(1) Vous noterez dans ce chapitre et les suivants qui ont lieu dans les pays tropicaux que Sylvestre visite, que les couleurs dont Loti se sert changent. Il n'est plus question de teintes (rose, gris, bleuâtre, verdâtre, etc.), mais maintenant de couleurs primaires vives (rouge, bleu, vert, etc.). De même, les procédés stylistiques d'incertitude remarqués avant (presque, un peu, plus ou moins, sembler, etc.) disparaissent presque totalement.
Ici, aussi, il y a un équivalent en peinture contemporaine, Henri Rousseau (1844-1910), qui a fait justement des tableaux de paysages exotiques avec des couleurs primaires et des formes très nettes. Ce sont des tableaux qui présentent souvent de la violence. (Je me suis servi du catalogue des oeuvres de Rousseau édité par Jean Bouret [Greenwich, CT: New York Graphic Society, 1961].) Rousseau a peint aussi un portrait célèbre de Loti, que vous pouvez voir à la fin de cette lecture.
(Source: http://www.artonline.it/edicola/artdos/095/images/i10g-095.jpg)
B143 Eclaireurs attaqués par un tigre 1904 (Merion, PA: The Barnes
Foundation)
(Source: http://www.oir.ucf.edu/wm/paint/auth/rousseau/rousseau.eclaireur-tigre.jpg)
B160 Le repas du lion 1905 (New York: Metropolitan Museum of Art)
(Source: http://fpx.metmuseum.org/fif=collections/ep/ep51.112.5.X.fpx&obj=iip,1.0&wid=500&hei=347&rgn=0,0,1,1&lng=en_US&cvt=jpeg)
B195 Le jungle: un tigre attaquant un buffle 1908 (Cleveland: Museum of Art)
(Source: http://www.clemusart.com/OCimg/magnify/1998-08/CMA_.1949.186.jpg)
B196 Combat de tigre et de buffle 1908 (St. Petersburg: Hermitage Museum; une étude pour B195)
(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/E60PD$1OA2TJ4S0X6.jpg)
(Source: http://www.spectrumvoice.com/art/20th/european/french/rousseau/rousse63.jpg)
B229 Paysage exotique: singe et indien 1910 (Richmond, VA: Virginia Museum of Fine Art)
(Source: http://www.vmfa.state.va.us/TropicalLandscape.html)
... Dans l'air, une balle
qui siffle ! ... Sylvestre s'arrête court, dressant l'oreille...
C'est sur une plaine infinie, d'un vert (1) tendre
et velouté de printemps. Le ciel est gris, pesant aux épaules.
Ils sont là six matelots armés, en reconnaissance
au milieu des fraîches rizières, dans un sentier de boue...
... Encore ! ! ... Ce même
bruit dans le silence de l'air ! -bruit aigre et ronflant, espèce de
dzinn prolongé, donnant bien l'impression de la petite chose méchante
et dure qui passe là tout droit, très vite, et dont la rencontre peut être mortelle.
5 Pour la première fois de sa vie, Sylvestre écoute
cette musique-là. Ces balles qui vous arrivent sonnent
autrement que celles que l'on tire soi-même : le coup de feu, parti de loin,
est atténué, on ne l'entend plus ; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement
de métal, qui file en traînée rapide, frôlant vos oreilles...
... Et dzinn encore,
et dzinn ! Il en pleut maintenant, des balles. Tout près des marins,
arrêtés net, elles s'enfoncent dans le sol inondé de la rizière, chacune avec
un petit flac de grêle, sec et rapide, et un léger éclaboussement d'eau.
Eux se regardent, en souriant comme d'une farce
drôlement jouée, et ils disent :
--Les Chinois ! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-noirs,
pour les matelots, tout cela c'est de la même famille chinoise.)
Et comment rendre ce qu'ils mettent de dédain,
de vieille rancune moqueuse, d'entrain pour se battre, dans cette manière de
les annoncer : "les Chinois !"
10 Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci
; on les voit ricocher, comme des sauterelles dans l'herbe.
Cela n'a pas duré une minute, ce petit arrosage de plomb, et déjà cela cesse.
Sur la grande plaine verte (1), le silence absolu revient, et nulle part on
n'aperçoit rien qui bouge.
Ils sont tous les six encore debout, l'oeil au
guet, prenant le vent, ils cherchent d'où cela a pu venir.
De là-bas, sûrement, de
ce bouquet de bambous qui fait dans la plaine comme un îlot de plumes, et derrière
lesquels apparaissent, à demi cachées, des toitures cornues. Alors ils
y courent ; dans la terre détrempée de la rizière, leurs pieds s'enfoncent ou
glissent ; Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui
qui court devant.
Rien ne siffle plus ; on dirait qu'ils
ont rêvé...
Et comme, dans tous les pays du monde, certaines
choses sont toujours et éternellement les mêmes, -- le gris des ciels couverts,
la teinte fraîche des prairies au printemps, --on croirait voir les champs de
France, avec des jeunes hommes courant là gaiement, pour tout autre jeu que
celui de la mort.
Un tableau de Monet qui suggère "des prairies au printemps"
(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/U0DRXPLSHQ7GRMGG6.jpg)
15 Mais, à mesure qu'ils s'approchent, ces bambous montrent mieux
la finesse exotique de leur feuillée, ces toits de village accentuent l'étrangeté
de leur courbure, et des hommes jaunes, embusqués derrière, avancent, pour regarder,
leurs figures plates contractées par la malice et la peur... Puis brusquement,
ils sortent en jetant un cri, et se déploient en une longue ligne tremblante,
mais décidée et dangereuse.
--Les Chinois ! disent encore les matelots, avec
leur même brave sourire.
Mais c'est égal, ils trouvent cette fois qu'il y
en a beaucoup, qu'il y en a trop. Et l'un d'eux en se retournant,
en aperçoit d'autres, qui arrivent par derrière, émergeant d'entre les herbages...
... Il fut très beau, dans cet instant, dans
cette journée, le petit Sylvestre ; sa vieille grand'mère eût été
fière de le voir si guerrier !
Déjà transfiguré depuis quelques jours, bronzé,
la voix changée, il était là comme dans un élément à lui. A une minute d'indécision
suprême, les matelots, éraflés par les balles, avaient presque
commencé ce mouvement de recul qui eût été leur mort à tous ; mais Sylvestre
avait continué d'avancer ; ayant pris son fusil par le canon, il tenait tête
à tout un groupe, fauchant de droite et de gauche, à grands coups de crosse
qui assommaient. [1] Et, grâce à lui, la partie avait changé de tournure
: cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui
décide aveuglément de tout, dans ces petites batailles non dirigées,
était passé du côté des Chinois ; c'étaient eux qui avaient commencé à reculer.
20 ... C'était fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots,
ayant rechargé leurs armes à tir rapide, les abattaient à leur aise ; il y avait
des flaques rouges (1) dans l'herbe, des corps effondrés, des crânes versant
leur cervelle dans l'eau de la rivière.
Ils fuyaient tout courbés, rasant le sol, s'aplatissant
comme des léopards. Et Sylvestre courait après,
déjà blessé deux fois, un coup de lance à la cuisse, une entaille profonde dans
le bras ; mais ne sentant rien que l'ivresse de se battre, cette ivresse non
raisonnée qui vient du sang vigoureux, celle qui donne aux simples le courage
superbe, celle qui faisait les héros antiques. [2]
Un, qu'il poursuivait, se retourna pour le mettre
en joue, dans une inspiration de terreur désespérée. Sylvestre s'arrêta, souriant,
méprisant, sublime, pour le laisser décharger son arme, puis se jeta sur la
gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais, dans le mouvement
de détente, le canon de ce fusil dévia par hasard dans le même sens. Alors,
lui, sentit une commotion à la poitrine, et, comprenant bien ce que c'était,
par un éclair de pensée, même avant toute douleur, il détourna la tête vers
les autres marins qui suivaient, pour essayer de leur dire, comme
un vieux soldat, la phrase consacrée : "je crois que j'ai mon compte
!" Dans la grande aspiration qu'il fit, venant de courir, pour prendre, avec
sa bouche, de l'air plein ses poumons, il en sentit entrer aussi, par un trou
à son sein droit, avec un petit bruit horrible, comme
dans un soufflet crevé. En même temps, sa bouche s'emplit de sang, tandis
qu'il lui venait au côté une douleur aiguë, qui s'exaspérait vite, vite, jusqu'à
être quelque chose d'atroce et d'indicible.
Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la
tête perdue de vertige et cherchant à reprendre son souffle au milieu
de tout ce liquide rouge (1) dont la montée l'étouffait, --et puis, lourdement,
dans la boue, il s'abattit.
[1] Pendant l'écriture de Pêcheur d'Islande, Loti était au Vietnam avec la marine française. Il y voyait des scènes de combat d'une férocité inhumaine de la part des soldats français (un Mai Lai français avant la lettre), dont il a fait un reportage dans trois articles pour le grand journal parisien, Le Figaro. (Loti a modifié ces trois articles plus tard, avant de les publier dans un recueil d'articles qui s'appelle Figures et choses qui passaient, supprimant des détails souvent très crus. Vous pouvez les consulter dans leur forme modifiée en cliquant ici.) Ce reportage lui a valu une réprimande de l'administration militaire, qui lui a ordonné de revenir en France. A l'époque, il se défendait en disant qu'il n'avait pas voulu condamner les actions des matelots français. A la fin, c'était son éditeur, Juliette Adam, qui l'a sauvé, parce qu'elle connaissait le président de la France. Une trentaine d'années plus tard, cependant, quand il était à la retraite et ne devait plus s'inquiéter de l'administration de la Marine, Loti a écrit dans Prime jeunesse (1919), un livre de mémoires, de "l'absurde et folle expédition du Tonkin [qui] venait d'être décrétée par l'un des plus néfastes de nos gouvernements [celui de Jules Ferry]; on envoyait là-bas, pour un but stérile, des milliers d'enfants de France qui ne devaient jamais revenir. . . . sacrifiés par la folie criminelle des politiciens colonisateurs" (Le roman d'un enfant, suivi de Prime jeunesse, ed. Bruno Vercier [Paris: Gallimard, 1999] 303, 304).
[2] Le courage de Sylvestre rappelle celui du Celte Commius, à la fin des Commentaires de Jules César sur la guerre en Gaule (VIII.48). Encore une fois, pour Loti comme pour beaucoup de Français de son époque, les Bretons étaient les descendants directs des Celtes (Gaulois), héritiers de leurs meilleures qualités.
En décrivant les blessures de son Sylvestre, Loti s'est peut-être souvenu de celles de Sylvestre Floury (1862-1934), un jeune marin que Loti a connu pendant la campagne en Indochine. Comme vous pouvez voir sur ce document, fourni par son petit fils qui s'appelle, lui aussi, Sylvestre Floury, le jeune Floury était lui aussi blessé à la poitrine et à la cuisse en Indochine, le 2 octobre 1884..
1. Pourquoi les six matelots sont-ils dans les rizières?
2. A quoi Loti compare-t-il les balles ennemies?
3. Où sont les Annamites et Tonkinois contre qui les six marins se battent?
4. Quel effet le courage de Sylvestre a-t-il sur les autres matelots?
5. Pourquoi Sylvestre ne sent-il pas ses blessures?
20.13 "Rien ne siffle plus ; on dirait qu'ils ont rêvé..."
Pourquoi rien ne et non pas ne rien? VI.B.
20.17 "Mais c'est égal, ils trouvent cette fois qu'il y en a beaucoup, qu'il y en a trop."
Pourquoi en? II.G.1.
20.18 "Il fut très beau, dans cet instant, dans cette journée,
le petit Sylvestre ; sa vieille grand'mère eût été fière de le voir si guerrier
!"
20. 19 " cette panique, cet affolement, ce je ne sais
quoi, qui décide aveuglément de tout, dans ces petites batailles non
dirigées, était passé du côté des Chinois"
Pourquoi ces formes de l'adjectif démonstratif? IV.B.
20.18 "sa vieille grand'mère eût été fière de le voir si guerrier
!"
20.19 "A une minute d'indécision suprême, les matelots, éraflés par les
balles, avaient presque commencé ce mouvement de recul qui eût été leur
mort à tous"
Pourquoi le plus-que-parfait du subjonctif ici? III.D.4.b.
20.19 "Et, grâce à lui, la partie avait changé de tournure"
Pourquoi grâce à pour exprimer "because"? V.B.
20.22 "En même temps, sa bouche s'emplit de sang, tandis qu'il lui venait au côté une douleur aiguë, qui s'exaspérait vite, vite, jusqu'à être quelque chose d'atroce et d'indicible."
Notez la construction avec quelque chose + de + adjectif ici. VII.H.
20.23 " Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la tête perdue de vertige et cherchant à reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge dont la montée l'étouffait"
Notez la préposition après chercher suivi d'un infinitif. III.G.
Pour écouter ce texte, cliquez ici.
III:2
Environ quinze jours après, comme le ciel se faisait déjà plus sombre à l'approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune, Sylvestre, qu'on avait rapporté à Hanoï, fut envoyé en rade d'Ha-long et mis à bord d'un navire-hôpital qui rentrait en France.
Voici une carte de l'Asie qui indique Hanoï (l'étoile rouge au centre)
(Source: Mapquest)
Il avait été longtemps promené sur
divers brancards, avec des temps d'arrêt dans des ambulances. On avait fait
ce qu'on avait pu ; mais, dans ces conditions mauvaises, sa poitrine
s'était remplie d'eau, du côté percé, et l'air entrait toujours, en gargouillant,
par ce trou qui ne se fermait pas. [1]
On lui avait donné la médaille militaire et il
en avait eu un moment de joie. [2]
Mais il n'était plus le guerrier d'avant, à l'allure
décidée, à la voix vibrante et brève. Non, tout cela était tombé devant la longue
souffrance et la fièvre amollissante. Il était redevenu enfant, avec le mal
du pays ; il ne parlait presque plus, répondant
à peine d'une petite voix douce, presque éteinte.
Se sentir si malade, et être si loin, si loin ; penser
qu'il faudrait tant de jours et de jours avant d'arriver au pays, --vivrait-il
seulement jusque-là, avec ses forces qui diminuaient ? ... Cette notion
d'effroyable éloignement était une chose qui l'obsédait sans cesse ; qui l'opressait
à ses réveils, --quand, après les heures d'assoupissement, il retrouvait la
sensation affreuse de ses plaies, la chaleur de sa fièvre et le petit bruit
soufflant de sa poitrine crevée. Aussi il avait supplié qu'on l'embarquât,
au risque de tout.
5 Il était très lourd à porter dans son cadre ; alors,
sans le vouloir, on lui donnait des secousses cruelles en le charroyant.
A bord de ce transport qui allait partir, on le
coucha dans l'un des petits lits de fer alignés à l'hôpital et il recommença
en sens inverse sa longue promenade à travers les mers. Seulement, cette fois,
au lieu de vivre comme un oiseau dans le plein
vent des hunes, c'était dans les lourdeurs d'en bas, au milieu des exhalaisons
de remèdes, de blessures et de misères.
Les premiers jours, la joie d'être en route avait
amené en lui un peu de mieux. Il pouvait se tenir soulevé sur son lit avec des
oreillers, et de temps en temps il demandait sa boîte. Sa boîte de matelot était
le coffret de bois blanc, acheté à Paimpol, pour mettre ses choses précieuses
; on y trouvait les lettres de la grand'mère Yvonne, celles d'Yann, et de Gaud,
un cahier où il avait copié des chansons de bord, et un livre de Confucius en
chinois, pris au hasard d'un pillage, sur lequel, au revers blanc des
feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne. [2]
Le mal pourtant ne s'améliorait pas et, dès la
première semaine, les médecins pensèrent que la mort ne pouvait plus être évitée.
... Près de l'équateur maintenant, dans l'excessive
chaleur des orages. Le transport s'en allait secouant ses lits, ses blessés
et ses malades ; s'en allait toujours vite, sur une mer remuée, tourmentée encore
comme au renversement des moussons.
10 Depuis le départ d'Ha-long, il en était mort plus d'un, qu'il
avait fallu jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France
; beaucoup de ces petits lits s'étaient débarrassés déjà de leur pauvre
contenu.
Et ce jour-là, dans l'hôpital mouvant, il faisait
très sombre : on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les
mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de
malades.
Il allait plus mal, lui ; c'était la fin. Couché
toujours sur son côté percé, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui
lui restait de force, pour immobiliser cette eau, cette décomposition liquide
dans ce poumon droit [1], et tâcher de respirer seulement avec l'autre. Mais
cet autre aussi, peu à peu, s'était pris par voisinage, et l'angoisse
suprême était commencée.
Toute sorte de visions du pays hantaient son cerveau
mourant ; dans l'obscurité chaude, des figures aimées ou affreuses venaient
se pencher sur lui ; il était dans un perpétuel rêve d'halluciné, où passaient
la Bretagne et l'Islande.
Le matin, il avait fait appeler le prêtre,
et celui-ci, qui était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait
été surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d'un
petit enfant.
Edmond Rudaux
15 Il demandait de l'air, de l'air ; mais il n'y en
avait nulle part ; les manches à vent n'en donnaient plus ; l'infirmier, qui
l'éventait tout le temps avec un éventail à fleurs chinoises, ne faisait que
remuer sur lui des buées malsaines, des fadeurs déjà cent fois respirées, dont
les poitrines ne voulaient plus.
Quelquefois, il lui prenait des rages désespérées
pour sortir de ce lit, où il sentait si bien la mort venir ; d'aller au plein
vent là-haut, essayer de revivre... Oh ! Les autres, qui
couraient dans les haubans, qui habitaient dans les hunes ! ... Mais
tout son grand effort pour s'en aller n'aboutissait qu'à un soulèvement de sa
tête et de son côté affaibli, --quelque chose comme ces mouvements incomplets
que l'on fait pendant le sommeil. --Eh ! Non, il ne pouvait
plus ; il retombait dans les mêmes creux de son lit défait, déjà englué
là par la mort ; et chaque fois, après la fatigue d'une telle secousse, il perdait
pour un instant conscience de tout.
Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un
sabord, bien que ce fût encore dangereux, la mer n'étant pas assez calmée.
C'était le soir, vers six heures. Quand cet auvent de fer fut soulevé, il entra
de la lumière seulement, de l'éblouissante lumière rouge. Le soleil couchant
apparaissait à l'horizon avec une extrême splendeur, dans la déchirure d'un
ciel sombre ; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il éclairait cet
hôpital en vacillant, comme une torche que l'on balance.
De l'air, non, il n'en vint point ; le peu qu'il
y en avait dehors était impuissant à entrer ici, à chasser les senteurs de la
fièvre. Partout, à l'infini, sur cette mer équatoriale, ce n'était qu'humidité
chaude, que lourdeur irrespirable. Pas d'air nulle part, pas même pour les mourants
qui haletaient.
... Une dernière vision l'agita beaucoup : sa
vieille grand'mère, passant sur un chemin, très vite, avec une expression d'anxiété
déchirante ; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funèbres ; elle se
rendait à Paimpol, mandée au bureau de la marine pour y être informée qu'il
était mort. [4]
20 Il se débattait maintenant ; il râlait. On épongeait aux coins
de sa bouche de l'eau et du sang, qui étaient remontés de sa poitrine, à flots,
pendant ses contorsions d'agonie. Et le soleil magnifique l'éclairait toujours
; au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein
les nuages ; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu
rouge [3], qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de
lui. [5]
... A ce moment, ce soleil se voyait aussi,
là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et
au même instant précis de sa durée sans fin ; là, pourtant, il avait une couleur
très différente ; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre
[6], il éclairait d'une douce lumière blanche la grand'mère Yvonne, qui travaillait
à coudre, assise sur sa porte.
En Islande, où c'était le matin, il paraissait
aussi, à cette même minute de mort. Pâli davantage, on eût dit qu'il
ne parvenait à être vu là que par une sorte de
[6] tour de force d'obliquité. Il rayonnait tristement, dans un fiord où dérivait
la Marie, et son ciel était cette fois d'une de ces puretés hyperboréennes
qui éveillent des idées de planètes refroidies n'ayant plus d'atmosphère. Avec
une netteté glacée, il accentuait les détails de ce chaos de pierres qui est
l'Islande : tout ce pays, vu de la Marie, semblait
[6] plaqué sur un même plan et se tenir debout. Yann, qui était là, éclairé
un peu [6] étrangement lui aussi, pêchait comme
d'habitude, au milieu de ces aspects lunaires.
... Au moment où cette traînée de feu rouge [3],
qui entrait par ce sabord de navire, s'éteignit, où le soleil équatorial disparut
tout à fait dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit-fils mourant se chavirer,
se retourner vers le front comme pour disparaître dans la tête. Alors on abaissa
dessus les paupières avec leurs longs cils--et Sylvestre redevint très beau
et calme, comme un marbre couché...
Voici des marbres couchés, des figures de décédés sculptées en marbre au-dessus de leur tombeau, dans une petite chapel au sud de Paimpol, Notre Dame de l'Isle. On les trouve à travers l'Europe dans les églises.
(Source: Archives personnelles)
[1] Faites attention aux images qui entourent l'angoisse de Sylvestre. A quoi est-ce qu'elles vous font penser?
[2] Voici la mention de la médaille militaire conférée au jeune Sylvestre Floury pour ses deux blessures:
[3] Notez que Loti continue à utiliser des couleurs primaires et violentes ici.
[4] Vous verrez plus tard si Sylvestre a bien imaginé cette scène.
[5] "par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui."
Des tableaux du Moyen Age figurent souvent le Christ et les saints avec un nimbe autour de la tête. Cet élément du texte indique clairement ce qui était suggéré jusqu'ici: dans la scène de son angoisse, Loti est en train de comparer Sylveste à Jésus Christ qui, crucifié, avait le côté droit percé, lui aussi, d'une blessure d'où sortaient, comme pour Sylvestre, du sang et de l'eau (cf. Jean 19:34).
Voyez ci-dessous un tableau du Moyen Age (c. 1440), de Fra Angelico, qui représente le Christ avec nimbe et côté droit percé. Vous pouvez voir le sang et l'eau qui en sortent. Les autres présents, qui seront tous des saints, ont eux aussi des nimbes.
(Source: http://www.metmuseum.org/collections/images/ep/images/ep14.40.628.bw.L.jpg)
[6] Notez que Loti revient aux teintes et aux constructions de l'incertitude quand il revient en Bretagne et en Islande.
1. Qu'est-ce qu'on fait pour honorer l'héroïsme de Sylvestre?
2. Qu'est-ce qu'il y a dans sa boîte de matelot?
3. Qu'est-ce qui surprend le prêtre qu'on appelle pour Sylvestre?
4. Qu'est-ce qui est la dernière vision de Sylvestre?
5. Qu'est-ce que Yvonne et Yann font quand Sylvestre meurt?
21.2 "On avait fait ce qu'on avait pu"
Pourquoi ce que? II.B.2.b.
21.4 "Aussi il avait supplié qu'on l'embarquât, au risque de tout."
Que veut dire aussi ici, au commencement de la phrase?
21.7 "un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d'un pillage, sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne."
Pourquoi une forme de lequel? II.B.1.d.
21.10 "Depuis le départ d'Ha-long, il en était mort plus d'un, qu'il avait
fallu jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France ; beaucoup
de ces petits lits s'étaient débarrassés déjà de leur pauvre contenu."
21.12 "Mais cet autre aussi, peu à peu, s'était pris par voisinage,
et l'angoisse suprême était commencée."
21.14 " Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui
était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de
trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d'un petit enfant."
Notez les formes de l'adjectif démonstratif. IV.B.
21.11 "on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades."
Pourquoi à cause de ici pour "because"? V.B.
21.14 "Le matin, il avait fait appeler le prêtre"
Comprenez-vous cette construction? III.K.1.
21.17 "Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que ce fût encore dangereux, la mer n'étant pas assez calmée."
Pourquoi le subjonctif ici? III.D.2.b.
21.20 "au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec
du sang plein les nuages"
21.22 "Pâli davantage, on eût dit qu'il ne parvenait à être vu là
que par une sorte de tour de force d'obliquité."
Pourquoi le plus-que-parfait du subjonctif ici? III.D.4.b.
21.21 "A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner."
Que veut dire un verbe pronominal ici? III.B.2