Lectures 20-21: Pêcheur d'Islande III:1-2

Préparation à la lecture

(1) Vous noterez dans ce chapitre et les suivants qui ont lieu dans les pays tropicaux que Sylvestre visite, que les couleurs dont Loti se sert changent. Il n'est plus question de teintes (rose, gris, bleuâtre, verdâtre, etc.), mais maintenant de couleurs primaires vives (rouge, bleu, vert, etc.). De même, les procédés stylistiques d'incertitude remarqués avant (presque, un peu, plus ou moins, sembler, etc.) disparaissent presque totalement.

Ici, aussi, il y a un équivalent en peinture contemporaine, Henri Rousseau (1844-1910), qui a fait justement des tableaux de paysages exotiques avec des couleurs primaires et des formes très nettes. Ce sont des tableaux qui présentent souvent de la violence. (Je me suis servi du catalogue des oeuvres de Rousseau édité par Jean Bouret [Greenwich, CT: New York Graphic Society, 1961].) Rousseau a peint aussi un portrait célèbre de Loti, que vous pouvez voir à la fin de cette lecture.

Bouret31 Forêt vierge au soleil couchant 1907

(Source: http://www.artonline.it/edicola/artdos/095/images/i10g-095.jpg)

B143 Eclaireurs attaqués par un tigre 1904 (Merion, PA: The Barnes Foundation)

(Source: http://www.oir.ucf.edu/wm/paint/auth/rousseau/rousseau.eclaireur-tigre.jpg)

B160 Le repas du lion 1905 (New York: Metropolitan Museum of Art)

(Source: http://fpx.metmuseum.org/fif=collections/ep/ep51.112.5.X.fpx&obj=iip,1.0&wid=500&hei=347&rgn=0,0,1,1&lng=en_US&cvt=jpeg)

B195 Le jungle: un tigre attaquant un buffle 1908 (Cleveland: Museum of Art)

(Source: http://www.clemusart.com/OCimg/magnify/1998-08/CMA_.1949.186.jpg)

B196 Combat de tigre et de buffle 1908 (St. Petersburg: Hermitage Museum; une étude pour B195)

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/E60PD$1OA2TJ4S0X6.jpg)

B223 Cheval attaqué par un jaguar 1910

(Source: http://www.spectrumvoice.com/art/20th/european/french/rousseau/rousse63.jpg)

B229 Paysage exotique: singe et indien 1910 (Richmond, VA: Virginia Museum of Fine Art)

(Source: http://www.vmfa.state.va.us/TropicalLandscape.html)

Lecture 20

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III:1

      ... Dans l'air, une balle qui siffle ! ... Sylvestre s'arrête court, dressant l'oreille...

     C'est sur une plaine infinie, d'un vert (1) tendre et velouté de printemps. Le ciel est gris, pesant aux épaules.

     Ils sont là six matelots armés, en reconnaissance au milieu des fraîches rizières, dans un sentier de boue...

     ... Encore ! ! ... Ce même bruit dans le silence de l'air ! -bruit aigre et ronflant, espèce de dzinn prolongé, donnant bien l'impression de la petite chose méchante et dure qui passe là tout droit, très vite, et dont la rencontre peut être mortelle.

5   Pour la première fois de sa vie, Sylvestre écoute cette musique-là. Ces balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l'on tire soi-même : le coup de feu, parti de loin, est atténué, on ne l'entend plus ; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de métal, qui file en traînée rapide, frôlant vos oreilles...

     ... Et dzinn encore, et dzinn ! Il en pleut maintenant, des balles. Tout près des marins, arrêtés net, elles s'enfoncent dans le sol inondé de la rizière, chacune avec un petit flac de grêle, sec et rapide, et un léger éclaboussement d'eau.

     Eux se regardent, en souriant comme d'une farce drôlement jouée, et ils disent :

     --Les Chinois ! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-noirs, pour les matelots, tout cela c'est de la même famille chinoise.)

     Et comment rendre ce qu'ils mettent de dédain, de vieille rancune moqueuse, d'entrain pour se battre, dans cette manière de les annoncer : "les Chinois !"

10 Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci ; on les voit ricocher, comme des sauterelles dans l'herbe. Cela n'a pas duré une minute, ce petit arrosage de plomb, et déjà cela cesse. Sur la grande plaine verte (1), le silence absolu revient, et nulle part on n'aperçoit rien qui bouge.

     Ils sont tous les six encore debout, l'oeil au guet, prenant le vent, ils cherchent d'où cela a pu venir.

     De là-bas, sûrement, de ce bouquet de bambous qui fait dans la plaine comme un îlot de plumes, et derrière lesquels apparaissent, à demi cachées, des toitures cornues. Alors ils y courent ; dans la terre détrempée de la rizière, leurs pieds s'enfoncent ou glissent ; Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui qui court devant.

     Rien ne siffle plus ; on dirait qu'ils ont rêvé...

     Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours et éternellement les mêmes, -- le gris des ciels couverts, la teinte fraîche des prairies au printemps, --on croirait voir les champs de France, avec des jeunes hommes courant là gaiement, pour tout autre jeu que celui de la mort.

Un tableau de Monet qui suggère "des prairies au printemps"

W1202 Prairie à Giverny 1888 (St. Petersburg: Hermitage)

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/U0DRXPLSHQ7GRMGG6.jpg)

15  Mais, à mesure qu'ils s'approchent, ces bambous montrent mieux la finesse exotique de leur feuillée, ces toits de village accentuent l'étrangeté de leur courbure, et des hommes jaunes, embusqués derrière, avancent, pour regarder, leurs figures plates contractées par la malice et la peur... Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se déploient en une longue ligne tremblante, mais décidée et dangereuse.

     --Les Chinois ! disent encore les matelots, avec leur même brave sourire.

     Mais c'est égal, ils trouvent cette fois qu'il y en a beaucoup, qu'il y en a trop. Et l'un d'eux en se retournant, en aperçoit d'autres, qui arrivent par derrière, émergeant d'entre les herbages...

     ... Il fut très beau, dans cet instant, dans cette journée, le petit Sylvestre ; sa vieille grand'mère eût été fière de le voir si guerrier !

     Déjà transfiguré depuis quelques jours, bronzé, la voix changée, il était là comme dans un élément à lui. A une minute d'indécision suprême, les matelots, éraflés par les balles, avaient presque commencé ce mouvement de recul qui eût été leur mort à tous ; mais Sylvestre avait continué d'avancer ; ayant pris son fusil par le canon, il tenait tête à tout un groupe, fauchant de droite et de gauche, à grands coups de crosse qui assommaient. [1] Et, grâce à lui, la partie avait changé de tournure : cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui décide aveuglément de tout, dans ces petites batailles non dirigées, était passé du côté des Chinois ; c'étaient eux qui avaient commencé à reculer.

20 ... C'était fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots, ayant rechargé leurs armes à tir rapide, les abattaient à leur aise ; il y avait des flaques rouges (1) dans l'herbe, des corps effondrés, des crânes versant leur cervelle dans l'eau de la rivière.

     Ils fuyaient tout courbés, rasant le sol, s'aplatissant comme des léopards. Et Sylvestre courait après, déjà blessé deux fois, un coup de lance à la cuisse, une entaille profonde dans le bras ; mais ne sentant rien que l'ivresse de se battre, cette ivresse non raisonnée qui vient du sang vigoureux, celle qui donne aux simples le courage superbe, celle qui faisait les héros antiques. [2]

     Un, qu'il poursuivait, se retourna pour le mettre en joue, dans une inspiration de terreur désespérée. Sylvestre s'arrêta, souriant, méprisant, sublime, pour le laisser décharger son arme, puis se jeta sur la gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais, dans le mouvement de détente, le canon de ce fusil dévia par hasard dans le même sens. Alors, lui, sentit une commotion à la poitrine, et, comprenant bien ce que c'était, par un éclair de pensée, même avant toute douleur, il détourna la tête vers les autres marins qui suivaient, pour essayer de leur dire, comme un vieux soldat, la phrase consacrée : "je crois que j'ai mon compte !" Dans la grande aspiration qu'il fit, venant de courir, pour prendre, avec sa bouche, de l'air plein ses poumons, il en sentit entrer aussi, par un trou à son sein droit, avec un petit bruit horrible, comme dans un soufflet crevé. En même temps, sa bouche s'emplit de sang, tandis qu'il lui venait au côté une douleur aiguë, qui s'exaspérait vite, vite, jusqu'à être quelque chose d'atroce et d'indicible.

     Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la tête perdue de vertige et cherchant à reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge (1) dont la montée l'étouffait, --et puis, lourdement, dans la boue, il s'abattit.

Observations

[1] Pendant l'écriture de Pêcheur d'Islande, Loti était au Vietnam avec la marine française. Il y voyait des scènes de combat d'une férocité inhumaine de la part des soldats français (un Mai Lai français avant la lettre), dont il a fait un reportage dans trois articles pour le grand journal parisien, Le Figaro. (Loti a modifié ces trois articles plus tard, avant de les publier dans un recueil d'articles qui s'appelle Figures et choses qui passaient, supprimant des détails souvent très crus. Vous pouvez les consulter dans leur forme modifiée en cliquant ici.) Ce reportage lui a valu une réprimande de l'administration militaire, qui lui a ordonné de revenir en France. A l'époque, il se défendait en disant qu'il n'avait pas voulu condamner les actions des matelots français. A la fin, c'était son éditeur, Juliette Adam, qui l'a sauvé, parce qu'elle connaissait le président de la France. Une trentaine d'années plus tard, cependant, quand il était à la retraite et ne devait plus s'inquiéter de l'administration de la Marine, Loti a écrit dans Prime jeunesse (1919), un livre de mémoires, de "l'absurde et folle expédition du Tonkin [qui] venait d'être décrétée par l'un des plus néfastes de nos gouvernements [celui de Jules Ferry]; on envoyait là-bas, pour un but stérile, des milliers d'enfants de France qui ne devaient jamais revenir. . . . sacrifiés par la folie criminelle des politiciens colonisateurs" (Le roman d'un enfant, suivi de Prime jeunesse, ed. Bruno Vercier [Paris: Gallimard, 1999] 303, 304).

[2] Le courage de Sylvestre rappelle celui du Celte Commius, à la fin des Commentaires de Jules César sur la guerre en Gaule (VIII.48). Encore une fois, pour Loti comme pour beaucoup de Français de son époque, les Bretons étaient les descendants directs des Celtes (Gaulois), héritiers de leurs meilleures qualités.

En décrivant les blessures de son Sylvestre, Loti s'est peut-être souvenu de celles de Sylvestre Floury (1862-1934), un jeune marin que Loti a connu pendant la campagne en Indochine. Comme vous pouvez voir sur ce document, fourni par son petit fils qui s'appelle, lui aussi, Sylvestre Floury, le jeune Floury était lui aussi blessé à la poitrine et à la cuisse en Indochine, le 2 octobre 1884..



Révision de la lecture

1. Pourquoi les six matelots sont-ils dans les rizières?
2. A quoi Loti compare-t-il les balles ennemies?
3. Où sont les Annamites et Tonkinois contre qui les six marins se battent?
4. Quel effet le courage de Sylvestre a-t-il sur les autres matelots?
5. Pourquoi Sylvestre ne sent-il pas ses blessures?

Révision de la grammaire

20.13 "Rien ne siffle plus ; on dirait qu'ils ont rêvé..."

Pourquoi rien ne et non pas ne rien? VI.B.

20.17 "Mais c'est égal, ils trouvent cette fois qu'il y en a beaucoup, qu'il y en a trop."

Pourquoi en? II.G.1.

20.18 "Il fut très beau, dans cet instant, dans cette journée, le petit Sylvestre ; sa vieille grand'mère eût été fière de le voir si guerrier !"
20. 19 " cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui décide aveuglément de tout, dans ces petites batailles non dirigées, était passé du côté des Chinois"

Pourquoi ces formes de l'adjectif démonstratif? IV.B.

20.18 "sa vieille grand'mère eût été fière de le voir si guerrier !"
20.19 "A une minute d'indécision suprême, les matelots, éraflés par les balles, avaient presque commencé ce mouvement de recul qui eût été leur mort à tous"

Pourquoi le plus-que-parfait du subjonctif ici? III.D.4.b.

20.19 "Et, grâce à lui, la partie avait changé de tournure"

Pourquoi grâce à pour exprimer "because"? V.B.

20.22 "En même temps, sa bouche s'emplit de sang, tandis qu'il lui venait au côté une douleur aiguë, qui s'exaspérait vite, vite, jusqu'à être quelque chose d'atroce et d'indicible."

Notez la construction avec quelque chose + de + adjectif ici. VII.H.

20.23 " Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la tête perdue de vertige et cherchant à reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge dont la montée l'étouffait"

Notez la préposition après chercher suivi d'un infinitif. III.G.

 

Lecture 21

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III:2

     Environ quinze jours après, comme le ciel se faisait déjà plus sombre à l'approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune, Sylvestre, qu'on avait rapporté à Hanoï, fut envoyé en rade d'Ha-long et mis à bord d'un navire-hôpital qui rentrait en France.

Voici une carte de l'Asie qui indique Hanoï (l'étoile rouge au centre)

(Source: Mapquest)

     Il avait été longtemps promené sur divers brancards, avec des temps d'arrêt dans des ambulances. On avait fait ce qu'on avait pu ; mais, dans ces conditions mauvaises, sa poitrine s'était remplie d'eau, du côté percé, et l'air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui ne se fermait pas. [1]

     On lui avait donné la médaille militaire et il en avait eu un moment de joie. [2]

     Mais il n'était plus le guerrier d'avant, à l'allure décidée, à la voix vibrante et brève. Non, tout cela était tombé devant la longue souffrance et la fièvre amollissante. Il était redevenu enfant, avec le mal du pays ; il ne parlait presque plus, répondant à peine d'une petite voix douce, presque éteinte. Se sentir si malade, et être si loin, si loin ; penser qu'il faudrait tant de jours et de jours avant d'arriver au pays, --vivrait-il seulement jusque-là, avec ses forces qui diminuaient ? ... Cette notion d'effroyable éloignement était une chose qui l'obsédait sans cesse ; qui l'opressait à ses réveils, --quand, après les heures d'assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse de ses plaies, la chaleur de sa fièvre et le petit bruit soufflant de sa poitrine crevée. Aussi il avait supplié qu'on l'embarquât, au risque de tout.

5   Il était très lourd à porter dans son cadre ; alors, sans le vouloir, on lui donnait des secousses cruelles en le charroyant.

     A bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l'un des petits lits de fer alignés à l'hôpital et il recommença en sens inverse sa longue promenade à travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu de vivre comme un oiseau dans le plein vent des hunes, c'était dans les lourdeurs d'en bas, au milieu des exhalaisons de remèdes, de blessures et de misères.

     Les premiers jours, la joie d'être en route avait amené en lui un peu de mieux. Il pouvait se tenir soulevé sur son lit avec des oreillers, et de temps en temps il demandait sa boîte. Sa boîte de matelot était le coffret de bois blanc, acheté à Paimpol, pour mettre ses choses précieuses ; on y trouvait les lettres de la grand'mère Yvonne, celles d'Yann, et de Gaud, un cahier où il avait copié des chansons de bord, et un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d'un pillage, sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne. [2]

     Le mal pourtant ne s'améliorait pas et, dès la première semaine, les médecins pensèrent que la mort ne pouvait plus être évitée.

     ... Près de l'équateur maintenant, dans l'excessive chaleur des orages. Le transport s'en allait secouant ses lits, ses blessés et ses malades ; s'en allait toujours vite, sur une mer remuée, tourmentée encore comme au renversement des moussons.

10 Depuis le départ d'Ha-long, il en était mort plus d'un, qu'il avait fallu jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France ; beaucoup de ces petits lits s'étaient débarrassés déjà de leur pauvre contenu.

     Et ce jour-là, dans l'hôpital mouvant, il faisait très sombre : on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades.

     Il allait plus mal, lui ; c'était la fin. Couché toujours sur son côté percé, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de force, pour immobiliser cette eau, cette décomposition liquide dans ce poumon droit [1], et tâcher de respirer seulement avec l'autre. Mais cet autre aussi, peu à peu, s'était pris par voisinage, et l'angoisse suprême était commencée.

     Toute sorte de visions du pays hantaient son cerveau mourant ; dans l'obscurité chaude, des figures aimées ou affreuses venaient se pencher sur lui ; il était dans un perpétuel rêve d'halluciné, où passaient la Bretagne et l'Islande.

     Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d'un petit enfant.

Edmond Rudaux

15 Il demandait de l'air, de l'air ; mais il n'y en avait nulle part ; les manches à vent n'en donnaient plus ; l'infirmier, qui l'éventait tout le temps avec un éventail à fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur lui des buées malsaines, des fadeurs déjà cent fois respirées, dont les poitrines ne voulaient plus.

     Quelquefois, il lui prenait des rages désespérées pour sortir de ce lit, où il sentait si bien la mort venir ; d'aller au plein vent là-haut, essayer de revivre... Oh ! Les autres, qui couraient dans les haubans, qui habitaient dans les hunes ! ... Mais tout son grand effort pour s'en aller n'aboutissait qu'à un soulèvement de sa tête et de son côté affaibli, --quelque chose comme ces mouvements incomplets que l'on fait pendant le sommeil. --Eh ! Non, il ne pouvait plus ; il retombait dans les mêmes creux de son lit défait, déjà englué là par la mort ; et chaque fois, après la fatigue d'une telle secousse, il perdait pour un instant conscience de tout.

     Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que ce fût encore dangereux, la mer n'étant pas assez calmée. C'était le soir, vers six heures. Quand cet auvent de fer fut soulevé, il entra de la lumière seulement, de l'éblouissante lumière rouge. Le soleil couchant apparaissait à l'horizon avec une extrême splendeur, dans la déchirure d'un ciel sombre ; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il éclairait cet hôpital en vacillant, comme une torche que l'on balance.

     De l'air, non, il n'en vint point ; le peu qu'il y en avait dehors était impuissant à entrer ici, à chasser les senteurs de la fièvre. Partout, à l'infini, sur cette mer équatoriale, ce n'était qu'humidité chaude, que lourdeur irrespirable. Pas d'air nulle part, pas même pour les mourants qui haletaient.

     ... Une dernière vision l'agita beaucoup : sa vieille grand'mère, passant sur un chemin, très vite, avec une expression d'anxiété déchirante ; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funèbres ; elle se rendait à Paimpol, mandée au bureau de la marine pour y être informée qu'il était mort. [4]

20  Il se débattait maintenant ; il râlait. On épongeait aux coins de sa bouche de l'eau et du sang, qui étaient remontés de sa poitrine, à flots, pendant ses contorsions d'agonie. Et le soleil magnifique l'éclairait toujours ; au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages ; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge [3], qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui. [5]


     ... A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin ; là, pourtant, il avait une couleur très différente ; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre [6], il éclairait d'une douce lumière blanche la grand'mère Yvonne, qui travaillait à coudre, assise sur sa porte.
     

     En Islande, où c'était le matin, il paraissait aussi, à cette même minute de mort. Pâli davantage, on eût dit qu'il ne parvenait à être vu là que par une sorte de [6] tour de force d'obliquité. Il rayonnait tristement, dans un fiord où dérivait la Marie, et son ciel était cette fois d'une de ces puretés hyperboréennes qui éveillent des idées de planètes refroidies n'ayant plus d'atmosphère. Avec une netteté glacée, il accentuait les détails de ce chaos de pierres qui est l'Islande : tout ce pays, vu de la Marie, semblait [6] plaqué sur un même plan et se tenir debout. Yann, qui était là, éclairé un peu [6] étrangement lui aussi, pêchait comme d'habitude, au milieu de ces aspects lunaires.
     

     ... Au moment où cette traînée de feu rouge [3], qui entrait par ce sabord de navire, s'éteignit, où le soleil équatorial disparut tout à fait dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit-fils mourant se chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaître dans la tête. Alors on abaissa dessus les paupières avec leurs longs cils--et Sylvestre redevint très beau et calme, comme un marbre couché...

Voici des marbres couchés, des figures de décédés sculptées en marbre au-dessus de leur tombeau, dans une petite chapel au sud de Paimpol, Notre Dame de l'Isle. On les trouve à travers l'Europe dans les églises.

(Source: Archives personnelles)

Observations

[1] Faites attention aux images qui entourent l'angoisse de Sylvestre. A quoi est-ce qu'elles vous font penser?

[2] Voici la mention de la médaille militaire conférée au jeune Sylvestre Floury pour ses deux blessures:

[3] Notez que Loti continue à utiliser des couleurs primaires et violentes ici.

[4] Vous verrez plus tard si Sylvestre a bien imaginé cette scène.

[5] "par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui."

Des tableaux du Moyen Age figurent souvent le Christ et les saints avec un nimbe autour de la tête. Cet élément du texte indique clairement ce qui était suggéré jusqu'ici: dans la scène de son angoisse, Loti est en train de comparer Sylveste à Jésus Christ qui, crucifié, avait le côté droit percé, lui aussi, d'une blessure d'où sortaient, comme pour Sylvestre, du sang et de l'eau (cf. Jean 19:34).

Voyez ci-dessous un tableau du Moyen Age (c. 1440), de Fra Angelico, qui représente le Christ avec nimbe et côté droit percé. Vous pouvez voir le sang et l'eau qui en sortent. Les autres présents, qui seront tous des saints, ont eux aussi des nimbes.

(Source: http://www.metmuseum.org/collections/images/ep/images/ep14.40.628.bw.L.jpg)

[6] Notez que Loti revient aux teintes et aux constructions de l'incertitude quand il revient en Bretagne et en Islande.

Révision de la lecture

1. Qu'est-ce qu'on fait pour honorer l'héroïsme de Sylvestre?
2. Qu'est-ce qu'il y a dans sa boîte de matelot?
3. Qu'est-ce qui surprend le prêtre qu'on appelle pour Sylvestre?
4. Qu'est-ce qui est la dernière vision de Sylvestre?
5. Qu'est-ce que Yvonne et Yann font quand Sylvestre meurt?

Révision de la grammaire

21.2 "On avait fait ce qu'on avait pu"

Pourquoi ce que? II.B.2.b.

21.4 "Aussi il avait supplié qu'on l'embarquât, au risque de tout."

Que veut dire aussi ici, au commencement de la phrase?

21.7 "un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d'un pillage, sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne."

Pourquoi une forme de lequel? II.B.1.d.

21.10 "Depuis le départ d'Ha-long, il en était mort plus d'un, qu'il avait fallu jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France ; beaucoup de ces petits lits s'étaient débarrassés déjà de leur pauvre contenu."
21.12 "Mais cet autre aussi, peu à peu, s'était pris par voisinage, et l'angoisse suprême était commencée."
21.14 " Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d'un petit enfant."

Notez les formes de l'adjectif démonstratif. IV.B.

21.11 "on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades."

Pourquoi à cause de ici pour "because"? V.B.

21.14 "Le matin, il avait fait appeler le prêtre"

Comprenez-vous cette construction? III.K.1.

21.17 "Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que ce fût encore dangereux, la mer n'étant pas assez calmée."

Pourquoi le subjonctif ici? III.D.2.b.

21.20 "au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages"
21.22 "Pâli davantage, on eût dit qu'il ne parvenait à être vu là que par une sorte de tour de force d'obliquité."

Pourquoi le plus-que-parfait du subjonctif ici? III.D.4.b.

21.21 "A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner."

Que veut dire un verbe pronominal ici? III.B.2