elle m'aimait encore, elle, comme on aimerait un être surnaturel, que l'on pourrait à peine saisir et comprendre...

     Des jours doux et paisibles d'amour succédèrent encore à cette aventure d'Afareahitu ; l'incident fut oublié, et le temps reprit son cours énervant.

 

II:35

Lecture

     Tiahoui, qui était en visite à Papeete, était descendue chez nous avec deux autres jeunes femmes de ses fetii de Papéuriri.

     Elle me prit à part un soir avec l'air grave qui précède les entretiens solennels, et nous allâmes nous asseoir dans le jardin sous les lauriers roses.

     Tiahoui était une petite femme sage, plus sérieuse que ne le sont d'ordinaire les Tahitiennes ; dans son district éloigné, elle avait suivi avec admiration les instructions d'un missionnaire indigène ; elle avait la foi ardente d'une néophyte. Dans le coeur de Rarahu, où elle savait lire comme dans un livre ouvert, elle avait vu d'étranges choses :

     --Loti, dit-elle, Rarahu se perd à Papeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir?

     En effet, l'avenir de Rarahu tourmentait mon coeur ; avec la différence si complète de nos natures, je ne savais qu'imparfaitement saisir tout ce qu'il y avait en elle de contradictions et d'égarements. Je comprenais pourtant qu'elle était perdue, perdue de corps et d'âme. C'était peut-être pour moi un charme de plus, le charme de ceux qui vont mourir, et plus que jamais je me sentais l'aimer...

     Personne n'avait l'air plus doux ni plus paisible cependant, que ma petite amie Rarahu ; silencieuse presque toujours, calme et soumise, elle n'avait plus jamais de ses colères d'enfant d'autrefois. Elle était gracieuse et prévenante pour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu'on la voyait là, assise à l'ombre de notre vérandah, dans une pose heureuse et nonchalante, souriant à tous du sourire mystique des maoris, on eût dit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poème de bonheur paisible et inaltérable.

     Elle avait pour moi des instants de tendresse infinie ; il semblait alors qu'elle eût besoin de se serrer contre son unique ami et soutien dans ce monde ; dans ces moments-là, la pensée de mon départ lui faisait verser des larmes silencieuses, et je songeais encore à ce projet insensé que j'avais fait jadis, de rester pour toujours auprès d'elle.

     Parfois elle prenait la vieille Bible qu'elle avait apportée d'Apiré ; elle priait avec extase, et la foi ardente et naïve rayonnait dans ses yeux.

     Mais souvent aussi elle s'isolait de moi, et je retrouvais sur ses lèvres ce même sourire de doute et de scepticisme qui avait paru pour la première fois le soir de notre retour d'Afareahitu. Elle semblait regarder au loin, dans le vague, des choses mystérieuses ; des idées étranges lui revenaient de sa petite enfance sauvage ; ses questions inattendues sur des sujets singulièrement profonds dénotaient le dérèglement de son imagination, le cours tourmenté de ses idées. [. . . .]

 

II:44

Lecture

     Il était environ trois heures quand je rejoignis l'avenue tranquille où Rarahu m'attendait ; on sentait déjà dans l'air la fraîcheur humide du matin. Rarahu, qui était restée assise dans l'obscurité, jeta ses bras autour de moi quand j'entrai.

     [. . . .] C'était notre dernière nuit... et les incertitudes du retour, et les distances énormes qui allaient nous séparer, jetaient sur toutes choses un voile d'indicible tristesse... A cet instant des adieux, Rarahu se montrait sous un jour suave et délicieux ; elle était bien la petite épouse de Loti ; elle était doucement touchante dans ses transports d'amour et de larmes. Tout ce que l'affection pure et désolée, la tendresse infinie, peuvent inspirer au coeur d'une petite fille passionnée de quinze ans, elle le disait dans sa langue maorie, avec des expressions sauvages et des images étranges.

 

II:45

Lecture

     Les premières lueurs indécises des jours vinrent m'éveiller après quelques moments de sommeil. [. . . .]

     La triste lueur blanche du matin filtrait par mes fenêtres ouvertes... Je contemplai un instant Rarahu endormie, et puis je l'éveillai en l'embrassant :

     -- ... Ah ! oui, Loti, dit-elle... C'est le jour, tu me réveilles, et il faut partir. "

     Rarahu fit sa toilette en pleurant ; elle passa sa plus belle tunique ; elle mit sur sa tête sa couronne fanée et son tiaré de la veille, en faisant le serment que jusqu'à mon retour elle n'en aurait pas d'autres. [1]

     J'entr'ouvris la porte du jardin ; je jetai un coup d'oeil d'adieu à nos arbres, à nos fouillis de plantes ; j'arrachai une branche de mimosas, une bouillée de pervenches roses, et le chat nous suivit en miaulant, comme jadis il nous suivait au ruisseau d'Apiré...

     Au petit jour, ma petite épouse sauvage et moi, en nous donnant la main, nous descendîmes tristement à la plage, pour la dernière fois.

     Là, il y avait déjà assistance nombreuse et silencieuse ; toutes les filles de la reine, toutes les jeunes femmes de Papeete, auxquelles le Rendeer enlevait des amis ou des amants, étaient assises à terre ; quelques-unes pleuraient ; les autres, immobiles, nous regardaient venir.

     Rarahu s'assit au milieu d'elles sans verser une larme, et le dernier canot du Rendeer m'emporta à bord...

     Vers huit heures, le Rendeer leva l'ancre au son du fifre.

     [. . . .] C'était une belle matinée d'Océanie, tiède et tranquille ; il n'y avait pas un souffle dans l'atmosphère ; cependant des nuages lourds s'amoncelaient tout en haut dans les montagnes ; ils formaient un grand dôme d'obscurité, au-dessous duquel le soleil du matin éclairait en plein la plage d'Océanie, les cocotiers verts et les jeunes femmes en robes blanches.

     L'heure du départ apportait son charme de tristesse à ce grand tableau [2] qui allait disparaître.

Observations

[1] Pour le tiaré, voyez II:33.

[2] Et encore la métaphore artistique.

 

XLVII

Lecture

     [. . . .] J'avais perdu l'habitude des larmes, mais depuis la veille j'avais besoin de pleurer ; dans l'obscurité du banc de quart, personne ne le vit que mon frère John ; auprès de lui je pleurai là comme un enfant.

     [. . . .] Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauché par la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant ou l'éternité, moi aussi, j'aimerais revivre à Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celui de Rarahu ; je trouverais une joie étrange dans l'existence de ce lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l'existence d'un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une même créature...

     Je ne croyais pas tant l'aimer, la pauvre petite. Je lui suis attaché d'une manière irrésistible et pour toujours ; c'est maintenant surtout que j'en ai conscience. Mon Dieu, que j'aimais ce pays d'Océanie ! J'ai deux patries maintenant, bien éloignées l'une de l'autre, il est vrai ; mais je reviendrai dans celle-ci que je viens de quitter, et peut-être y finirai-je ma vie...