Pierre Loti : Pêcheur d'Islande

Lectures 1-22 (I:1-III:4)

Préparation à la lecture

(1) "une sorte de logis sombre," etc.

Dès la première phrase de Pêcheur d'Islande (1886), nous voyons un exemple d'une des méthodes impressionistes de Pierre Loti (1850-1923): une construction linguistique qui rend l'objet de la description incertain, "une sorte de logis sombre . . ." plutôt que simplement "un logis sombre," ce qui aurait été bien plus certain. (Comme vous lirez ci-dessous à propos des peintres Impressionistes: "la fragmentation des touches suggérant formes et volumes au détriment du dessin"). Il y a beaucoup d'autres constructions linguistiques semblables dans ce texte. Dans cette première lecture, nous les avons toutes indiquées en pourpre ainsi. En lisant le texte, faites attention à ces constructions, et notez comment elles créent le même effet, le même indéfini qu'on voit dans les tableaux impressionistes de son contemporain Claude Monet (1840-1926). En voici trois qui datent de 1886, l'année de Pêcheur d'Islande, et qui viennent de son séjour en Bretagne, à Belle Ile en mer.

W1101 Pointes de rochers à Port-Goulphar   Cincinnati Art Museum

(Source: http://www.nga.gov.au/MonetJapan/Images/LRG/W1101.jpg )

W1112 Belle-Ile, effet de pluie    Tokyo: Bridgestone Museum

(Source: http://www.nga.gov.au/MonetJapan/Images/LRG/W1112.jpg )


W1116 Tempête, côte de Belle-Ile    Paris: Musée d'Orsay

(Source: http://photos1.blogger.com/img/47/1334/640/Monet..4.jpg)

Voici un petit essai sur l'Impressionisme en peinture, si vous voulez en savoir plus.

Impressionisme: mouvement pictural qui se forma en France dans le dernier tiers du XIXe siècle en réaction contre la peinture académique officielle. L'impressionnisme désigne cependant moins une école à proprement parler qu'une tendance qui entraîna derrière elle toute une génération d'artistes. Sans l'impressionnisme qui déstabilisa la tradition de la peinture, les révolutions stylistiques du début du XXe siècle n'auraient pas été possibles.
     Par extension, le terme désigne également un certain style de musique apparu au début du XXe siècle.
     C'est au titre d'un tableau de Claude Monet, Impression soleil levant [voyez la Lecture 2], que l'impressionnisme doit son nom. En mai 1874 se tint dans les ateliers du photographe Nadar, boulevard des Capucines, une exposition de jeunes peintres indépendants, parmi lesquels figuraient Claude Monet, Paul Cézanne, Pierre-Auguste Renoir et Alfred Sisley. Ayant en commun une même recherche picturale, le rendu du plein-air et des effets de lumière, ils s'étaient constitués en société anonyme pour faire face à leur exclusion constante du Salon officiel. La manifestation fit scandale et les critiques trouvèrent dans «les plus absurdes croûtes de ces peintres», semblant «avoir déclaré la guerre à la beauté», l'occasion de manifester leurs railleries et leur mépris. Ce fut ainsi que le journaliste Louis Leroy, tournant en dérision le tableau de Monet, s'exclama dans le Charivari: «Impression. J'en étais sûr. puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l'impression là-dedans». Le terme était né, et accepté d'emblée par les artistes eux-mêmes et leur petit cercle d'amateurs (parmi lesquels les critiques d'avant-garde Jules Castagnary, Edmond Duranty, Théodore Duret et le marchand Durand-Ruel). Malgré la persistance des attaques malveillantes et des querelles esthétiques internes au groupe, sept autres expositions s'organisèrent dès lors sous ce vocable, dont la dernière eut lieu en 1886 [l'année de la publication de Pêcheur d'Islande).
      Ces huit manifestations ne définissent cependant l'impressionnisme qu'historiquement, car c'est en fait dès le début des années 1860 que le terme «impression» apparut au centre de toutes les conversations des jeunes peintres qui se retrouvaient, autour d'Édouard Manet, au café Guerbois, puis au café de la Nouvelle-Athènes. Sans théorie esthétique véritable, ces artistes travaillaient à une nouvelle manière de peindre, liée à une nouvelle manière de voir, née de la sensation immédiate. La vision en plein-air, sans cesse renouvelée par les variations de la lumière, l'impression fugitive à saisir étaient déjà pour eux le véritable sujet à peindre. À cet effet, ils puisèrent à plusieurs sources, s'inspirant des oeuvres d'Eugène Boudin [vous verrez plus tard plusieurs de ses tableaux], de Jongkind et de Corot, des tableaux de l'école de Barbizon ou encore de celles de Courbet et de Manet, dont les thèmes empruntés à la vie quotidienne leur ouvraient la voie. Il s'agissait pour eux de capter instantanément ce qu'ils voyaient: ils définirent peu à peu l'espace par la décomposition des tons, la fragmentation des touches suggérant formes et volumes au détriment du dessin. Appliquant ensuite les théories de Chevreul (1839) sur le cercle chromatique et le mélange optique, ils n'utilisèrent plus que les couleurs primaires (rouge, bleu et jaune) et leurs complémentaires (orangé, violet et vert) dont la juxtaposition sur la toile permet de rendre toutes les vibrations de l'atmosphère. Nombreuses furent ainsi les oeuvres, antérieures à 1874, contenant en germe les conquêtes de l'impressionnisme, notamment les toiles peintes à la Grenouillère en 1869 par Renoir (National Museum, Stockholm) et par Monet (Metropolitan Museum of Art, NewYork). Et lorsque Pissarro et Monet, fuyant la France en guerre, se réfugièrent à Londres et purent admirer les peintures de Turner et de Constable, cette découverte ne fut que le «révélateur» d'un style déjà largement élaboré.

(Source: http://www.tbs.be/autremonde/Peinture/Impressionisme/Impressionisme.htm)

Lecture 1

I:1

     Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de (1) logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leurs tailles, s'effilait par un bout, comme l'intérieur d'une grande mouette vidée ; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil.

     Dehors, ce devait être la mer et la nuit, mais on n'en savait trop rien : une seule ouverture coupée dans le plafond était fermée par un couvercle en bois, et c'était une vieille lampe suspendue qui les éclairait en vacillant.

     Il y avait du feu dans un fourneau ; leurs vêtements mouillés séchaient, en répandant de la vapeur qui se mêlait aux fumées de leurs pipes de terre.

     Leur table massive occupait toute leur demeure ; elle en prenait très exactement la forme, et il restait juste de quoi se couler autour pour s'asseoir sur des caissons étroits scellés aux murailles de chêne. De grosses poutres passaient au-dessus d'eux, presque à toucher leurs têtes ; et derrière leur dos, des couchettes qui semblaient creusées dans l'épaisseur de la charpente s'ouvraient comme des niches d'un caveau pour mettre les morts.

Voici une photo de l'intérieur d'un tel vaisseau, où "de grosses poutres passaient au-dessus . . .et . . . des couchettes qui semblaient creusées dans l'épaisseur de la charpente s'ouvraient comme des niches d'un caveau pour mettre les morts."

(Source: Genet, Christian, and Daniel Hervé. Pierre Loti l'enchanteur. Gemozac: C. Genet, 1988)


Toutes ces boiseries étaient grossières et frustes, imprégnées d'humidité et de sel ; usées, polies par les frottements de leurs mains.

5   Ils avaient bu, dans leurs écuelles, du vin et du cidre, aussi la joie de vivre éclairait leurs figures qui étaient franches et braves. Maintenant ils restaient attablés et devisaient, en breton [1], sur des questions de femmes et de mariages.

     Contre un panneau du fond, une sainte vierge en faïence était fixée sur une planchette, à une place d'honneur.

Une telle vierge en faïence

Source: Musée "Mémoire d'Islande" de Ploubazlanec

Elle était un peu ancienne, la patronne de ces marins, et peinte avec un art encore naïf. Mais les personnages en faïence se conservent beaucoup plus longtemps que les vrais hommes ; aussi sa robe rouge et bleue faisait encore l'effet d'une petite chose très fraîche au milieu de tous les gris sombres de cette pauvre maison de bois. Elle avait dû écouter plus d'une ardente prière, à des heures d'angoisses ; on avait cloué à ses pieds deux bouquets de fleurs artificielles et un chapelet. [2]

     Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement, un épais tricot de laine bleue serrant le torse et s'enfonçant dans la ceinture du pantalon ; sur la tête, l'espèce de casque en toile goudronnée qu'on appelle suroît (du nom de ce vent de sud-ouest qui dans notre hémisphère amène les pluies).

Voici un pêcheur breton portant un suroît

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

     Ils étaient d'âges divers. Le capitaine pouvait avoir quarante ans ; trois autres, de vingt-cinq à trente. Le dernier, qu'ils appelaient Sylvestre ou Lurlu, n'en avait que dix-sept. Il était déjà un homme, pour la taille et la force ; une barbe noire, très fine et très frisée, couvrait ses joues ; seulement il avait gardé ses yeux d'enfant, d'un gris bleu, qui étaient extrêmement doux et tout naïfs.

Voici un dessin que Pierre Loti a fait de Pierre Scoarnec, un marin breton qui lui a servi de modèle pour Sylvestre Moan

(Source: Dessin de l'auteur)

     Très près les uns des autres, faute d'espace, ils paraissaient éprouver un vrai bien-être, ainsi tapis dans leur gîte obscur.

10  ... Dehors, ce devait être la mer et la nuit, l'infinie désolation des eaux noires et profondes. Une montre de cuivre, accrochée au mur, marquait onze heures, onze heures du soir sans doute; et, contre le plafond de bois, on entendait le bruit de la pluie.

     Ils traitaient très gaiement entre eux ces questions de mariage, --mais sans rien dire qui fût déshonnête. Non, c'étaient des projets pour ceux qui étaient encore garçons, ou bien des histoires drôles arrivées dans le pays, pendant des fêtes de noces. Quelquefois ils lançaient bien, avec un bon rire, une allusion un peu trop franche au plaisir d'aimer. Mais l'amour, comme l'entendent les hommes ainsi trempés, est toujours une chose saine, et dans sa crudité même il demeure presque chaste.

     Cependant Sylvestre s'ennuyait, à cause d'un autre appelé Jean (un nom que les Bretons prononcent Yann), qui ne venait pas.

     En effet, où était-il donc ce Yann ; toujours à l'ouvrage là-haut ? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête ? [3]

     --Tantôt minuit, pourtant, dit le capitaine.

15  Et, en se redressant debout, il souleva avec sa tête le couvercle de bois, afin d'appeler par là ce Yann. Alors une lueur très étrange tomba d'en haut [4]:

     --Yann ! Yann ! ... eh ! l'homme !

     L'homme répondit rudement du dehors. [5]

     Et, par ce couvercle un instant entr'ouvert, cette lueur si pâle qui était entrée ressemblait bien à celle du jour. [4] --"Bientôt minuit..." Cependant c'était bien comme une lueur de soleil, comme une lueur crépusculaire renvoyée de très loin par des miroirs mystérieux.

     Le trou refermé, la nuit revint, la petite lampe pendue se remit à briller jaune, et on entendit l'homme descendre avec de gros sabots par une échelle de bois.

20 Il entra, obligé de se courber en deux comme un gros ours, car il était presque un géant. Et d'abord il fit une grimace, en se pinçant le bout du nez à cause de l'odeur âcre de la saumure.

     Il dépassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout par sa carrure qui était droite comme une barre ; quand il se présentait de face, les muscles de ses épaules, dessinés sous son tricot bleu, formaient comme deux boules en haut de ses bras. Il avait de grands yeux bruns très mobiles, à l'expression sauvage et superbe.

Voici des dessins que Pierre Loti a faits de Guillaume Floury, un pêcheur breton qui lui a servi de modèle pour Yann Gaos.

     Sylvestre, passant ses bras autour de ce Yann, l'attira contre lui par tendresse, à la façon des enfants ; il était fiancé à sa soeur et le traitait comme un grand frère. L'autre se laissait caresser avec un air de lion câlin, en répondant par un bon sourire à dents blanches.

     Ses dents, qui avaient eu chez lui plus de place pour s'arranger que chez les autres hommes, étaient un peu espacées et semblaient toutes petites. Ses moustaches blondes étaient assez courtes, bien que jamais coupées ; elles étaient frisées très serré en deux petits rouleaux symétriques au-dessus de ses lèvres qui avaient des contours fins et exquis [6] ; et puis elles s'ébouriffaient aux deux bouts, de chaque côté des coins profonds de sa bouche. Le reste de sa barbe était tondu ras, et ses joues colorées avaient gardé un velouté frais, comme celui des fruits que personne n'a touchés.

     On remplit de nouveau les verres, quand Yann fut assis, et on appela le mousse pour rebourrer les pipes et les allumer.

25 Cet allumage était une manière pour lui de fumer un peu. C'était un petit garçon robuste, à la figure ronde, un peu le cousin de tous ces marins qui étaient plus ou moins parents entre eux ; en dehors de son travail assez dur, il était l'enfant gâté du bord. Yann le fit boire dans son verre, et puis on l'envoya se coucher.

Observations, Lecture 1

[1] "ils . . . devisaient, en breton."

La langue de la Bretagne, où habitent les personnages de ce roman, n'a aucune similarité avec le français. (Cette différence va jouer un rôle dans le roman, plus tard.) Voici le texte d'une conversation entre deux Bretons, Erwan et Yann. (Non, ce n'est pas le Yann dans le texte. Pour entendre cette conversation, cliquez ici )

Erwan. Labourat a rit kalz?
Yann. Ya 'vat, labourat a ran kalz bemdez. Kelenn a ran er Skol-Veur, ha studiañ a ran kalz: lenn a ran e pep lec'h, er gêr, er bus, en ostaleri. Ne ran nemet labourat.
Erwan. Skrivañ a rit e pep lec'h ivez?
Yann. Ne ran ket. Ober a ran er gêr hepken.
Erwan. Gwelout a ran... Ha beajiñ a rit kalz ?
Yann. Ya, beajiñ a ran kalz e Breizh, hag er broioù keltiek all un tammig.
Erwan. Mont a rit alies da Amerika ivez?
Yann. Ne ran ket alies. Mont a ran a-wechoù da Amerika, da Vro-Alamagn, ha da Vro-Japan ivez.
Erwan. Plijout a ra Bro Japan deoc'h?
Yann. Ya, plijout a ra din kalz. Amerika avat ne ra ket.

(Source: http://www.kervarker.org/francais/diviz19.html)

Les Bretons constituaient une culture minoritaire située dans -- et souvent dédaignée par -- une culture majoritaire (la France). Le gouvernement central à Paris essayait autrefois de supprimer le breton, de contraindre la population de la région à parler uniquement la langue de tous les Français. Un ami à moi, Gervais Leclerc, raconte qu'à l'école il y avait des affiches qui disaient: "Défense de cracher par terre et de parler breton".

Aujourd'hui les jeunes Bretons qui ne veulent pas ressembler à tout le monde reprennent l'étude de leur patrimoine linguistique. Il y a même des écoles Diwan, dont une à Paimpol, où les élèves font presque toutes leurs études en breton.

De jeunes élèves à l'Ecole Diwan de Paimpol

(Source: Archives personnelles)

Il y a aussi des écoles bi-langues.

Malgré tout ce progrès, les bretonisants (gens qui parlent breton) se plaignent que le média national ne fait pas attention à leur mouvement.

[2] Dans sa correspondance, le peintre Vincent Van Gogh, grand lecteur de romans français en général et de Pierre Loti en particulier, dit que ce paragraphe a inspiré un de ses plus célèbres tableaux:

La Berceuse (1888)

(Source: http://www.vincent.nl/?/gallery/paintings/jh1670.htm)

[3] "En effet, où était-il donc ce Yann ; toujours à l'ouvrage là-haut ? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête ?"

Ce passage semble exprimer la pensée de Sylvestre, mais le texte n'indique pas clairement ni où commence ni où finit sa pensée, et ne dit pas que ces mots représentent la pensée non plus du narrateur, mais de Sylvestre. (Loti aurait pu écrire: "En effet, où était-il donc ce Yann, Sylvestre se demanda-t-il; toujours à l' ouvrage là-haut ? . . ." etc.) C'était Gustave Flaubert (1821-1880), romancier que Loti admirait énormement, qui est célèbre pour l'utilisation de ce procédé stylistique, qu'on appelle le discours indirect libre.

Discours direct: "En effet, où était-il donc ce Yann, Sylvestre se demanda-t-il; toujours à l'ouvrage là-haut ? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête ?"
Discours indirect: Sylvestre se demanda où était donc ce Yann ; toujours à l'ouvrage là-haut ? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête ?
Discours indirect libre:  En effet, où était-il donc ce Yann ; toujours à l'ouvrage là-haut ? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête ?

Comme on peut voir ici et à travers le texte, ce procédé, comme les constructions linguistiques notées ci-dessus, sert aussi à créer de l'incertitude dans le texte: on ne sait avec certitude ni qui parle ici, ni, parfois, où la voix du narrateur s'arrête et la voix d'un personnage commence. Encore une fois, faites attention à l'utilisation fréquente du discours indirect libre dans ce texte. Nous l'indiquerons ainsi.

[4] "Alors une lueur très étrange tomba d'en haut."
"Et, par ce couvercle un instant entr'ouvert, cette lueur si pâle qui était entrée ressemblait bien à celle du jour."

Comme ses contemporains peintres, Loti s'intéresse souvent à la lumière et à ses effets, "les variations de la lumière", dans ce texte. Faites-y attention.

[5] "--Yann ! Yann ! ... eh ! l' homme !
L' homme
répondit rudement du dehors."

Dès le commencement de ce texte, Loti présente Yann Gaos comme la quintessence même de l'homme. Mais, comme nous verrons, l'auteur va se servir de Yann pour modifier et rendre plus complexe la définition traditionelle.

[6] "ses lèvres . . .avaient des contours fins et exquis"

Le texte présente Yann, "l'homme," d'abord avec des traits même exagérés de la masculinité traditionelle: "Il [était] obligé de se courber en deux comme un gros ours, car il était presque un géant. . . . Il dépassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout par sa carrure qui était droite comme une barre ; quand il se présentait de face, les muscles de ses épaules, dessinés sous son tricot bleu, formaient comme deux boules en haut de ses bras. . . . L' autre [avait] un air de lion câlin." Ensuite, cependant, Loti insère cette phrase à propos de ses lèvres, la première indication que cet homme, quoique toujours bien homme, sera plus complexe que l'image de la masculinité la plus répandue à la fin du XIXe siècle. C'est toujours une sorte d'impressionisme "au détriment du dessin."

 

Lecture 2

Préparation à la lecture

(1) Style impressioniste (suite): "Dehors il faisait jour, éternellement jour.
Mais c'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commençait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique.
L'oeil saisissait à peine ce qui devait être la mer : d'abord cela prenait l' aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image à refléter ; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeurs, --et puis, plus rien ; cela n'avait ni horizon ni contours.
. . . en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s'expliquait pas ; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces pâleurs des choses n'étaient d'aucune nuance pouvant être nommée."

Avec cette description de l'extérieur qui entoure la Marie, Loti évoque l'essence même de l'art impressioniste de Monet: il n'y a plus de formes définies, ni même de couleurs; il n'y a que de la lumière "diaphane, impalpable, chimérique." En plus, notez qu'il n'essaie pas de décrire la mer elle-même, mais l'impression que la mer faisait sur celui qui la regardait. En lisant ce passage, souvenez-vous de ce tableau célèbre de Monet, d'où vient le nom même du mouvement impressioniste et où, encore une fois, l'artiste cherche non pas à peindre les choses elles-mêmes, mais l'impression qu'elles faisaient sur celui ou celle qui les regardait.

W263 Impression: soleil levant 1873 (Paris: Musée Marmottan)

(Source: http://www.marmottan.com/images/monet/soleil-levant2.jpg)

Lecture 2

I:1 (suite)

      Après, on reprit la grande conversation des mariages :

     --Et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces ? [1]

     --Tu n'as pas honte, dit le capitaine, un homme si grand comme tu es, à vingt-sept ans, pas marié encore ! Les filles, qu'est-ce qu'elles doivent penser quand elles te voient ?

     Lui répondit, en secouant d'un geste très dédaigneux pour les femmes ses épaules effrayantes :

5  --Mes noces à moi, je les fais à la nuit ; d'autres fois, je les fais à l'heure ; c'est suivant.

     Il venait de finir ses cinq années de service à l'état, ce Yann. Et c'est là, comme matelot canonnier de la flotte, qu'il avait appris à parler le français et à tenir des propos sceptiques. --Alors il commença de raconter ses noces dernières qui, paraît-il, avaient duré quinze jours.

     C'était à Nantes, avec une chanteuse.

Voici Nantes.

(Source: WebCrawler maps)

Un soir, revenant de la mer, il était entré un peu gris dans un Alcazar. Il y avait à la porte une femme qui vendait des bouquets énormes au prix d'un louis de vingt francs. Il en avait acheté un, sans trop savoir qu'en faire, et puis tout de suite en arrivant, il l'avait lancé à tour de bras, en plein par la figure, à celle qui chantait sur la scène, -- moitié déclaration brusque, moitié ironie pour cette poupée peinte qu'il trouvait par trop rose. La femme était tombée du coup ; après, elle l'avait adoré pendant près de trois semaines.

     --Même, dit-il, quand je suis parti, elle m'a fait cadeau de cette montre en or.

     Et, pour la leur faire voir, il la jetait sur la table comme un méprisable joujou.

10 C'était conté avec des mots rudes et des images à lui. Cependant cette banalité de la vie civilisée détonnait beaucoup au milieu de ces hommes primitifs, avec ces grands silences de la mer qu'on devinait autour d'eux ; avec cette lueur de minuit, entrevue par en haut, qui avait apporté la notion des étés mourants du pôle. [2]

     Et puis ces manières de Yann faisaient de la peine à Sylvestre et le surprenaient. Lui était un enfant vierge, élevé dans le respect des sacrements par une vieille grand'mère, veuve d'un pêcheur du village de Ploubazlanec.

Ploubazlanec est un petit village breton, indiqué sur la carte ci-dessous par une étoile rouge.

(Source: Mapquest)

Tout petit, il allait chaque jour avec elle réciter un chapelet à genoux sur la tombe de sa mère. De ce cimetière, situé sur la falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche où son père avait disparu autrefois dans un naufrage.

W653 A Grainval près de Fécamp 1881 (Collection particulière)

(Source: http://www.spectrumvoice.com/art/19th/french/monet/monet93.jpg)

-- Comme ils étaient pauvres, sa grand'mère et lui, il avait dû de très bonne heure naviguer à la pêche, et son enfance s'était passée au large. Chaque soir il disait encore ses prières, et ses yeux avaient gardé une candeur religieuse. Il était beau, lui aussi, et, après Yann, le mieux planté du bord. Sa voix très douce et ses intonations de petit enfant contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire ; comme sa croissance s'était faite très vite, il se sentait presque embarrassé d'être devenu tout d'un coup si large et si grand. Il comptait se marier bientôt avec la soeur de Yann, mais jamais il n'avait répondu aux avances d'aucune fille.

     A bord, ils ne possédaient en tout que trois couchettes, --une pour deux et ils y dormaient à tour de rôle, en se partageant la nuit.

     Quand ils eurent fini leur fête, --célébrée en l'honneur de l'assomption de la Vierge leur patronne, [le 15 août] --il était un peu plus de minuit. Trois d'entre eux se coulèrent pour dormir dans les petites niches noires qui ressemblaient à des sépulcres, et les trois autres remontèrent sur le pont reprendre le grand travail interrompu de la pêche : c'était Yann, Sylvestre, et un de leur pays appelé Guillaume.

     Dehors il faisait jour, éternellement jour. (1)

15 Mais c'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commençait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique.

     L'oeil saisissait à peine ce qui devait être la mer : d'abord cela prenait l'aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image à refléter ; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeurs, --et puis, plus rien ; cela n'avait ni horizon ni contours.

     La fraîcheur humide de l'air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût du sel. Tout était calme et il ne pleuvait plus ; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s'expliquait pas ; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces pâleurs des choses n'étaient d'aucune nuance pouvant être nommée.

     Ces trois hommes qui se tenaient là vivaient depuis leur enfance sur ces mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient coutume de le voir jouer autour de leur étroite maison de planches, et leurs yeux y étaient habitués autant que ceux des grands oiseaux du large.

     Le navire se balançait lentement sur place, en rendant toujours sa même plainte, monotone comme une chanson de Bretagne répétée en rêve par un homme endormi. Yann et Sylvestre avaient préparé très vite leurs hameçons et leurs lignes, tandis que l'autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son grand couteau, s'asseyait derrière eux pour attendre.

20 Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette eau tranquille et froide, ils les relevèrent avec des poissons lourds, d'un gris luisant d'acier.

     Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre ; c'était rapide et incessant, cette pêche silencieuse. L'autre éventrait, avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait, et la saumure qui devait faire leur fortune au retour s'empilait derrière eux toute ruisselante et fraîche. [3]

     Les heures passaient monotones, et, dans les grandes régions vides du dehors, lentement la lumière changeait ; elle semblait maintenant plus réelle. Ce qui avait été un crépuscule blême, une espèce de soir d'été hyperborée, devenait à présent, sans intermède de nuit, quelque chose comme une aurore, que tous les miroirs de la mer reflétaient en vagues traînées roses...

     --C'est sûr que tu devrais te marier, Yann, dit tout à coup Sylvestre, avec beaucoup de sérieux cette fois, en regardant dans l'eau. (Il avait l'air de bien en connaître quelqu'une en Bretagne qui s'était laissé prendre aux yeux bruns de son grand frère, mais il se sentait timide en touchant à ce sujet grave.)

     --Moi ! ... un de ces jours, oui, je ferai mes noces --et il souriait, ce Yann, toujours dédaigneux, roulant ses yeux vifs--mais avec aucune des filles du pays ; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici tant que vous êtes, au bal que je donnerai... [4]

25  Ils continuèrent à pêcher, car il ne fallait pas perdre son temps en causeries : on était au milieu d'une immense peuplade de poissons, d'un banc voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer.

Observations, Lecture 2

[1] "--et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces ?
. . . Les filles, qu' est-ce qu' elles doivent penser quand elles te voient ?"

Avec des constructions comme quand est-ce ferons-nous et Les filles, qu' est-ce qu' elles doivent penser Loti imite une façon de parler plutôt populaire.

[2] Pour voir cette première scène du roman dans le film de 1935 (avec le dialogue entre Yann et Sylvestre qui suit à la fin de cette Lecture), cliquez ici.

[3] Pour voir la pêche, telle qu'elle était présentée dans le film de 1935, cliquez ici. On comptait les poissons parce que les pêcheurs étaient payés par morue.

[4] Pour voir cette scène dans le film muet de 1924, cliquez ici.

 

Lecture 3

Préparation à la lecture

(1) "les six hommes et le mousse, ils étaient des Islandais (une race vaillante de marins qui est répandue surtout aux pays de Paimpol et de Tréguier)."

Paimpol et Tréguier sont des villes bretonnes. Voici une carte de la région qui les indique.

(Source: WebCrawler Maps)

Beaucoup des scènes de ce roman auront lieu à Paimpol. Voici des informations sur la ville et la pêche à la morue.

"C’est en 1852 que commence à Paimpol l’épopée de la pêche à la morue en Islande. Elle va durer 80 ans et connaître son apogée en 1895. A cette époque, 80 goélettes sont armées. Les deux dernières quittent le port en 1935.
"La morue qu’on pêche en Islande est très rentable. Un pêcheur arrive à gagner en six mois 20% de plus que les ouvriers à terre. Les armateurs arment à tout va, recrutent leurs effectifs dans la campagne environnante. Ils sont les maîtres de la ville.
"Les maisons qu’ils construisent sur les quais sont les traces encore aujourd'hui visibles de leur prospérité."

Voici la maison du grand armateur, Pierre-François Corouge, premier maire de Paimpol, érigée par lui en 1793. Elle figure dans le téléfilm de Pêcheur d'Islande tourné à Paimpol en 1996. Aujourd'hui c'est un hôtel, le Repaire de Kerroc'h

(Source: Archives personnelles)

"Les marins partent mi-février pour ne revenir qu’en août. Lorsqu’ils reviennent !
"Les conditions à bord sont extrêmement rudes : froid, humidité, brouillard, maladies. Et le sel qui est utilisé pour conserver la morue arrache les mains du mousse. La pêche proprement dite est aussi très dangereuse. Contrairement à ceux de Saint-Malo, les islandais de Paimpol pêchent directement des goélettes et n’utilisaient pas de doris pour explorer les côtes. Ils doivent donc s’approcher au plus près des récifs. Avec un brouillard quotidien, les accidents sont fréquents.
"Le tribut payé par les Paimpolais est très lourd : 100 goélettes et 2000 hommes disparaissent dans les tempêtes, les brumes et le brouillard."

Cette perte de 2000 hommes est commemorée à Ploubazlanec par "Le mur des disparus," dont vous verrez des photos à la fin de la Lecture 41.

Lecture 3

I:1 (suite et fin)

     Ils avaient tous veillé la nuit d'avant et attrapé, en trente heures, plus de mille morues très grosses ; aussi leurs bras forts étaient las, et ils s'endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-même sa manoeuvre de pêche, tandis que, par instants, leur esprit flottait en plein sommeil. Mais cet air du large qu'ils respiraient était vierge comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgré leur fatigue, ils se sentaient la poitrine dilatée et les joues fraîches. [1]

     La lumière matinale, la lumière vraie, avait fini par venir ; comme au temps de la Genèse elle s'était séparée d'avec les ténèbres [2] qui semblaient s'être tassées sur l'horizon, et restaient là en masses très lourdes ; en y voyant si clair, on s'apercevait bien à présent qu'on sortait de la nuit, --que cette lueur d'avant avait été vague et étrange comme celle des rêves.

     Dans ce ciel très couvert, très épais, il y avait ça et là des déchirures, comme des percées dans un dôme, par où arrivaient de grands rayons couleur d'argent rose.

     Les nuages inférieurs étaient disposés en une bande d'ombre intense, faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d'indécision et d'obscurité. Ils donnaient l'illusion d'un espace fermé, d'une limite ; ils étaient comme des rideaux tirés sur l'infini, comme des voiles tendus pour cacher de trop gigantesques mystères qui eussent troublé l'imagination des hommes. Ce matin-là, autour du petit assemblage de planches qui portait Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors avait pris un aspect de recueillement immense ; il s'était arrangé en sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les traînées de cette voûte de temple, s'allongeaient en reflets sur l'eau immobile comme sur un parvis de marbre. Et puis, peu à peu, on vit s'éclairer très loin une autre chimère : une sorte de découpure rosée très haute, qui était un promontoire de la sombre Islande...

5   Les noces de Yann avec la mer ! ... Sylvestre y repensait, tout en continuant de pêcher sans plus oser rien dire. Il s'était senti triste en entendant le sacrement du mariage ainsi tourné en moquerie par son grand frère ; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il était superstitieux. [3]

     Depuis si longtemps il y songeait, à ces noces de Yann ! Il avait rêvé qu'elles se feraient avec Gaud Mével, --une blonde de Paimpol, --et que, lui, aurait la joie de voir cette fête avant de partir pour le service, avant cet exil de cinq années, au retour incertain, dont l'approche inévitable commençait à lui serrer le coeur... [Vous ferez la connaissance de Gaud Mével dans la Lecture 4]

     Quatre heures du matin. Les autres, qui étaient restés couchés en bas, arrivèrent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant à pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de mettre leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, éblouis d'abord par tous ces reflets de lumière pâle.

Voici une photo de ces bottes.

(source: Guy Hamonic, De Paimpol à Bréhat [Joué-lès-Tours: Sutton, 1997] 45)

     Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier déjeuner du matin avec des biscuits ; après les avoir cassés à coups de maillet, ils se mirent à les croquer d'une manière très bruyante, en riant de les trouver si durs. Ils étaient redevenus tout à fait gais à l'idée de descendre dormir, d'avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l'un l'autre par la taille, ils s'en allèrent jusqu'à l'écoutille, en se dandinant sur un air de vieille chanson.

     Avant de disparaître par ce trou, ils s'arrêtèrent à jouer avec un certain Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait d'énormes pattes encore gauches et enfantines. Ils l'agaçaient de la main ; l'autre les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors Yann, avec un froncement de colère dans ses yeux changeants, le repoussa d'un coup trop fort qui le fit s'aplatir et hurler.

10  Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature était restée un peu sauvage, et quand son être physique était seul en jeu, une caresse douce était souvent chez lui très près d'une violence brutale. [4]
     

I:2

      Leur navire s'appelait la Marie, capitaine Guermeur. Il allait chaque année faire la grande pêche dangereuse dans ces régions froides où les étés n'ont plus de nuits.

D'après la tradition à Paimpol, la Marie aurait été une goëlette, un bateau à deux mâts, dont vous pouvez voir une photo ci-dessous.

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

Les goëlettes avaient des équipages d'une vingtaine d'hommes lorsqu'ils faisaient la pêche en Islande, ce qui n'est pas du tout le cas de la Marie. Il se peut que Loti ait diminué l'effectif de l'équipage pour renforcer l'impression de solitude qu'il voulait créer. Cf. 3.19: "l'isolement à trois ou quatre compagnons rudes".

     Il était très ancien, comme la Vierge de faïence sa patronne. Ses flancs épais, à vertèbres de chêne, étaient éraillés, rugueux, imprégnés d'humidité et de saumure ; mais sains encore et robustes, exhalant les senteurs vivifiantes du goudron. Au repos il avait un air lourd, avec sa membrure massive, mais quand les grandes brises d'ouest soufflaient, il retrouvait sa vigueur légère, comme les mouettes que le vent réveille. Alors il avait sa façon à lui de s'élever à la lame et de rebondir, plus lestement que bien des jeunes, taillés avec les finesses modernes.

     Quant à eux, les six hommes et le mousse, ils étaient des Islandais (une race vaillante de marins qui est répandue surtout aux pays de Paimpol et de Tréguier (1), et qui s'est vouée de père en fils à cette pêche-là).

     Ils n'avaient presque jamais vu l'été de France.

15 A la fin de chaque hiver, ils recevaient avec les autres pêcheurs, dans le port de Paimpol, la bénédiction des départs. Pour ce jour de fête, un reposoir, toujours le même, était construit sur le quai ; il imitait une grotte en rochers et, au milieu, parmi des trophées d'ancres, d'avirons et de filets, trônait, douce et impassible, la Vierge, patronne des marins, sortie pour eux de son église, regardant toujours, de génération en génération, avec ses mêmes yeux sans vie, les heureux pour qui la saison allait être bonne, --et les autres, ceux qui ne devaient pas revenir.

Voici une photo d'un reposoir sur le quai de Paimpol, à l'époque d'une bénédiction des départs. Si vous regardez de près, vous pouvez voir la statue de la Vierge, Notre Dame de Bonne Nouvelle.

(source: http://cpa22.chez.tiscali.fr/images/Paimpol/wpaim023.jpg)

Notre Dame de Bonne Nouvelle chez elle, à l'église de Paimpol

(Source: Archives personnelles)

     Le saint-sacrement, suivi d'une procession lente de femmes et de mères, de fiancées et de soeurs, faisait le tour du port, où tous les navires islandais, qui s'étaient pavoisés, saluaient du pavillon au passage.

Voici une vieille photo de la bénédiction des départs à Paimpol. Vous voyez les navires pavoisés et la statue de la Vierge, qui n'est pas encore arrivée au reposoir.

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

Le prêtre, s'arrêtant devant chacun d'eux, disait les paroles et faisait les gestes qui bénissent.

     Ensuite ils partaient tous, comme une flotte, laissant le pays presque vide d'époux, d'amants et de fils. En s'éloignant, les équipages chantaient ensemble, à pleines voix vibrantes, les cantiques de Marie étoile-de-la-mer.

     Et chaque année, c'était le même cérémonial de départ, les mêmes adieux.

     Après, recommençait la vie du large, l'isolement à trois ou quatre compagnons rudes, sur des planches mouvantes, au milieu des eaux froides de la mer hyperborée.

20 Jusqu'ici, on était revenu ; --la Vierge étoile-de-la-mer avait protégé ce navire qui portait son nom.

     La fin d'août était l'époque de ces retours. Mais la Marie suivait l'usage de beaucoup d'Islandais, qui est de toucher seulement à Paimpol, et puis de descendre dans le golfe de Gascogne où l'on vend bien sa pêche, et dans les îles de sable à marais salants où l'on achète le sel pour la campagne prochaine.

Voici une carte qui indique le golfe de Gascogne et la côte ouest de la France.

Il y avait des "îles de sable à marais salants où l'on achète le sel pour la campagne prochaine" près de Rochefort, la ville natale de Loti (marquée par une étoile rouge), par exemple à l'Ile d'Oléron, où les parents de Loti avaient en effet des marais salants qu'ils exploitaient en vendant du sel aux pêcheurs bretons.

(Source: Mapquest)

     Dans ces ports du midi, que le soleil chauffe encore, se répandent pour quelques jours les équipages robustes, avides de plaisir, grisés par ce lambeau d'été, par cet air plus tiède ; --par la terre et par les femmes.

     Et puis, avec les premières brumes de l'automne, on rentre au foyer, à Paimpol ou dans les chaumières éparses du pays de Goëlo [la région au sud de Paimpol], s'occuper pour un temps de famille et d'amour, de mariages et de naissances. Presque toujours on trouve là des petits nouveau-nés, conçus l'hiver d'avant, et qui attendent des parrains pour recevoir le sacrement du baptême : --il faut beaucoup d'enfants à ces races de pêcheurs que l'Islande dévore.

Observations, Lecture 3

[1] Vous verrez à travers le roman l'idée qu'il y avait aux premiers jours du monde une force vitale qui manque à l'homme civilisé du dix-neuvième siècle. Donc, chez Loti, plus l'homme est éloigné de la civilisation et près des origines de l'homme, plus il est "primitif," plus il sera sain et fort. C'est l'idée promulguée aujourd'hui par les histoires de "Conan le barbare."

[2] Cf. Genèse I:4.

[3] L'idée que les Bretons sont superstitieux, une idée reçue dans la culture française, remonte aux commentaires de Jules César sur la guerre en Gaule, VI.16.

[4] Ici Loti indique que Yann sera différent des autres personnages, non pas complètement civilisé mais toujours participant à la nature, qui chez Loti est bonne mais aussi violente. Cf. le Billy Budd d'un autre écrivain-marin, Herman Melville.

 

Lecture 4

I:3

     A Paimpol, un beau soir de cette année-là, un dimanche de juin, il y avait deux femmes très occupées à écrire une lettre.

     Cela se passait devant une large fenêtre qui était ouverte et dont l'appui, en granit ancien et massif, portait une rangée de pots de fleurs.

     Penchées sur leur table, toutes deux semblaient jeunes ; l'une avait une coiffe extrêmement grande, à la mode d'autrefois ; l'autre, une coiffe toute petite, de la forme nouvelle qu'ont adoptée les Paimpolaises :

Voici une paimpolaise d'autrefois qui portait "une coiffe extrêmement grande, à la mode d'autrefois."

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

Les coiffes sont différentes selon la région de la Bretagne. Pour en voir toute une série, cliquez sur http://www.bretagnenet.com/strobinet/pub/coiffes/koefou.htm ou http://www.carte-postale.com/bretagne/coiffesbretonnes.htm

Les Bretonnes ne portent plus leurs coiffes tous les jours comme auparavant, mais on peut toujours en voir à l'intérieur de la région et les jours de fête. Voici deux charmantes trégoroises que j'ai rencontrées à Tréguier le jour du pardon de St. Yves

(Source: Archives personnelles)

--Deux amoureuses, eût-on dit, rédigeant ensemble un message tendre pour quelque bel Islandais.

     Celle qui dictait--la grande coiffe--releva la tête, cherchant ses idées. Tiens ! Elle était vieille, très vieille, malgré sa tournure jeunette, ainsi vue de dos sous son petit châle brun. Mais tout à fait vieille : une bonne grand'mère d'au moins soixante-dix ans. Encore jolie par exemple, et encore fraîche, avec les pommettes bien roses, comme certains vieillards ont le don de les conserver. Sa coiffe, très basse sur le front et sur le sommet de la tête, était composée de deux ou trois larges cornets en mousseline qui semblaient s'échapper les uns des autres et retombaient sur la nuque. Sa figure vénérable s'encadrait bien dans toute cette blancheur et dans ces plis qui avaient un air religieux. Ses yeux, très doux, étaient pleins d'une bonne honnêteté. Elle n'avait plus trace de dents, plus rien, et, quand elle riait, on voyait à la place ses gencives rondes qui avaient un petit air de jeunesse. Malgré son menton, qui était devenu "en pointe de sabot" (comme elle avait coutume de dire), son profil n'était pas trop gâté par les années ; on devinait encore qu'il avait dû être régulier et pur comme celui des saintes d'église.

5   Elle regardait par la fenêtre, cherchant ce qu'elle pourrait bien raconter de plus pour amuser son petit-fils.

     Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout le pays de Paimpol, une autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi drôles à dire sur les uns ou les autres, ou même sur rien du tout. Dans cette lettre, il y avait déjà trois ou quatre histoires impayables, --mais sans la moindre malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'âme.

     L'autre, voyant que les idées ne venaient plus, s'était mise à écrire soigneusement l'adresse :

     à Monsieur Moan, Sylvestre, à bord de la Marie, capitaine Guermeur, --dans la mer d'Islande par Reickawick.

     Après, elle aussi releva la tête pour demander :

10 --C'est-il fini, grand-mère Moan ? [1]

     Elle était bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de vingt ans. Très blonde, --couleur rare en ce coin de Bretagne où la race est brune ; très blonde, avec des yeux d'un gris de lin à cils presque noirs. Ses sourcils, blonds autant que ses cheveux, étaient comme repeints au milieu d'une ligne plus rousse, plus foncée, qui donnait une expression de vigueur et de volonté. [2] Son profil, un peu court, était très noble, le nez prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue, comme dans les visages grecs. Une fossette profonde, creusée sous sa lèvre inférieure, en accentuait délicieusement le rebord ; --et de temps en temps, quand une pensée la préoccupait beaucoup, elle la mordait, cette lèvre, avec ses dents blanches d'en haut, ce qui faisait courir sous la peau fine des petites traînées plus rouges. Dans toute sa personne svelte, il y avait quelque chose de fier, de grave aussi un peu, qui lui venait des hardis marins d'Islande ses ancêtres. Elle avait une expression d'yeux à la fois obstinée et douce.

     Sa coiffe était en forme de coquille, descendait bas sur le front, s'y appliquant presque comme un bandeau, puis se relevant beaucoup des deux côtés, laissant voir d'épaisses nattes de cheveux roulées en colimaçon au-dessus des oreilles--coiffure conservée des temps très anciens et qui donne encore un air d'autrefois aux femmes paimpolaises.

     On sentait bien qu'elle avait été élevée autrement que cette pauvre vieille à qui elle prêtait le nom de grand'mère, mais qui, de fait, n'était qu'une grand'-tante éloignée, ayant eu des malheurs.

     Elle était la fille de M. Mével, un ancien Islandais, un peu forban, enrichi par des entreprises audacieuses sur mer.

15 Cette belle chambre où la lettre venait de s'écrire était la sienne : un lit tout neuf à la mode des villes avec des rideaux en mousseline, une dentelle au bord ; et, sur les épaisses murailles, un papier de couleur claire atténuant les irrégularités du granit. Au plafond, une couche de chaux blanche recouvrait les solives énormes qui révélaient l'ancienneté du logis ; --c'était une vraie maison de bourgeois aisés, et les fenêtres donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol, où se tiennent les marchés et les pardons.

En créant la résidence de Gaud, Loti s'est inspiré d'une maison du XVe siècle à Paimpol qui se trouve sur la Place du Martray. A la fin du XIXe siècle, comme vous voyez dans la première photo, elle faisait partie d'un hôtel, et Loti s'y est arrêté plusieurs fois. En 1868 et 1878, il était logé dans la chambre au premier étage avec la grande fenêtre qu'il donne à Gaud dans le roman.

(Source: http://212.198.5.37:8060/@se_38caf0d1/Images/bouton3.@952825513_.map?24,83)

Cette maison existe toujours. Aujourd'hui, comme vous pouvez voir sur la photo suivante, le rez-de-chaussée abrite un établissement de coiffure.

(Source: Archives personnelles)

Dans la grande chambre au premier étage qui aurait été la chambre de Gaud vous pouvez toujours voir au plafond "les solives énormes qui révélaient l'ancienneté du logis." (4.15)

(Source: Archives personnelles)

La fenêtre donne toujours sur cette vieille place grise de Paimpol, où se tiennent toujours aujourd'hui les marchés (le mardi matin) et les pardons. Voici la Place un jour de marché, d'abord à l'époque du roman, et ensuite aujourd'hui. Vous pouvez voir la maison au fond.

(Source: http://212.198.5.37:8060/@se_38caf0d1/Images/bouton3.@952826013_.map?39,82)

(Source: Archives personnelles)

     --C'est fini, grand'mère Yvonne ? Vous n'avez plus rien à lui dire ?

     --Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie, le bonjour de ma part au fils Gaos.

     Le fils Gaos ! ... autrement dit Yann... Elle était devenue très rouge, la belle jeune fille, en écrivant ce nom-là.

     Dès que ce fut ajouté au bas de la page, d'une écriture courue, elle se leva en détournant la tête, comme pour regarder dehors quelque chose de très intéressant sur la place.

20 Debout, elle était un peu grande ; sa taille était moulée comme celle d'une élégante dans un corsage ajusté ne faisant pas de plis. Malgré sa coiffe, elle avait un air de demoiselle. Même ses mains, sans avoir cette excessive petitesse étiolée qui est devenue une beauté par convention, étaient fines et blanches, n'ayant jamais travaillé à de grossiers ouvrages.

     Il est vrai, elle avait bien commencé par être une petite Gaud courant pieds nus dans l'eau, n'ayant plus de mère, allant presque à l'abandon pendant ces saisons de pêche que son père passait en Islande ; jolie, rose, dépeignée, volontaire, têtue, poussant vigoureuse au grand souffle âpre de la Manche. En ce temps-là, elle était recueillie l'été par cette pauvre grand'mère Moan, qui lui donnait Sylvestre à garder pendant ses dures journées de travail chez les gens de Paimpol.

     Et elle avait une adoration de petite mère pour cet autre tout petit qui lui était confié, dont elle était l'aînée d'à peine dix-huit mois ; aussi brun qu'elle était blonde, aussi soumis et câlin qu'elle était vive et capricieuse.

     Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en fille que la richesse ni les villes n'avaient grisée : il lui revenait à l'esprit comme un rêve lointain de liberté sauvage, comme un ressouvenir d'une époque vague et mystérieuse où les grèves avaient plus d'espace, où certainement les falaises étaient plus gigantesques...

     Vers cinq ou six ans, encore de très bonne heure pour elle, l'argent étant venu à son père qui s'était mis à acheter et revendre des cargaisons de navire, elle avait été emmenée par lui à Saint-Brieuc, et plus tard à Paris. --Alors, de petite Gaud, elle était devenue une Mademoiselle Marguerite, grande, sérieuse, au regard grave. Toujours un peu livrée à elle-même, dans un autre genre d'abandon que celui de la grève bretonne, elle avait conservé sa nature obstinée d'enfant. Ce qu'elle savait des choses de la vie lui avait été révélé bien au hasard, sans discernement aucun ; mais une dignité innée, excessive, lui avait servi de sauvegarde. De temps en temps, elle prenait des allures de hardiesse, disant aux gens, bien en face, des choses trop franches qui surprenaient, et son beau regard clair ne s'abaissait pas toujours devant celui des jeunes hommes ; --mais il était si honnête et si indifférent que ceux-ci ne pouvaient guère s'y méprendre, ils voyaient bien tout de suite qu'ils avaient affaire à une fille sage, fraîche de coeur autant que de figure.

25 Dans ces grandes villes, son costume s'était modifié beaucoup plus qu'elle-même. Bien qu'elle eût gardé cette coiffe, que les bretonnes quittent difficilement, elle avait vite appris à s'habiller d'une autre façon. Et sa taille autrefois libre de petite pêcheuse, en se formant, en prenant la plénitude de ses beaux contours germés au vent de la mer, s'était amincie par le bas dans de longs corsets de demoiselle. [3]

     Tous les ans, avec son père, elle revenait en Bretagne, --l'été seulement comme les baigneuses, -- retrouvant pour quelques jours ses souvenirs d'autrefois et son nom de Gaud (qui en breton veut dire Marguerite) ; un peu curieuse peut-être de voir ces Islandais dont on parlait tant, qui n'étaient jamais là, et dont chaque année quelques-uns de plus manquaient à l'appel ; entendant partout causer de cette Islande qui lui apparaissait comme un gouffre lointain--et où était à présent celui qu'elle aimait...

Les baigneuses d'été aux stations balnéaires de l'époque



     Et puis un beau jour elle avait été ramenée pour tout à fait au pays de ces pêcheurs, par un caprice de son père, qui avait voulu finir là son existence et habiter comme un bourgeois sur cette place de Paimpol. [4]

Observations, Lecture 4

[1] "Moan" en Breton veut dire "mince".

[2] Dès sa première entrée sur scène, Loti présente Gaud Mével comme une femme forte et indépendante. Notez dans ce chapitre les adjectifs dont il se sert pour la caractériser.

[3] Encore une fois, notez l'opposition entre la vie à la campagne, liée à la liberté, et la grande ville civilisée et moderne, associée avec la contrainte.

[4] Pour voir la scène de la lettre dans le film de 1935, cliquez ici. Vous verrez que, dans le film, Yvonne connaît les sentiments de Gaud pour Yann, et celle-ci les discute avec la vieille femme, ce qui rend Gaud moins isolée. Pour voir la scène de la lettre dans le film muet de 1924, cliquez ici.

 

Lecture 5

I:3 (suite et fin)

      La bonne vieille grand'mère, pauvre et proprette, s'en alla en remerciant, dès que la lettre fut relue et l'enveloppe fermée. Elle demeurait assez loin, à l'entrée du pays de Ploubazlanec, dans un hameau de la côte, encore dans cette même chaumière où elle était née, où elle avait eu ses fils et ses petits-fils.

Voici une carte qui indique Paimpol et Ploubazlanec. Paimpol est une ville, mais Ploubazlanec est toute la région au nord de Paimpol

(Source: www.mapquest.com)

Voici une chaumière de pêcheur dans la région de Paimpol sur une carte postale de l'époque. Notez le toit de chaume.

(Source: Carte postale de l'époque)

     En traversant la ville, elle répondait à beaucoup de monde qui lui disait bonsoir : elle était une des anciennes du pays, débris d'une famille vaillante et estimée.

     Par des miracles d'ordre et de soins, elle arrivait à paraître à peu près bien mise, avec de pauvres robes raccommodées, qui ne tenaient plus. Toujours ce petit châle brun de Paimpolaise, qui était sa tenue d'habillé, et sur lequel retombaient depuis une soixantaine d'années les cornets de mousseline de ses grandes coiffes : son propre châle de mariage, jadis bleu, reteint pour les noces de son fils Pierre, et depuis ce temps-là ménagé pour les dimanches, encore bien présentable.

Voici une paimpolaise de l'époque qui porte son châle. La coiffe, plus petite que celle dans la photo de la Lecture 4, est la coiffe "toute petite de la forme nouvelle" que porte Gaud.

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

     Elle avait continué de se tenir droite dans sa marche, pas du tout comme les vieilles ; et vraiment, malgré ce menton un peu trop remonté, avec ces yeux si bons et ce profil si fin, on ne pouvait s'empêcher de la trouver bien jolie.

5   Elle était très respectée, et cela se voyait, rien que dans les bonsoirs que les gens lui donnaient. En route elle passa devant chez son galant, un vieux soupirant d'autrefois, menuisier de son état ; octogénaire, qui maintenant se tenait toujours assis à sa porte tandis que les jeunes, ses fils, rabotaient aux établis. --Jamais il ne s'était consolé, disait-on, de ce qu'elle n'avait voulu de lui ni en premières ni en secondes noces ; mais avec l'âge, cela avait tourné en une espèce de rancune comique, moitié amicale, moitié maligne, et il l'interpellait toujours :

     --Eh bien ! La belle, quand ça donc qu'il faudra aller vous prendre mesure ? ...

     Elle remercia, disant que non, qu'elle n'était pas encore décidée à se faire faire ce costume-là. Le fait est que ce vieux, dans sa plaisanterie un peu lourde, parlait de certain costume en planches de sapin par lequel finissent tous les habillements terrestres...

     --Allons, quand vous voudrez alors ; mais ne vous gênez pas, la belle, vous savez...

     Il lui avait déjà fait cette même facétie plusieurs fois. Et aujourd'hui elle avait peine à en rire : c'est qu'elle se sentait plus fatiguée, plus cassée par sa vie de labeur incessant, --et elle songeait à son cher petit-fils, son dernier, qui, à son retour d'Islande, allait partir pour le service. --Cinq années ! ... S'en aller en Chine peut-être, à la guerre ! ... Serait-elle bien là, quand il reviendrait ? --Une angoisse la prenait à cette pensée... Non, décidément, elle n'était pas si gaie qu'elle en avait eu l'air, cette pauvre vieille, et voici que sa figure se contractait horriblement comme pour pleurer.

10  C'était donc possible cela, c'était donc vrai, qu'on allait bientôt le lui enlever, ce dernier petit-fils... Hélas! Mourir peut-être toute seule, sans l'avoir revu... On avait bien fait quelques démarches (des messieurs de la ville qu'elle connaissait) pour l'empêcher de partir, comme soutien d'une grand'mère presque indigente qui ne pourrait bientôt plus travailler. Cela n'avait pas réussi, --à cause de l'autre, Jean Moan le déserteur, un frère aîné de Sylvestre dont on ne parlait plus dans la famille, mais qui existait tout de même quelque part en Amérique, enlevant à son cadet le bénéfice de l'exemption militaire. Et puis on avait objecté sa petite pension de veuve de marin ; on ne l'avait pas trouvée assez pauvre.

     Quand elle fut rentrée, elle dit longuement ses prières, pour tous ses défunts, fils et petit-fils ; ensuite elle pria aussi, avec une confiance ardente, pour son petit Sylvestre, et essaya de s'endormir, --songeant au costume en planches, le coeur affreusement serré de se sentir si vieille au moment de ce départ...


     L'autre, la jeune fille, était restée assise près de sa fenêtre, regardant sur le granit des murs les reflets jaunes du couchant, et, dans le ciel, les hirondelles noires qui tournoyaient.

Voici la Place du Martray, telle que Gaud l'aurait vue de sa chambre à l'époque, et telle qu'on la voit aujourd'hui.

(Source: Collectioin de vieilles cartes postales privée)

(Source: Archives personnelles)

Paimpol était toujours très mort, même le dimanche, par ces longues soirées de mai ; des jeunes filles, qui n'avaient seulement personne pour leur faire un peu la cour, se promenaient deux par deux, trois par trois, rêvant aux galants d'Islande... [1]

     " ... Le bonjour de ma part au fils Gaos... " [cf. 4.17] Cela l'avait beaucoup troublée d'écrire cette phrase, et ce nom qui, à présent, ne voulait plus la quitter. Elle passait souvent ses soirées à cette fenêtre, comme une demoiselle. Son père n'aimait pas beaucoup qu'elle se promenât avec les autres filles de son âge et qui, autrefois, avaient été de sa condition. Et puis, en sortant du café, quand il faisait les cent pas en fumant sa pipe avec d'autres anciens marins comme lui, il était content d'apercevoir là-haut, à sa fenêtre encadrée de granit, entre les pots de fleurs, sa fille installée dans cette maison de riches.

W287 Camille Monet à sa fenêtre 1873 (Richmond, Va. Museum of Fine Art)

(Source: http://216.156.7.196/monet1.htm)

     Le fils Gaos ! ... elle regardait malgré elle de ce côté de la mer, qu'on ne voyait pas, mais qu'on sentait là tout près, au bout de ces petites ruelles par où remontaient les bateliers. Et sa pensée s'en allait dans les infinis de cette chose toujours attirante, qui fascine et qui dévore ; --sa pensée s'en allait là-bas, très loin dans les eaux polaires, où naviguait la Marie, capitaine Guermeur.

15 Quel étrange garçon que ce fils Gaos ! ... fuyant, insaisissable maintenant, après s'être avancé d'une manière à la fois si osée et si douce.

     Ensuite, dans sa longue rêverie, elle repassait les souvenirs de son retour en Bretagne, qui était de l'année dernière.

     Un matin de décembre, après une nuit de voyage, le train venant de Paris les avait déposés, son père et elle, à Guingamp, au petit jour brumeux et blanchâtre, très froid, frisant encore l'obscurité.

Sur les cartes ci-dessous vous voyez le trajet Paris-Guingamp (Guingamp est marquée par une étoile), et ensuite Guingamp-Paimpol.

(Source: WebCrawler Maps)


Alors elle avait été saisie par une impression inconnue : cette vieille petite ville, qu'elle n'avait jamais traversée qu'en été, elle ne la reconnaissait plus : elle y éprouvait comme la sensation de plonger tout à coup dans ce qu'on appelle, à la campagne : les temps, --les temps lointains du passé. [2] Ce silence, après Paris ! Ce train de vie tranquille de gens d'un autre monde, allant dans la brume à leurs toutes petites affaires ! Ces vieilles maisons en granit sombre, noires d'humidité et d'un reste de nuit ; toutes ces choses bretonnes--qui la charmaient à présent qu'elle aimait Yann--lui avaient paru ce matin-là d'une tristesse bien désolée. Des ménagères matineuses ouvraient déjà leurs portes, et, en passant, elle regardait dans ces intérieurs anciens, à grande cheminée, où se tenaient assises, avec des poses de quiétude, des aïeules en coiffe qui venaient de se lever.

Voici l'intérieur d'une maison bretonne de l'époque. Vous pouvez voir la "grande cheminée" à gauche, et "assise, avec une pose de quiétude," une "aïeule en coiffe."

(Source: http://www.carte-postale.com/bretagne/campagnebretonne.htm)

Dès qu'il avait fait un peu plus jour, elle était entrée dans l'église pour dire ses prières. Et comme elle lui avait semblé immense et ténébreuse, cette nef magnifique, --et différente des églises parisiennes, avec ses piliers rudes usés à la base par les siècles, sa senteur de caveau, de vétusté, de salpêtre. Dans un recul profond, derrière des colonnes, un cierge brûlait, et une femme se tenait agenouillée devant, sans doute pour faire un voeu; la lueur de cette flammèche grêle se perdait dans le vide incertain des voûtes...

En écrivant ce passage, Loti pensait sans doute à la Basilique Notre Dame de Bon Secours à Guingamp. En voici la nef, avec ses piliers rudes. Loti y est entré un jour de 1878. Dans son journal, il remarque qu'il y avait observé "des Bretonnes agenouillées et des cierges allumés." Comme vous pouvez voir sur la photo, à droit, il y a toujours des cierges allumés.

(Source: Archives personnelles)

Vous pouvez lire l'histoire de cette église à http://www.qualite-info.fr/guingamp/basilique.htm.

Elle avait retrouvé là tout à coup, en elle-même, la trace d'un sentiment bien oublié : cette sorte de tristesse et d'effroi qu'elle éprouvait jadis, étant toute petite, quand on la menait à la première messe des matins d'hiver, dans l'église de Paimpol.

Voici une vieille photo de l'intérieur de l'ancienne église de Paimpol, celle dont Gaud se souvient en entrant dans l'église de Guingamp. Elle n'existe plus, sauf le clocher, qu'on appelle maintenant "la Vieille Tour."

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

     Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien sûr, quoiqu'il y eût là beaucoup de choses belles et amusantes. D'abord, elle s'y trouvait presque à l'étroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer. Et puis, elle s'y sentait une étrangère, une déplacée : les parisiennes, c'étaient ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure artificielle, qui connaissaient une manière à part de marcher, de se trémousser dans des gaines baleinées ; et elle était trop intelligente pour avoir jamais essayé de copier de plus près ces choses. Avec ses coiffes, commandées chaque année à la faiseuse de Paimpol, elle se trouvait mal à l'aise dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte que, si on se retournait tant pour la voir, c'est qu'elle était très charmante à regarder.

     Il y en avait, de ces parisiennes, dont les allures avaient une distinction qui l'attirait, mais elle les savait inaccessibles, celles-là. Et les autres, celles de plus bas, qui auraient consenti à lier connaissance, elle les tenait dédaigneusement à l'écart, ne les jugeant pas dignes. Elle avait donc vécu sans amies, presque sans autre société que celle de son père, souvent affairé, absent. [3] Elle ne regrettait pas cette vie de dépaysement et de solitude.

20 Mais c'est égal, ce jour d'arrivée, elle avait été surprise d'une façon pénible par l'âpreté de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la pensée qu'il faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture, s'enfouir beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver à Paimpol, l'avait inquiétée comme une oppression.

     Tout l'après-midi de ce même jour gris, ils avaient en effet voyagé, son père et elle, dans une vieille petite diligence crevassée, ouverte à tous les vents ; passant à la nuit tombante dans des villages tristes, sous des fantômes d'arbres suant la brume en gouttelettes fines.

W1310 Les peupliers sur les bords de l'Epte 1891 (Edinburgh: National Gallery of Scotland)

(Source: http://sunsite.auc.dk/cgfa/monet/monet2.htm)

Bientôt il avait fallu allumer les lanternes, alors on n'avait plus rien vu--que deux traînées d'une nuance bien verte de feu de Bengale qui semblaient courir de chaque côté en avant des chevaux, et qui étaient les lueurs de ces deux lanternes jetées sur les interminables haies du chemin. --Comment tout à coup cette verdure si verte, en décembre ? ... D'abord étonnée, elle se pencha pour mieux voir, puis il lui sembla reconnaître et se rappeler : les ajoncs, les éternels ajoncs marins des sentiers et des falaises, qui ne jaunissent jamais dans le pays de Paimpol. En même temps commençait à souffler une brise plus tiède, qu'elle croyait reconnaître aussi, et qui sentait la mer...

     Vers la fin de la route, elle avait été tout à fait réveillée et amusée par cette réflexion qui lui était venue :

     --Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois, les beaux pêcheurs d'Islande.

     En décembre, ils devaient être là, revenus tous, dont ses amies, grandes et petites, l'entretenaient tant, à chacun de ses voyages d'été, pendant les promenades du soir [cf. 4.26]. Et cette idée l'avait tenue occupée, pendant que ses pieds se glaçaient dans l'immobilité de la carriole...

25 En effet, elle les avait vus... et maintenant son coeur lui avait été pris par l'un d'eux...

Observations, Lecture 5

[1] "des jeunes filles . . . se promenaient deux par deux, trois par trois, rêvant aux galants d' Islande..."

Bien que le style de Monet ressemble fort au style de Loti, leur façon de voir la Bretagne n'était pas la seule possible. Regardez ce tableau d'un autre peintre contemporain, Paul Gauguin, qui aimait beaucoup Pêcheur d'Islande.

Four Breton Women 1886 -- l'année de Pêcheur d'Islande

(Source: http://sunsite.auc.dk/cgfa/gauguin/p-gauguin40.htm)

[2] "Alors elle avait été saisie par une impression inconnue : cette vieille petite ville, qu'elle n'avait jamais traversée qu'en été, elle ne la reconnaissait plus : elle y éprouvait comme la sensation de plonger tout à coup dans ce qu'on appelle, à la campagne : les temps, --les temps lointains du passé."

Encore une fois, on voit l'idée que la Bretagne est toujours dans le passé, plus près des origines de l'homme.

[3] "Il y en avait, de ces parisiennes, dont les allures avaient une distinction qui l'attirait, mais elle les savait inaccessibles, celles-là. Et les autres, celles de plus bas, qui auraient consenti à lier connaissance, elle les tenait dédaigneusement à l'écart, ne les jugeant pas dignes. Elle avait donc vécu sans amies, presque sans autre société que celle de son père, souvent affairé, absent."

La vie de Gaud à Paris, et surtout sa solitude, ressemble fort à celle de Loti lui-même lorsqu'il y passait sa seizième année à préparer l'examen pour l'Ecole Navale. Cf. Prime Jeunesse, Ch. XLII.

 

Lecture 6

I:4 (La première rencontre de Gaud et Yann)

     La première fois qu'elle l'avait aperçu, lui, ce Yann, c'était le lendemain de son arrivée, au pardon des Islandais, qui est le 8 décembre, jour de la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des pêcheurs, --un peu après la procession, les rues sombres encore tendues de draps blancs sur lesquels étaient piqués du lierre et du houx, des feuillages et des fleurs d'hiver.

Voici une vieille carte postale de Paimpol. Vous pouvez y voir "les rues sombres encore tendues de draps blancs" et, à gauche, la "maison de Gaud."

(Source: www.ibretagne.net/photozoom/memoire7/mem06629.jpg)

     A ce pardon, la joie était lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste. Joie sans gaieté, qui était faite surtout d'insouciance et de défi ; de vigueur physique et d'alcool ; sur laquelle pesait, moins déguisée qu'ailleurs, l'universelle menace de mourir.

     Grand bruit dans Paimpol ; sons de cloches et chants de prêtres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets ; vieux airs à bercer les matelots ; vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne sais d'où, de la profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le bras, zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement d'ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs après les longues continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches de nonnain, aux belles poitrines serrées et frémissantes, aux beaux yeux remplis des désirs de tout un été.

Voici un tableau d'un tel pardon, peint par Eugène Boudin (1824-1898), avec qui Monet a étudié. Notez les "groupes de filles en coiffes blanches de nonnain." Notez aussi le commencement d'un style qu'on appelera plus tard impressionniste, où il n'y a pas de contours nets ni de distinctions précises.

Breton Pardon 1865

(Source: http://www2.iinet.com/art/19th/french/boudin/boudin04.jpg)

Vieilles maisons de granit enfermant ce grouillement de monde ;

Voici ces vieilles maisons de granit qui "enferment" les gens qui passent dans ces rues étroites.

(Source: Archives personnelles)

vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la mer ; racontant aussi des histoires chaudes qu'ils ont abritées, des aventures anciennes d'audace et d'amour.

     Et un sentiment religieux, une impression de passé, planant sur tout cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protègent, de la Vierge blanche et immaculée. A côté des cabarets, l'église au perron semé de feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur d'encens, avec ses cierges dans son obscurité, et ses ex-voto de marins partout accrochés à la sainte voûte.

Voici l'extérieur de l'ancienne église de Paimpol dont le roman parle, et dont vous avez vu l'intérieur dans la Lecture 5.

(Source: Archives personnelles)

Elle n'existe plus aujourd'hui. Tout ce qui en reste, c'est la flèche, qui ressemble fort à celle de l'église dans le tableau de Boudin. Vous pouvez voir le perron. Imaginez-le "semé de feuillages, tout ouvert en grande baie sombre." (Comme vous voyez, il y a maintenant un parking où le reste de l'église s'érigeait autrefois.)

(Source: Archives personnelles)

Un ex-voto est un "tableau, objet, plaque portant une formule de reconnaissance, que l'on place dans une église en accomplissement d'un voeu ou en remerciement d'une grâce obtenue" (Petit Robert). Le plus souvent, on met des plaques, dont vous pouvez en voir une qui date de l'époque du roman sur la photo ci-dessous, prise dans l'église de Paimpol qui a remplacé celle dont le roman parle.

(Source: Archives personnelles)

Parfois, cependant, des marins offraient des tableaux ou des maquettes de navires. Ces deux exemples se trouvent aujourd'hui dans la chapelle de Perros Hamon à Ploubazlanec.

(Source: Archives personnelles)

A côté des filles amoureuses, les fiancées de matelots disparus, les veuves de naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil et leur petites coiffes lisses ; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir. Et là tout près, la mer toujours, la grande nourrice et la grande dévorante de ces générations vigoureuses, s'agitant elle aussi, faisant son bruit, prenant sa part de la fête...

5  De toutes ces choses ensemble, Gaud recevait l'impression confuse. Excitée et rieuse, avec le coeur serré dans le fond, elle sentait une espèce d'angoisse la prendre, à l'idée que ce pays maintenant était redevenu le sien pour toujours. Sur la place, où il y avait des jeux et des saltimbanques, elle se promenait avec ses amies qui lui nommaient, de droite et de gauche, les jeunes hommes de Paimpol ou de Ploubazlanec. Devant les chanteurs de complaintes, un groupe de ces "Islandais" était arrêté, tournant le dos. [1] Et d'abord, frappée par l'un d'eux qui avait une taille de géant et des épaules presque trop larges, elle avait simplement dit, même avec une nuance de moquerie :

     --En voilà un qui est grand !

     Il y avait à peu près ceci de sous-entendu dans sa phrase :

     --Pour celle qui l'épousera quel encombrement dans son ménage, un mari de cette carrure !

     Lui s'était retourné comme s'il l'eût entendue et, de la tête aux pieds, il l'avait enveloppée d'un regard rapide qui semblait dire :

10 --Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol, et qui est si élégante, et que je n'ai jamais vue ?

     Et puis ses yeux s'étaient abaissés vite, par politesse, et il avait de nouveau paru très occupé des chanteurs, ne laissant plus voir de sa tête que les cheveux noirs, qui étaient assez longs et très bouclés derrière, sur le cou.

     Ayant demandé sans gêne le nom d'une quantité d'autres, elle n'avait pas osé pour celui-là. Ce beau profil à peine aperçu ; ce regard superbe et un peu farouche ; ces prunelles brunes, légèrement fauves, courant très vite sur l'opale bleuâtre de ses yeux, tout cela l'avait impressionnée et intimidée aussi.

     Justement c'était ce "fils Gaos" dont elle avait entendu parler chez les Moan comme d'un grand ami de Sylvestre ; le soir de ce même pardon, Sylvestre et lui, marchant bras dessus bras dessous, les avaient croisés, son père et elle, et s'étaient arrêtés pour dire bonjour...

     ... Ce petit Sylvestre, il était tout de suite redevenu pour elle une espèce de frère. Comme des cousins qu'ils étaient, ils avaient continué de se tutoyer ; --il est vrai, elle avait hésité d'abord, devant ce grand garçon de dix-sept ans ayant déjà une barbe noire ; mais, comme ses bons yeux d'enfant si doux n'avaient guère changé, elle l'avait bientôt assez reconnu pour s'imaginer ne l'avoir jamais perdu de vue. Quand il venait à Paimpol, elle le retenait à dîner le soir ; c'était sans conséquence, et il mangeait de très bon appétit, étant un peu privé chez lui...

15 ... A vrai dire, ce Yann n'avait pas été très galant pour elle, pendant cette première présentation, --au détour d'une petite rue grise toute jonchée de rameaux verts. Il s'était borné à lui ôter son chapeau, d'un geste presque timide bien que très noble ; puis, l'ayant parcourue de son même regard rapide, il avait détourné les yeux d'un autre côté, paraissant être mécontent de cette rencontre et avoir hâte de passer son chemin. Une grande brise d'ouest, qui s'était levée pendant la procession, avait semé par terre des rameaux de buis et jeté sur le ciel des tentures gris noir... Gaud, dans sa rêverie de souvenir, revoyait très bien tout cela : cette tombée triste de la nuit sur cette fin de pardon ; ces draps blancs piqués de fleurs qui se tordaient au vent le long des murailles ; ces groupes tapageurs d'"Islandais", gens de vent et de tempête, qui entraient en chantant dans les auberges, se garant contre la pluie prochaine ; surtout ce grand garçon, planté debout devant elle, détournant la tête, avec un air ennuyé et troublé de l'avoir rencontrée... Quel changement profond s'était fait en elle depuis cette époque ! ...

     Et quelle différence entre le bruit de cette fin de fête et la tranquilité d'à présent ! Comme ce même Paimpol était silencieux et vide ce soir, pendant le long crépuscule tiède de mai qui la retenait à sa fenêtre, seule, songeuse et enamourée ! ...

Voici la Place du Martray au crépuscule, vue de la maison de Gaud, toujours silencieuse.

(Source: Archives personnelles)

Observation, Lecture 6

[1] Une complainte est une chanson qui date, souvent, du Moyen Age, et qui raconte une histoire, souvent mais pas toujours triste. Une complainte que Yann aurait pu entendre à Paimpol ce jour de fête est "Le capitaine tué par le déserteur."

Je me suis engagé pour l'amour d'une fille.
Les gens qui m'ont logé m'ont bien mal enseigné.
Ils m'ont dit de m'en aller sans avoir mon congé [de l'armée; il a donc déserté].

Dans mon chemin faisant rencontre [avec] mon capitaine,
Mon capitaine m'a dit "Où vas-tu mon ami?"
"Là-bas dans ces vallons rejoindre mon bataillon" [j'ai répondu].

Là-bas dans ces vallons s'engage une bataille.
J'ai mis mon sac à terre, j'ai pris mon sabre en main.
Je me suis battu là comme un vaillant soldat.

Du premier coup tirant, [quelqu'un] tua mon capitaine.
Mon capitaine est mort mais moi je vis encore.
Peut-être avant trois jours ce sera bien mon tour [de mourir].

Celui qui me tuera sera mon camarade.
Tu m'y banderas les yeux avec un mouchoir bleu.
Tu m'y feras mourir sans m'y faire trop languir.

Soldats de mon pays, ne dites pas à ma mère;
O dites-lui [que] je me suis fiancé à la plus belle fille
Qu'il y a dans le quartier.

Ah, dites-lui plutôt que je me suis engagé
Sur un navire anglais,
Qu'elle ne m'y verra jamais.

Lecture 7

I:5 (La deuxième rencontre de Yann et Gaud)

     La seconde fois qu'ils s'étaient vus, c'était à des noces. Ce fils Gaos avait été désigné pour lui donner le bras. D'abord elle s'était imaginé en être contrariée : défiler dans la rue avec ce garçon, que tout le monde regarderait à cause de sa haute taille, et qui du reste ne saurait probablement rien lui dire en route! ... Et puis, il l'intimidait, celui-là, décidément, avec son grand air sauvage.

     A l'heure dite, tout le monde étant déjà réuni pour le cortège, ce Yann n'avait point paru. Le temps passait, il ne venait pas, et déjà on parlait de ne point l'attendre. Alors elle s'était aperçue que, pour lui seul, elle avait fait toilette ; avec n'importe quel autre de ces jeunes hommes, la fête, le bal, seraient pour elle manqués et sans plaisir...

     A la fin il était arrivé, en belle tenue lui aussi, s'excusant sans embarras auprès des parents de la mariée. Voilà : de grands bancs de poissons, qu'on n'attendait pas du tout, avaient été signalés d'Angleterre comme devant passer le soir, un peu au large d'Aurigny ;

L'île d'Aurigny (qui appartient à l'Angleterre) est marquée d'une étoile rouge, ainsi que Paimpol.

(Source: Mapquest)

alors tout ce qu'il y avait de bateaux dans Ploubazlanec avait appareillé en hâte. Un émoi dans les villages, les femmes cherchant leurs maris dans les cabarets, les poussant pour les faire courir ; se démenant elles-mêmes pour hisser les voiles [1]; aider à la manoeuvre, enfin un vrai branle-bas dans le pays...

     Au milieu de tout ce monde qui l'entourait, il racontait avec une extrême aisance ; avec des gestes à lui, des roulements d'yeux, et un beau sourire qui découvrait ses dents brillantes. Pour exprimer mieux la précipitation des appareillages, il jetait de temps en temps au milieu de ses phrases un certain petit hou! prolongé, très drôle, -- qui est un cri de matelot donnant une idée de vitesse et ressemblant au son flûté du vent. Lui qui parlait avait été obligé de se chercher un remplaçant bien vite et de le faire accepter par le patron de la barque auquel il s'était loué pour la saison d'hiver. De là venait son retard, et, pour n'avoir pas voulu manquer les noces, il allait perdre toute sa part de pêche.

5  Ces motifs avaient été parfaitement compris par les pêcheurs qui l'écoutaient et personne n'avait songé à lui en vouloir ; --on sait bien, n'est-ce pas, que, dans la vie, tout est plus ou moins dépendant des choses imprévues de la mer, plus ou moins soumis aux changements du temps et aux migrations mystérieuses des poissons. Les autres Islandais qui étaient là regrettaient seulement de n'avoir pas été avertis assez tôt pour profiter, comme ceux de Ploubazlanec, de cette fortune qui allait passer au large.

     Trop tard à présent, tant pis, il n'y avait plus qu'à offrir son bras aux filles. Les violons commençaient dehors leur musique, et gaiement on s'était mis en route.

Un cortège de noces breton à Loguivy-Plougras

Source: Carte postale ancienne

     D'abord il ne lui avait dit que de ces galanteries sans portée, comme on en conte pendant les fêtes de mariages aux jeunes filles que l'on connaît peu. Parmi ces couples de la noce, eux seuls étaient des étrangers l'un pour l'autre ; ailleurs dans le cortège, ce n'était que cousins et cousines, fiancés et fiancées. Des amants, il y en avait bien quelques paires aussi ; car, dans ce pays de Paimpol, on va très loin en amour, à l'époque de la rentrée d'Islande. (Seulement on a le coeur honnête, et l'on s'épouse après.)

     Mais le soir, pendant qu'on dansait, la causerie étant revenue entre eux deux sur ce grand passage de poissons, il lui avait dit brusquement, la regardant dans les yeux en plein, cette chose inattendue :

     --Il n'y a que vous dans Paimpol, --et même dans le monde, --pour m'avoir fait manquer cet appareillage ; non, sûr que pour aucune autre, je ne me serais dérangé de ma pêche, Mademoiselle Gaud...

10 Etonnée d'abord que ce pêcheur osât lui parler ainsi, à elle qui était venue à ce bal un peu comme une reine, et puis charmée délicieusement, elle avait fini par répondre :

     --Je vous remercie, Monsieur Yann ; et moi-même je préfère être avec vous qu'avec aucun autre.

     Ç'avait été tout. Mais, à partir de ce moment jusqu'à la fin des danses, ils s'étaient mis à se parler d'une façon différente, à voix plus basse et plus douce... [2]

     On dansait à la vielle, au violon, les mêmes couples presque toujours ensemble. Quand lui venait la reprendre, après avoir par convenance dansé avec quelque autre, ils échangeaient un sourire d'amis qui se retrouvent et continuaient leur conversation d'avant qui était très intime. Naïvement, Yann racontait sa vie de pêcheur, ses fatigues, ses salaires, les difficultés d'autrefois chez ses parents, quand il avait fallu élever les quatorze petits Gaos dont il était le frère aîné. --A présent, ils étaient tirés de la peine, surtout à cause d'une épave que leur père avait rencontrée en Manche, et dont la vente leur avait rapporté 10000 francs, part faite à l'état ; cela avait permis de construire un premier étage au-dessus de leur maison, --laquelle était à la pointe du pays de Ploubazlanec, tout au bout des terres, au hameau de Pors-Even, dominant la Manche, avec une vue très belle.

Voici la maison à Pors Even de Guillaume Floury, qui a servi de modèle pour Yann Gaos, dans une vieille carte postale et, avec trois étudiants de Kent State devant, aujourd'hui. Vous pouvez voir qu'on a ajouté un deuxième étage

(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)

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(Source: Archives personnelles)

     --C'était dur, disait-il, ce métier d'Islande : partir comme ça dès le mois de février, pour un tel pays, où il fait si froid et si sombre, avec une mer si mauvaise...


15 ... Toute leur conversation du bal, Gaud, qui se la rappelait comme chose d'hier, la repassait lentement dans sa mémoire, en regardant la nuit de mai tomber sur Paimpol. S'il n'avait pas eu des idées de mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces détails d'existence, qu'elle avait écoutés un peu comme une fiancée ; il n'avait pourtant pas l'air d'un garçon banal aimant à communiquer ses affaires à tout le monde... [3]


     --... Le métier est assez bon tout de même, avait-il dit, et pour moi je n'en changerais toujours pas. Des années, c'est 800 francs ; d'autres fois 1200, que l'on me donne au retour et que je porte à notre mère.

     --Que vous portez à votre mère, Monsieur Yann ?

     --Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c'est l'habitude comme ça, Mademoiselle Gaud. (Il disait cela comme une chose bien due et toute naturelle.) Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n'ai presque jamais d'argent. Le dimanche, c'est notre mère qui m'en donne un peu quand je viens à Paimpol. Pour tout c'est la même chose. Ainsi cette année notre père m'a fait faire ces habits neufs que je porte, sans quoi je n'aurais jamais voulu venir aux noces ; oh ! Non, sûr, je ne serais pas venu vous donner le bras avec mes habits de l'an dernier...

     Pour elle, accoutumée à voir des Parisiens, ils n'étaient peut-être pas très élégants, ces habits neufs d'Yann, cette veste très courte, ouverte sur un gilet d'une forme un peu ancienne ; mais le torse qui se moulait dessous était irréprochablement beau, et alors le danseur avait grand air tout de même.

20 En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque fois qu'il avait dit quelque chose, pour voir ce qu'elle en pensait. Et comme son regard restait bon et honnête, tandis qu'il racontait tout cela pour qu'elle fût bien prévenue qu'il n'était pas riche !

     Elle aussi lui souriait, en le regardant toujours bien en face ; répondant très peu de chose, mais écoutant avec toute son âme, toujours plus étonnée et attirée vers lui. Quel mélange il était, de rudesse sauvage et d'enfantillage câlin ! Sa voix grave, qui avec d'autres était brusque et décidée, devenait, quand il lui parlait, de plus en plus fraîche et caressante ; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec une extrême douceur, comme une musique voilée d'instruments à cordes.

     Et quelle chose singulière et inattendue, ce grand garçon avec ses allures désinvoltes, son aspect terrible, toujours traité chez lui en petit enfant et trouvant cela naturel ; ayant couru le monde, toutes les aventures, tous les dangers, et conservant pour ses parents cette soumission respectueuse, absolue.

     Elle le comparait avec d'autres, avec trois ou quatre freluquets de Paris, commis, écrivassiers ou je ne sais quoi, qui l'avaient poursuivie de leurs adorations, pour son argent. [4] Et celui-ci lui semblait être ce qu'elle avait connu de meilleur, en même temps qu'il était le plus beau.

     Pour se mettre davantage à sa portée, elle avait raconté que, chez elle aussi, on ne s'était pas toujours trouvé à l'aise comme à présent ; que son père avait commencé par être pêcheur d'Islande, et gardait beaucoup d'estime pour les Islandais ; qu'elle-même se rappelait avoir couru pieds nus, étant toute petite, --sur la grève, --après la mort de sa pauvre mère...


25 ... Oh ! Cette nuit de bal, la nuit délicieuse, décisive et unique dans sa vie, --elle était déjà presque lointaine, puisqu'elle datait de décembre et qu'on était en mai. Tous les beaux danseurs d'alors pêchaient à présent là-bas, épars sur la mer d'Islande, --y voyant clair, au pâle soleil, dans leur solitude immense, tandis que l'obscurité se faisait tranquillement sur la terre bretonne.

 

Observations

[1] Notez l'égalité des femmes dans cette culture. C'est toujours le cas parmi les pêcheurs bretons aujourd'hui.

[2] Pour voir cette scène dans le film de 1935, cliquez ici.

[3] "S'il n'avait pas eu des idées de mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces détails d'existence, qu'elle avait écoutés un peu comme une fiancée ; il n'avait pourtant pas l'air d'un garçon banal aimant à communiquer ses affaires à tout le monde..."

Un autre exemple du discours indirect libre. Sont-ce les pensées de Gaud?

[4] C'est un thème qu'on retrouve à travers la littérature française du dix-neuvième siècle, surtout chez Balzac: l'homme moderne adore l'argent avant toute autre chose.

 

Lecture 8

I:5 (suite et fin)

     Gaud restait à sa fenêtre. [1] La place de Paimpol, presque fermée de tous côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit ; on n'entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s'élever, se séparer davantage des choses terrestres, --qui maintenant, à cette heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de pignons et de vieux toits. [cf. la photo à la fin de la Lecture 6] De temps en temps une porte se fermait, ou une fenêtre ; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d'un cabaret, s'en allait par les petites rues sombres ; ou bien quelques filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. Une, qui connaissait Gaud, en lui disant bonsoir, leva bien haut vers elle au bout de son bras une gerbe d'aubépine comme pour la lui faire sentir ; on voyait encore un peu dans l'obscurité transparente ces légères touffes de fleurettes blanches.

Voici une gerbe d'aubépine, qu'on trouve partout dans la région de Paimpol.

(Source: http://netia59.ac-lille.fr/fou/0591252R/IMAGES/fleurs%20blanches/aubepine%20g.JPG)

L'odeur fragile de l'aubépine jouera un rôle très important pour le jeune Marcel dans Combray, le roman de Marcel Proust que vous lirez dans FR 33337 (Introduction to the French Novel)

Il y avait du reste une autre odeur douce qui était montée des jardins et des cours, celle des chèvrefeuilles fleuris sur le granit des murs, --et aussi une vague senteur de goémon, venue du port. Les dernières chauves-souris glissaient dans l'air, d'un vol silencieux, comme les bêtes des rêves.

     Gaud avait passé bien des soirées à cette fenêtre, regardant cette place mélancolique, songeant aux Islandais qui étaient partis, et toujours à ce même bal...


     ... Il faisait très chaud sur la fin de ces noces, et beaucoup de têtes de valseurs commençaient à tourner. Elle se le rappelait, lui, dansant avec d'autres, des filles ou des femmes dont il avait dû être plus ou moins l'amant ; elle se rappelait sa condescendance dédaigneuse pour répondre à leurs appels... comme il était différent avec celles-là ! ...

     Il était un charmant danseur, droit comme un chêne de futaie, et tournant avec une grâce à la fois légère et noble, la tête rejetée en arrière. Ses cheveux bruns, qui étaient en boucles, retombaient un peu sur son front et remuaient au vent des danses ; Gaud, qui était assez grande, en sentait le frôlement sur sa coiffe, quand il se penchait vers elle pour mieux la tenir pendant les valses rapides.

5   De temps en temps, il lui montrait d'un signe sa petite soeur Marie et Sylvestre, les deux fiancés, qui dansaient ensemble. Il riait, d'un air très bon, en les voyant tous deux si jeunes, si réservés l'un près de l'autre, se faisant des révérences, prenant des figures timides pour se dire bien bas des choses sans doute très aimables. Il n'aurait pas permis qu'il en fût autrement, bien sûr ; mais c'est égal, il s'amusait, lui, coureur et entreprenant qu'il était devenu, de les trouver si naïfs ; il échangeait alors avec Gaud des sourires d'intelligence intime qui disaient : "comme ils sont gentils et drôles à regarder, nos deux petits frères ! ..."

     On s'embrassait beaucoup à la fin de la nuit : baisers de cousins, baisers de fiancés, baisers d'amants, qui conservaient malgré tout un bon air franc et honnête, là, à pleine bouche, et devant tout le monde. Lui ne l'avait pas embrassée, bien entendu ; on ne se permettait pas cela avec la fille de M. Mével ; peut-être seulement la serrait-il un peu plus contre sa poitrine, pendant ces valses de la fin, et elle, confiante, ne résistait pas, s'appuyait au contraire, s'étant donnée de toute son âme. Dans ce vertige subit, profond, délicieux, qui l'entraînait tout entière vers lui, ses sens de vingt ans étaient bien pour quelque chose, mais c'était son coeur qui avait commencé le mouvement. [2]

     --Avez-vous vu cette effrontée, comme elle le regarde? disaient deux ou trois belles filles, aux yeux chastement baissés sous des cils blonds ou noirs, et qui avaient parmi les danseurs un amant pour le moins, ou bien deux. En effet, elle le regardait beaucoup, mais elle avait cette excuse, c'est qu'il était le premier, l'unique des jeunes hommes à qui elle eût jamais fait attention dans sa vie.

     En se quittant le matin, quand tout le monde était parti à la débandade, au petit jour glacé, ils s'étaient dit adieu d'une façon à part, comme deux promis qui vont se retrouver le lendemain. Et alors, pour rentrer, elle avait traversé cette même place avec son père, nullement fatiguée, se sentant alerte et joyeuse, ravie de respirer, aimant cette brume gelée du dehors et cette aube triste, trouvant tout exquis et tout suave.


     ... La nuit de mai était tombée depuis longtemps ; les fenêtres s'étaient toutes peu à peu fermées, avec de petits grincements de leurs ferrures. Gaud restait toujours là, laissant la sienne ouverte. Les rares derniers passants, qui distinguaient dans le noir la forme blanche de sa coiffe, devaient dire : "voilà une fille qui, pour sûr, rêve à son galant". Et c'était vrai, qu'elle y rêvait, --avec une envie de pleurer par exemple ; ses petites dents blanches mordaient ses lèvres, défaisaient constamment ce pli qui soulignait en bas le contour de sa bouche fraîche [cf. 4.11]. Et ses yeux restaient fixes dans l'obscurité, ne regardant rien des choses réelles...

10  ... Mais, après ce bal, pourquoi n'était-il pas revenu ? Quel changement en lui ? Rencontré par hasard, il avait l'air de la fuir, en détournant ses yeux dont les mouvements étaient toujours si rapides.

     Souvent elle en avait causé avec Sylvestre, qui ne comprenait pas non plus :

     --C'est pourtant bien avec celui-là que tu devrais te marier, Gaud, disait-il, si ton père le permettait, car tu n'en trouverais pas dans le pays un autre qui le vaille. D'abord je te dirai qu'il est très sage, sans en avoir l'air ; c'est fort rare quand il se grise. Il fait bien un peu son têtu quelquefois, mais dans le fond il est tout à fait doux. Non, tu ne peux pas savoir comme il est bon. Et un marin ! à chaque saison de pêche les capitaines se disputent pour l'avoir...

     La permission de son père, elle était bien sûre de l'obtenir, car jamais elle n'avait été contrariée dans ses volontés. Cela lui était donc bien égal qu'il ne fût pas riche. D'abord, un marin comme ça, il suffirait d'un peu d'argent d'avance pour lui faire suivre six mois les cours du cabotage, et il deviendrait un capitaine à qui tous les armateurs voudraient confier des navires.

     Cela lui était égal aussi qu'il fût un peu un géant ; être trop fort, ça peut devenir un défaut chez une femme, mais pour un homme cela ne nuit pas du tout à la beauté.

15 Par ailleurs elle s'était informée, sans en avoir l'air, auprès des filles du pays qui savaient toutes les histoires d'amour : on ne lui connaissait point d'engagements ; sans paraître tenir à l'une plus qu'à l'autre, il allait de droite et de gauche, à Lézardrieux aussi bien qu'à Paimpol, auprès des belles qui avaient envie de lui.

Lézardrieux se trouve à l'ouest de Paimpol.

(Source: WebCrawler Maps)

     Un soir de dimanche, très tard, elle l'avait vu passer sous ses fenêtres, reconduisant et serrant de près une certaine Jeannie Caroff, qui était jolie assurément, mais dont la réputation était fort mauvaise. Cela, par exemple, lui avait fait un mal cruel.

Plus ça change ...



     On lui avait assuré aussi qu'il était très emporté ; qu'étant gris un soir, dans un certain café de Paimpol où les Islandais font leurs fêtes, il avait lancé une grosse table en marbre au travers d'une porte qu'on ne voulait pas lui ouvrir...

Voici la Rue des Islandais, où se trouvaient autrefois les cafés que les Islandais fréquentaient.

(Source: Archives personnelles)

     Tout cela, elle le lui pardonnait : on sait bien comment sont les marins, quelquefois, quand ça les prend... Mais, s'il avait le coeur bon, pourquoi était-il venu la chercher, elle qui ne songeait à rien, pour la quitter après ; quel besoin avait-il eu de la regarder toute une nuit, avec ce beau sourire qui semblait si franc, et de prendre cette voix douce pour lui faire des confidences comme à une fiancée ? A présent elle était incapable de s'attacher à un autre et de changer. Dans ce même pays, autrefois, quand elle était tout à fait une enfant, on avait coutume de lui dire pour la gronder qu'elle était une mauvaise petite, entêtée dans ses idées comme aucune autre ; cela lui était resté. Belle demoiselle à présent, un peu sérieuse et hautaine d'allures, que personne n'avait façonnée, elle demeurait dans le fond toute pareille.

     Après ce bal, l'hiver dernier s'était passé dans cette attente de le revoir, et il n'était même pas venu lui dire adieu avant le départ d'Islande. Maintenant qu'il n'était plus là, rien n'existait pour elle ; le temps ralenti semblait se traîner--jusqu'à ce retour d'automne pour lequel elle avait formé ses projets d'en avoir le coeur net et d'en finir...

20 ... Onze heures à l'horloge de la mairie, --avec cette sonorité particulière que les cloches prennent pendant les nuits tranquilles des printemps.

     A Paimpol, onze heures, c'est très tard ; alors Gaud ferma sa fenêtre et alluma sa lampe pour se coucher...

     Chez ce Yann, peut-être bien était-ce seulement de la sauvagerie ; ou, comme lui aussi était fier, était-ce la peur d'être refusé, la croyant trop riche ? ... Elle avait déjà voulu le lui demander elle-même tout simplement ; mais c'était Sylvestre qui avait trouvé que ça ne pouvait pas se faire, que ce ne serait pas très bien pour une jeune fille de paraître si hardie. Dans Paimpol, on critiquait déjà son air et sa toilette...

     ... Elle enlevait ses vêtements avec la lenteur distraite d'une fille qui rêve : d'abord sa coiffe de mousseline, puis sa robe élégante, ajustée à la mode des villes, qu'elle jeta au hasard sur une chaise.

     Ensuite son long corset de demoiselle, qui faisait beaucoup causer les gens, par sa tournure parisienne. Alors sa taille, une fois libre, devint plus parfaite ; n'étant plus comprimée, ni trop amincie par le bas, elle reprit ses lignes naturelles, qui étaient pleines et douces comme celles des statues en marbre [3]; ses mouvements en changeaient les aspects, et chacune de ses poses était exquise à regarder.

25  La petite lampe, qui brûlait seule à cette heure avancée, éclairait avec un peu de mystère ses épaules et sa poitrine, sa forme admirable qu'aucun oeil n'avait jamais regardée et qui allait sans doute être perdue pour tous, se dessécher sans être jamais vue, puisque ce Yann ne la voulait pas pour lui.

     Elle se savait jolie de figure, mais elle était bien inconsciente de la beauté de son corps. Du reste, dans cette région de Bretagne, chez les filles des pêcheurs islandais, c'est presque de race, cette beauté-là ; on ne la remarque plus guère, et même les moins sages d'entre elles, au lieu d'en faire parade, auraient une pudeur à la laisser voir. Non, ce sont les raffinés des villes qui attachent tant d'importance à ces choses pour les mouler ou les peindre...

     Elle se mit à défaire les espèces de colimaçons en cheveux qui étaient enroulés au-dessus des oreilles, et les deux nattes tombèrent sur son dos comme deux serpents très lourds. Elle les retroussa en couronne sur le haut de sa tête, --ce qui était commode pour dormir ; --alors, avec son profil droit, elle ressemblait à une vierge romaine.

     Cependant ses bras restaient relevés, et, en mordant toujours sa lèvre, elle continuait de remuer dans ses doigts les tresses blondes, --comme une enfant qui tourmente un jouet quelconque en pensant à autre chose ; après, les laissant encore retomber, elle se mit très vite à les défaire, à les défaire pour s'amuser, pour les étendre ; bientôt elle en fut couverte jusqu'aux reins, ayant l'air de quelque druidesse de forêt. [4]

     Et puis, le sommeil étant venu tout de même, malgré l'amour et malgré l'envie de pleurer, elle se jeta brusquement dans son lit, en se cachant la figure dans cette masse soyeuse de ses cheveux, qui était déployée à présent comme un voile... [5]


30 Dans sa chaumière de Ploubazlanec, la grand'mère Moan, qui était, elle, sur l'autre versant plus noir de la vie, avait fini aussi par s'endormir, du sommeil glacé des vieillards, en songeant à son petit-fils et à la mort.


    Et, à cette même heure, à bord de la Marie, --sur la mer Boréale qui était ce soir-là très remuante, --Yann et Sylvestre, les deux désirés, se chantaient des chansons, tout en faisant gaiement leur pêche à la lumière sans fin du jour... [6]

Observations, Lecture 8

[1] Comme vous le verrez, Gaud sera souvent à sa fenêtre, l'image d'un être solitaire qui observe un monde auquel elle ne participe pas.

[2] A quoi Loti attribue-t-il ici le commencement de l'amour?

[3] Encore une fois, notez le lien entre ce qui est libre des contraintes imposées par la société, la nature, et la perfection. Cf. 4.25.

[4] En comparant Gaud à une druidesse, Loti l'associe, comme il a fait plus tôt avec Yann, à une époque plus primitive, plus proche de la nature.

[5] Cliquez ici pour voir cette scène dans le film de 1935.

[6] Avec ces derniers paragraphes (8.29-31), Loti rappelle les derniers paragraphes de l'épisode de la première rencontre d'Eugénie et de son cousin Charles dans Eugénie Grandet (3.60-64), où Balzac nous donne les rêves ou les pensées de Charles, Eugénie, Mme Grandet, Grandet, et Nanon avant de s'endormir. C'est une première indication qu'il va se servir de parallèles avec le roman balzacien dans Pêcheur d'Islande.

 

Lecture 9

Préparation à la lecture

(1) "Jean-François de Nantes ;
Jean-François.
Jean-François !

ils chantaient, les deux grands enfants."

Les marins chantaient souvent en mer, surtout quand leur travail était monotone. Ces chansons s'appellent des "chansons de bord."
Voici une version (il y en a plusieurs) de "Jean-François de Nantes," la chanson de bord que Sylvestre et Yann chantent pour faire passer le temps.

C'est Jean-François de Nantes
Oué, oué, oué,
Gabier sur la Fringante, Oh mes boués,
Jean-François.

Débarque en fin d'campagne
Fier comme un roi d'Espagne

En vrac dedans sa bourse
Il y a vingt mois de course

Une montre, une chaîne
Valant une baleine

Branlebas chez son hôtesse
Bitte et bosse et largesses

La plus belle servante
Embarque en la soupente

Il bouline la donzelle
Et navigue en mer belle

En vidant la bouteille
Tout son or appareille

Montre et chaîne s'envolent
Mais il prend la vérole

En revenant de Flandres
Il attrape des chancres

On lui coupera son membre
Tout dret au ras du ventre

A l'hôpital de Nantes
Jean-François se lamente

Et les draps de sa couche
Déchire avec sa bouche

Il ferait de la peine
Même à son capitaine

Pauvre Jean-François de Nantes
Gabier sur la Fringante !

(Source: http://www.bretagnenet.com/strobinet/pub/trobzh/nantes.htm)

Pour entendre la chanson, cliquez ici. Je laisse l'explication du texte à de plus malins:)

Lecture 9

I:6

      Environ un mois plus tard. --En juin.

     Autour de l'Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc ; c'est-à-dire que rien ne bougeait dans l'air, comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.

     Le ciel s'était couvert d'un grand voile blanchâtre, qui s'assombrissait par le bas, vers l'horizon, passait aux gris plombés, aux nuances ternes de l'étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.

W1474 Bras de Seine près de Giverny, brouillard 1897 (Raleigh, NC North Carolina Museum of Art)

(Source: http://ncartmuseum.org/collections/european/french/pictures/pic_011s.html)

     Cette fois-là, c'étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer ; des cernes très légers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir.

Moire: "aspect ondé, changeant, chatoyant d'une surface" (Petit Robert). Dite souvent d'un tissu, dont voici un exemple.

(Source: http://images.viewimages.com/wm/AB002752.jpg)

Toute l'étendue luisante semblait couverte d'un réseau de dessins vagues qui s'enlaçaient et se déformaient, très vite effacés, très fugitifs.

W1853 Nymphéas 1916-19 (Paris: Musée d'Orsay)

(Source: http://www.intermonet.com/oeuvre/nymphea2.htm)

5   Eternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire : un soleil qui n'indiquait plus aucune heure restait là toujours, pour présider à ce resplendissement de choses mortes ; il n'était lui-même qu'un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu'à l'immense par un halo trouble.

W576 Coucher de soleil sur la Seine, effet d'hiver 1880 (Paris: Musée du Petit Palais)

(Source: http://www2.iinet.com/art/19th/french/monet/monet92.jpg)

     Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l'un de l'autre, chantaient : Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, --s'amusant de sa monotonie même et se regardant du coin de l'oeil pour rire de l'espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpétuellement les couplets, en tâchant d'y mettre un entrain nouveau à chaque fois. Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur salée ; cet air qu'ils respiraient était vivifiant et vierge ; ils en prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de toute existence. [1]

     Et pourtant, autour d'eux, c'étaient des aspects de non-vie, de monde fini ou pas encore créé ; la lumière n'avait aucune chaleur ; les choses se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de cette espèce de grand oeil spectral qui était le soleil.

     La Marie projetait sur l'étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel ;

W126 Bateaux de pêche en mer 1868 (Farmington, CT: Hill-Stead Museum)

(Source: http://www2.iinet.com/art/19th/french/monet/monet2h.jpg)

Une goélette navigant devant les rochers de Tvisker sur la côte sud-est d'Islande

Roturier, Islandais: Mémoire de la grande pêche 29

alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l'eau : des poissons innombrables, des myriades et des myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C'étaient les morues qui exécutaient leurs évolutions d'ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d'un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté ; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair.

     Le soleil, déjà très bas, s'abaissait encore ; donc c'était le soir décidément. A mesure qu'il descendait dans les zones couleur de plomb qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune.

10 Il éclairait pourtant ; mais on eût dit qu'il n'était pas du tout loin dans l'espace ; il semblait qu'en allant, avec un navire, seulement jusqu'au bout de l'horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste, flottant dans l'air à quelques mètres au-dessus des eaux.

W781 Coucher de soleil à Pourville 1882 (Washington, DC: Kreeger Museum)

(Source: http://www.kreegermuseum.com/frames/menu_frame.htm)

     La pêche allait assez vite ; en regardant dans l'eau reposée, on voyait très bien la chose se faire : les morues venir mordre, d'un mouvement glouton ; ensuite se secouer un peu, se sentant piquées, comme pour mieux se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, à deux mains, les pêcheurs rentraient leur ligne, --rejetant la bête à qui devait l'éventrer et l'aplatir.

     La flotille des Paimpolais était éparse sur ce miroir tranquille, animant ce désert. Ça et là paraissaient les petites voiles lointaines, déployées pour la forme puisque rien ne soufflait, et très blanches, se découpant en clair sur les grisailles des horizons.

     Ce jour-là, ç'avait l'air d'un métier si calme, si facile, celui de pêcheur d'Islande ; --un métier de demoiselle...

Jean-François de Nantes ;
     Jean-François.
     Jean-François ! (1)

     ils chantaient, les deux grands enfants. [2]

     Et Yann s'occupait bien peu d'être si beau et d'avoir la mine si noble. D'ailleurs, enfant seulement avec Sylvestre, ne chantant et ne jouant jamais qu'avec celui-là ; renfermé au contraire, avec les autres, et plutôt fier et sombre ; --très doux pourtant quand on avait besoin de lui ; toujours bon et serviable quand on ne l'irritait pas.

15  Eux chantaient cette chanson-là ; les deux autres, à quelques pas plus loin, chantaient autre chose, une autre mélopée faite aussi de somnolence, de santé et de vague mélancolie.

     On ne s'ennuyait pas et le temps passait.

     En bas, dans la cabine, il y avait toujours du feu, couvant au fond du fourneau de fer, et le couvercle de l'écoutille était maintenu fermé pour procurer des illusions de nuit à ceux qui avaient besoin de sommeil. Il leur fallait très peu d'air pour dormir, et les gens moins robustes, élevés dans les villes, en eussent désiré davantage. Mais, quand la poitrine profonde s'est gonflée tout le jour à même l'atmosphère infinie, elle s'endort elle aussi, après, et ne remue presque plus ; alors on peut se tapir dans n'importe quel petit trou comme font les bêtes.

     On se couchait après le quart, par fantaisie, à des moments quelconques, les heures n'important plus dans cette clarté continuelle. Et c'étaient toujours de bons sommes, sans agitations, sans rêves, qui reposaient de tout.

     Quand par hasard l'idée était aux femmes, cela par exemple agitait les dormeurs : en se disant que dans six semaines la pêche allait finir, et qu'ils en posséderaient bientôt, des nouvelles, ou des anciennes déjà aimées, ils rouvraient tout grands leurs yeux.

20 Mais cela venait rarement ; ou bien alors on y songeait plutôt à la manière honnête : on se rappelait les épouses, les fiancées, les soeurs, les parentes... avec l'habitude de la continence, les sens aussi s'endorment--pendant des périodes bien longues...

Observations, Lecture 9

[1] Ici encore apparaît l'idée qu'ils sont, dans cette nature, près de l'origine de l'existence et de la force. Cf. 3.1.

[2] Pour voir la chanson dans le film de 1935, cliquez ici.

Lecture 10

I:6 (suite et fin)

     ... Ils regardaient à présent, au fond de leur horizon gris, quelque chose d'imperceptible. Une petite fumée, montant des eaux comme une queue microscopique, d'un autre gris, un tout petit peu plus foncé que celui du ciel.

Whistler: Nocturne: Blue and Silver - Cremorne Lights 1872 (London: Tate Gallery)

(Source: http://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/whistler/i/cremorne-lights.jpg)

Avec leurs yeux exercés à sonder les profondeurs, ils l'avaient vite aperçue :

     --Un vapeur, là-bas !

     --J'ai idée, dit le capitaine en regardant bien, j'ai idée que c'est un vapeur de l'état, --le croiseur qui vient faire sa ronde...

     Cette vague fumée apportait aux pêcheurs des nouvelles de France et, entre autres, certaine lettre de vieille grand'mère, écrite par une main de belle jeune fille. [Cf. Lecture 4]

5   Il se rapprocha lentement ; bientôt on vit sa coque, noire, --c'était bien le croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l'ouest.

Un fjord est un golfe d'eau marine qui entre dans l'intérieur de la terre entre des montagnes. Yann les définera plus tard ainsi: "des grandes baies, comme ici celle de Paimpol par exemple ; seulement il y a tout autour des montagnes si hautes, si hautes, qu'on ne voit jamais où elles finissent" (36.30). On trouve les fiords surtout en Scandinavie, en Ecosse et en Islande. Celui-ci, très beau, se trouve en Nouvelle Zélande.

(Source: http://www.otago.ac.nz/marinescience/po/projects/doubtful/DSound01.jpg)

Celui-ci se trouve en Islande

(Source: http://www.smithsonianmag.si.edu/smithsonian/issues02/jun02/images/iceland_river_plane.jpg)

     En même temps, une légère brise qui s'était levée, piquante à respirer, commençait à marbrer par endroits la surface des eaux mortes ;

Voilà du marbre. Vous voyez que la surface de cette pierre a des tâches de couleurs différentes, d'où vient l'idée de marbrer, tâcher une surface de couleurs différentes.

(Source: http://www.musee.ensmp.fr/gm/712.html)

elle traçait sur le luisant miroir des dessins d'un bleu vert, qui s'allongeaient en traînées, s'étendaient comme des éventails, ou se ramifiaient en forme de madrépores ;

Un autre tableau de Monet, où vous pouvez voir "des dessins d'un bleu vert, qui s'allongeaient en traînées, s'étendaient comme des éventails, ou se ramifiaient en forme de madrépores."

W3a Reflets verts 1920-26 (Paris: L'Orangerie)

(Source: http://www.oir.ucf.edu/wm/paint/auth/monet/waterlilies/monet.wl-green.jpg)

Une madrépore est une type de corail, dont voici des exemples.

(Source: http://www.jmplace.com/marenostrum/imagesdeau/corailmadrepore.htm)

cela se faisait très vite avec un bruissement, c'était comme un signe de réveil présageant la fin de cette torpeur immense. Et le ciel, débarrassé de son voile, devenait clair ; les vapeurs, retombées sur l'horizon, s'y tassaient en amoncellements d'ouates grises, formant comme des murailles molles autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre lesquelles les pêcheurs étaient--celle d'en haut et celle d'en bas--reprenaient leur transparence profonde, comme si on eût essuyé les buées qui les avaient ternies. Le temps changeait, mais d'une façon rapide qui n'était pas bonne.

     Et, de différents points de la mer, de différents côtés de l'étendue, arrivaient des navires pêcheurs : tous ceux de France qui rôdaient dans ces parages, des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des Dunkerquois. Comme des oiseaux qui rallient à un rappel, ils se rassemblaient à la suite de ce croiseur ; il en sortait même des coins vides de l'horizon, et leurs petites ailes grisâtres apparaissaient partout. Ils peuplaient tout à fait le pâle désert.

     Plus de lente dérive, ils avaient tendu leurs voiles à la fraîche brise nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s'approcher.

     L'Islande, assez lointaine, était apparue aussi, avec un air de vouloir s'approcher comme eux ; elle montrait de plus en plus nettement ses grandes montagnes de pierres nues, --qui n'ont jamais été éclairées que par côté, par en dessous et comme à regret. Elle se continuait même par une autre Islande de couleur semblable qui s'accentuait peu à peu ; --mais qui était chimérique, celle-ci, et dont les montagnes plus gigantesques n'étaient qu'une condensation de vapeurs. Et le soleil, toujours bas et traînant, incapable de monter au-dessus des choses, se voyait à travers cette illusion d'île, tel, qu'il paraissait posé devant et que c'était pour les yeux un aspect incompréhensible. Il n'avait plus de halo, et son disque rond ayant repris des contours très accusés, il semblait plutôt quelque pauvre planète jaune, mourante, qui se serait arrêtée là indécise, au milieu d'un chaos...

W817 Etretat, soleil couchant 1883 (Raleigh, NC North Carolina Museum of Art)

(Source: http://www.ncmoa.org/graphics/pics/collections/european/french/1770-1900/009_lrg.jpg)

 10 Le croiseur, qui avait stoppé, était entouré maintenant de la pléiade des Islandais. De tous ces navires se détachaient des barques, en coquille de noix, lui amenant à bord des hommes rudes aux longues barbes, dans des accoutrements assez sauvages.

     Ils avaient tous quelque chose à demander, un peu comme les enfants, des remèdes pour des petites blessures, des réparations, des vivres, des lettres.

     D'autres venaient de la part de leurs capitaines se faire mettre aux fers, pour quelque mutinerie à expier ; ayant tous été au service de l'état, ils trouvaient la chose bien naturelle. Et quand le faux-pont étroit du croiseur fut encombré par quatre ou cinq de ces grands garçons étendus la boucle au pied, le vieux maître qui les avaient cadenassés, leur dit : "Couche-toi de travers, donc, mes fils, qu'on puisse passer," ce qu'ils firent docilement, avec un sourire.

     Il y avait beaucoup de lettres cette fois, pour ces Islandais. Entre autres, deux pour la Marie, capitaine Guermeur, l'une à Monsieur Gaos, Yann, la seconde à Monsieur Moan, Sylvestre (celle-ci arrivée par le Danemark à Reickavick, où le croiseur l'avait prise).

     Le vaguemestre, puisant dans son sac en toile à voile, leur faisait la distribution, ayant quelque peine souvent à lire les adresses qui n'étaient pas toutes mises par des mains très habiles.

15 Et le commandant disait :

     --Dépêchez-vous, dépêchez-vous, le baromètre baisse.

     Il s'ennuyait un peu de voir toutes ces petites coquilles de noix amenées à la mer, et tant de pêcheurs assemblés dans cette région peu sûre.

     Yann et Sylvestre avaient l'habitude de lire leurs lettres ensemble.

     Cette fois, ce fut au soleil de minuit, qui les éclairait du haut de l'horizon toujours avec son même aspect d'astre mort.

20 Assis tous deux à l'écart, dans un coin du pont, les bras enlacés et se tenant par les épaules, ils lisaient très lentement, comme pour se mieux pénétrer des choses du pays qui leur étaient dites.

     Dans la lettre d'Yann, Sylvestre trouva des nouvelles de Marie Gaos, sa petite fiancée ; dans celle de Sylvestre, Yann lut les histoires drôles de la vieille grand'mère Yvonne, qui n'avait pas sa pareille pour amuser les absents ; et puis le dernier alinéa qui le concernait : "Le bonjour de ma part au fils Gaos." [cf. 4.17]

     Et, les lettres finies de lire, Sylvestre timidement montrait la sienne à son grand ami, pour essayer de lui faire apprécier la main qui l'avait tracée :

     --Regarde, c'est une très jolie écriture, n'est-ce pas, Yann ?

     Mais Yann, qui savait très bien quelle était cette main de jeune fille, détourna la tête en secouant ses épaules, comme pour dire qu'on l'ennuyait à la fin avec cette Gaud.

25 Alors Sylvestre replia soigneusement le pauvre petit papier dédaigné, le remit dans son enveloppe et le serra dans son tricot contre sa poitrine, se disant tout triste :

     --Bien sûr, ils ne se marieront jamais... Mais qu'est-ce qu'il peut avoir comme ça contre elle ? ... [1]

(Classics Illustrated: Saga of the North)

(Je bouquine n. 125 [Juillet 1994])

     ... Minuit sonné à la cloche du croiseur. Et ils restaient toujours là, assis, songeant au pays, aux absents, à mille choses, dans un rêve...

     A ce moment, l'éternel soleil, qui avait un peu trempé son bord dans les eaux, recommença à monter lentement.

     Et ce fut le matin...

Observation, Lecture 10

[1] Voici le mystère de Yann et du roman.

Lecture 11

II:1

     ... Il avait aussi changé d'aspect et de couleur, le soleil d'Islande, et il ouvrait cette nouvelle journée par un matin sinistre. Tout à fait dégagé de son voile, il avait pris de grands rayons, qui traversaient le ciel comme des jets, annonçant le mauvais temps prochain.

     Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela devait finir. La brise soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme éprouvant le besoin de l'éparpiller, d'en débarrasser la mer ; et ils commençaient à se disperser, à fuir comme une armée en déroute, --rien que devant cette menace écrite en l'air [1], à laquelle on ne pouvait plus se tromper.

     Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les navires.

     Les lames, encore petites, se mettaient à courir les unes après les autres, à se grouper ; elles s'étaient marbrées d'abord d'une écume blanche qui s'étalait dessus en bavures ;

W661 Mer agitée 1881 (San Francisco: Fine Arts Museums)

(Source: http://206.14.230.204/imagebase2-200/782231233148/images/7822312331480019.jpg)

ensuite, avec un grésillement, il en sortait des fumées ; on eût dit que ça cuisait, que ça brûlait ; --et le bruit aigre de tout cela augmentait de minute en minute.

5   On ne pensait plus à la pêche, mais à la manoeuvre seulement. Les lignes étaient depuis longtemps rentrées. Ils se hâtaient tous de s'en aller, --les uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter d'arriver à temps ; d'autres, préférant dépasser la pointe sud d'Islande, trouvant plus sûr de prendre le large et d'avoir devant eux de l'espace libre pour filer vent arrière. Ils se voyaient encore un peu les uns les autres ; çà et là, dans les creux de lames, des voiles surgissaient, pauvres petites choses mouillées, fatiguées, fuyantes, -- mais tenant debout tout de même, comme ces jouets d'enfant en moelle de sureau que l'on couche en soufflant dessus, et qui toujours se redressent.

W73 La vague verte 1865 (New York: Metropolitan Museum of Art)

(Source: http://www.metmuseum.org/collections/images/ep/images/ep29.100.111.L.jpg)

     La grande panne de nuages, qui s'était condensée à l'horizon de l'ouest avec un aspect d'île, se défaisait maintenant par le haut, et les lambeaux couraient dans le ciel. Elle semblait inépuisable, cette panne : le vent l'étendait, l'allongeait, l'étirait, en faisant sortir indéfiniment des rideaux obscurs, qu'il déployait dans le clair ciel jaune, devenu d'une lividité froide et profonde.

     Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait toute chose.

     Le croiseur était parti vers les abris d'Islande ; les pêcheurs restaient seuls sur cette mer remuée qui prenait un air mauvais et une teinte affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros temps. Entre eux les distances augmentaient ; ils allaient se perdre de vue.

     Les lames, frisées en volutes, continuaient de se courir après, de se réunir, de s'agripper les unes les autres pour devenir toujours plus hautes, et, entre elles, les vides se creusaient.

10  En quelques heures, tout était labouré, bouleversé dans cette région la veille si calme, et, au lieu du silence d'avant, on était assourdi de bruit. Changement à vue que toute cette agitation d'à présent, inconsciente, inutile, qui s'était faite si vite. Dans quel but tout cela ? ... Quel mystère de destruction aveugle ! ...

     Les nuages achevaient de se déplier en l'air, venant toujours de l'ouest, se superposant, empressés, rapides, obscurcissant tout. Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquelles le soleil envoyait d'en bas ses derniers rayons en gerbes.

W1607 Le Parlement, coucher de soleil 1900 (Zurich: Kunsthaus)

(Source: http://www.boston.com/mfa/monet/exhibit/1607.shtml)

Et l'eau, verdâtre maintenant, était de plus en plus zébrée de baves blanches.

     A midi, la Marie avait tout à fait pris son allure de mauvais temps ; ses écoutilles fermées et ses voiles réduites, elle bondissait souple et légère ; --au milieu du désarroi qui commençait, elle avait un air de jouer comme font les gros marsouins que les tempêtes amusent. N'ayant plus que sa misaine, elle fuyait devant le temps, suivant l'expression de marine qui désigne cette allure-là.

La misaine est une voile. J'ai marqué la misaine sur la goëlette ci-dessous.


     En haut, c'était devenu entièrement sombre, une voûte fermée, écrasante, --avec quelques charbonnages plus noirs étendus dessus en taches informes ; cela semblait presque un dôme immobile, et il fallait regarder bien pour comprendre que c'était au contraire en plein vertige de mouvement : grandes nappes grises, se dépêchant de passer, et sans cesse remplacées par d'autres qui venaient du fond de l'horizon ; tentures de ténèbres, se dévidant comme d'un rouleau sans fin...

     Elle fuyait devant le temps, la Marie, fuyait, toujours plus vite ; --et le temps fuyait aussi-- devant je ne sais quoi de mystérieux et de terrible. La brise, la mer, la Marie, les nuages, tout était pris d'un même affolement de fuite et de vitesse dans le même sens. Ce qui détalait le plus vite, c'était le vent ; puis les grosses levées de houle, plus lourdes, plus lentes, courant après lui ; puis la Marie entraînée dans ce mouvement de tout. Les lames la poursuivaient, avec leurs crêtes blêmes qui se roulaient dans une perpétuelle chute, et elle-- toujours rattrapée, toujours dépassée, --leur échappait tout de même, au moyen d'un sillage habile qu'elle se faisait derrière, d'un remous où leur fureur se brisait.

15  Et dans cette allure de fuite, ce qu'on éprouvait surtout, c'était une illusion de légèreté ; sans aucune peine ni effort, on se sentait bondir. Quand la Marie montait sur ces lames, c'était sans secousse comme si le vent l'eût enlevée; et sa redescente après était comme une glissade, faisant éprouver ce tressaillement du ventre qu'on a dans les chutes simulées des "chars russes" ou dans celles imaginaires des rêves. Elle glissait comme à reculons, la montagne fuyante se dérobant sous elle pour continuer de courir, et alors elle était replongée dans un de ces grands creux qui couraient aussi ; sans se meurtrir, elle en touchait le fond horrible, dans un éclaboussement d'eau qui ne la mouillait même pas, mais qui fuyait comme tout le reste ; qui fuyait et s'évanouissait en avant, comme de la fumée, comme rien...

     Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et, après chaque lame passée, on regardait derrière soi arriver l'autre ; l'autre encore plus grande, qui se dressait, toute verte par transparence ; qui se dépêchait d'approcher, avec des contournements furieux, des volutes prêtes à se refermer, un air de dire : "attends que je t'attrape, et je t'engouffre..."

      ... Mais non : elle vous soulevait seulement, comme d'un haussement d'épaule on enlèverait une plume ; et, presque doucement, on la sentait passer sous soi, avec son écume bruissante, son fracas de cascade.

     Et ainsi de suite, continuellement. Mais cela grossissait toujours. Ces lames se succédaient, plus énormes, en longues chaînes de montagnes dont les vallées commençaient à faire peur. Et toute cette folie de mouvement s'accélérait, sous un ciel de plus en plus sombre, au milieu d'un bruit plus immense.

     C'était bien du très gros temps, et il fallait veiller. Mais, tant qu'on a devant soi de l'espace libre, de l'espace pour courir ! ... Et puis, justement la Marie, cette année-là, avait passé sa saison dans la partie la plus occidentale des pêcheries d'Islande ; alors toute cette fuite dans l'est était autant de bonne route faite pour le retour.

20  Yann et Sylvestre étaient à la barre, attachés par la ceinture. Ils chantaient encore la chanson de Jean-François de Nantes ; grisés de mouvement et de vitesse, ils chantaient à pleine voix, riant de ne plus s'entendre au milieu de tout ce déchaînement de bruits, s'amusant à tourner la tête pour chanter contre le vent et perdre haleine.

Edmond Rudaux

     --Eh ! ben, les enfants, ça sent-il le renfermé, là-haut ? leur demandait Guermeur, passant sa figure barbue par l'écoutille entre-bâillée, comme un diable prêt à sortir de sa boîte.

Un capitaine islandais à figure barbue

(Source: Mgr Jean Kerlévéo, Paimpol au temps d'Islande, en face de p. 128)

     Oh ! Non, ça ne sentait pas le renfermé, pour sûr.

     Ils n'avaient pas peur, ayant la notion exacte de ce qui est maniable, ayant confiance dans la solidité de leur bateau, dans la force de leurs bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de faïence qui, depuis quarante années de voyages en Islande, avait dansé tant de fois cette mauvaise danse-là, toujours souriante entre ses bouquets de fausses fleurs... [cf. 1.6]

Jean-François de Nantes ;
Jean-François,
Jean-François !

     En général, on ne voyait pas loin autour de soi ; à quelques centaines de mètres, tout paraissait finir en espèces d'épouvantes vagues, en crètes blêmes qui se hérissaient, fermant la vue. On se croyait toujours au milieu d'une scène restreinte, bien que perpétuellement changeante ; et, d'ailleurs, les choses étaient noyées dans cette sorte de fumée d'eau, qui fuyait en nuage, avec une extrême vitesse, sur toute la surface de la mer.

25 Mais, de temps à autre, une éclaircie se faisait vers le nord-ouest d'où une saute de vent pouvait venir : alors une lueur frisante arrivait de l'horizon ; un reflet traînant, faisant paraître plus sombre le dôme de ce ciel, se répandait sur les crêtes blanches agitées. Et cette éclaircie était triste à regarder ; ces lointains entrevus, ces échappées serraient le coeur davantage en donnant trop bien à comprendre que c'était le même chaos partout, la même fureur--jusque derrière ces grands horizons vides et infiniment au delà : l'épouvante n'avait pas de limites, et on était seul au milieu !

Observations, Lecture 11

[1] "cette menace écrite en l'air."

Toujours l'idée qu'il y a quelque chose d'écrit sur le ciel ou la mer, un message de la part de la Nature qu'on pouvait lire. Cf. 9.4, 10.6.

 

Lecture 12

II:1 (suite et fin)

     Une clameur géante sortait des choses comme un prélude d'apocalypse jetant l'effroi des fins de monde. Et on y distinguait des milliers de voix : en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes, qui semblaient presque lointaines à force d'être immenses ; cela c'était le vent, la grande âme de ce désordre, la puissance invisible menant tout. Il faisait peur, mais il y avait d'autres bruits, plus rapprochés, plus matériels, plus menaçants de détruire, que rendait l'eau tourmentée, grésillant comme sur des braises...

     Toujours cela grossissait.

     Et, malgré leur allure de fuite, la mer commençait à les couvrir, à les manger comme ils disaient [cf. 11.16]: d'abord des embruns fouettant de l'arrière, puis de l'eau à paquets, lancée avec une force à tout briser. Les lames se faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes, et pourtant elles étaient déchiquetées à mesure, on en voyait pendre de grands lambeaux verdâtres, qui étaient de l'eau retombante que le vent jetait partout. Il en tombait de lourdes masses sur le pont, avec un bruit claquant, et alors la Marie vibrait tout entière comme de douleur. Maintenant on ne distinguait plus rien, à cause de toute cette bave blanche, éparpillée ; quand les rafales gémissaient plus fort, on la voyait courir en tourbillons plus épais--comme, en été, la poussière des routes. Une grosse pluie, qui était venue, passait aussi tout en biais, presque horizontale, et ces choses ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient comme des lanières.

     Ils restaient tous deux à la barre, attachés et se tenant ferme, vêtus de leurs cirages, qui étaient durs et luisants comme la peau des requins ; ils les avaient bien serrés au cou, par des ficelles goudronnées, bien serrés aux poignets et aux chevilles pour ne pas laisser d'eau passer, et tout ruisselait sur eux, qui enflaient le dos quand cela tombait plus dru, en s'arc-boutant bien pour ne pas être renversés.

Un arc-boutant soutient les murailles d'un édifice de l'extérieur. Voyez, ci-dessous, les célèbres arc-boutants de Notre Dame de Paris.

(Source: http://www.learn.columbia.edu/notre-dame/ND%20images/ESC2.jpeg)

La peau des joues leur cuisait et ils avaient la respiration à toute minute coupée. Après chaque grande masse d'eau tombée, ils se regardaient--en souriant à cause de tout ce sel amassé dans leurs barbes.

5   A la longue pourtant, cela devenait une extrême fatigue, cette fureur qui ne s'apaisait pas, qui restait toujours à son même paroxysme exaspéré. Les rages des hommes, celles des bêtes s'épuisent et tombent vite ; --il faut subir longtemps, longtemps celles des choses inertes qui sont sans cause et sans but, mystérieuses comme la vie et comme la mort.


Jean-François de Nantes ;
Jean-François,
Jean-François !

     A travers leurs lèvres devenues blanches, le refrain de la vieille chanson passait encore, mais comme une chose aphone, reprise de temps à autre inconsciemment. L'excès de mouvement et de bruit les avaient rendus ivres, ils avaient beau être jeunes, leurs sourires grimaçaient sur leurs dents entrechoquées par un tremblement de froid ; leurs yeux, à demi fermés sous les paupières brûlées qui battaient, restaient fixes dans une atonie farouche. Rivés à leur barre comme deux arcs-boutants de marbre, ils faisaient, avec leurs mains crispées et bleuies, les efforts qu'il fallait, presque sans penser, par simple habitude des muscles. Les cheveux ruisselants, la bouche contractée, ils étaient devenus étranges, et en eux reparaissait tout un fond de sauvagerie primitive.

     Ils ne se voyaient plus ! Ils avaient conscience seulement d'être encore là, à côté l'un de l'autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois que se dressait, derrière, la montagne d'eau nouvelle, surplombante, bruissante, horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd, une de leurs mains s'agitait pour un signe de croix involontaire. Ils ne songeaient plus à rien, ni à Gaud, ni à aucune femme, ni à aucun mariage. Cela durait depuis trop longtemps, ils n'avaient plus de pensées ; leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tête. Ils n'étaient plus que deux piliers de chair raidie qui maintenaient cette barre ; que deux bêtes vigoureuses cramponnées là par instinct pour ne pas mourir.

II:2

      ... C'était en Bretagne, après la mi-septembre, par une journée déjà fraîche. Gaud cheminait toute seule sur la lande de Ploubazlanec, dans la direction de Pors-Even.

     Depuis près d'un mois, les navires islandais étaient rentrés, --moins deux qui avaient disparu dans ce coup de vent de juin. Mais la Marie ayant tenu bon, Yann et tous ceux du bord étaient au pays, tranquillement.

10 Gaud se sentait très troublée, à l'idée qu'elle se rendait chez ce Yann.

     Une seule fois elle l'avait vu depuis le retour d'Islande ; c'était quand on était allé, tous ensemble, conduire le pauvre petit Sylvestre, à son départ pour le service. (On l'avait accompagné jusqu'à la diligence, lui, pleurant un peu, sa vieille grand'mère pleurant beaucoup, et il était parti pour rejoindre le quartier de Brest.) Yann, qui était venu aussi pour embrasser son petit ami, avait fait mine de détourner les yeux quand elle l'avait regardé, et, comme il y avait beaucoup de monde autour de cette voiture, --d'autres inscrits qui s'en allaient, des parents assemblés pour leur dire adieu, --il n'y avait pas eu moyen de se parler. [1]

     Alors elle avait pris à la fin une grande résolution, et, un peu craintive, s'en allait chez les Gaos.

     Son père avait eu jadis des intérêts communs avec celui d'Yann (de ces affaires compliquées qui, entre pêcheurs comme entre paysans, n'en finissent plus) et lui redevait une centaine de francs pour la vente d'une barque qui venait de se faire à la part.

     --Vous devriez, avait-elle dit, me laisser lui porter cet argent, mon père ; d'abord je serais contente de voir Marie Gaos ; puis je ne suis jamais allée si loin en Ploubazlanec, et cela m'amuserait de faire cette grande course.

15 Au fond, elle avait une curiosité anxieuse de cette famille d'Yann, où elle entrerait peut-être un jour, de cette maison, de ce village.

     Dans une dernière causerie, Sylvestre, avant de partir, lui avait expliqué à sa manière la sauvagerie de son ami :

     --Vois-tu, Gaud, c'est parce qu'il est comme cela ; il ne veut se marier avec personne, par idée à lui ; il n'aime bien que la mer, et même, un jour, par plaisanterie, il nous a dit lui avoir promis le mariage. [Cf. 2.24]

     Elle lui pardonnait donc ses manières d'être, et, retrouvant toujours dans sa mémoire son beau sourire franc de la nuit du bal [cf. Lecture 7], elle se reprenait à espérer.

     Si elle le rencontrait là, au logis, elle ne lui dirait rien, bien sûr ; son intention n'était point de se montrer si osée. Mais lui, la revoyant de près, parlerait peut-être...


Observations, Lecture 12

[1] Pour voir cette scène dans le film muet de 1924, cliquez ici.

Lecture 13

II:3

     Elle marchait depuis une heure, alerte, agitée, respirant la brise saine du large.

     Il y avait de grands calvaires plantés aux carrefours des chemins.

Voici un calvaire à Ploubazlanec sur la route de Paimpol à Pors-Even, dans une photo de l'époque et tel qu'il s'y dresse toujours aujourd'hui.

(Source: http://212.198.5.37:8060/@se_38caf0d1/Pages/Visu.html?d=22&l=-716%2C-717&format=3)

(Source: Archives personnelles)

     De loin en loin, elle traversait de ces petits hameaux de marins qui sont toute l'année battus par le vent, et dont la couleur est celle des rochers. Dans l'un, où le sentier se rétrécissait tout à coup entre des murs sombres, entre de hauts toits en chaume pointus comme des huttes celtiques, une enseigne de cabaret la fit sourire : "Au cidre chinois," et on avait peint deux magots en robe vert et rose, avec des queues, buvant du cidre [1]. Sans doute une fantaisie de quelque ancien matelot revenu de là-bas...

Voici, sur un sentier qui mène de Paimpol à Pors Even, un passage qui se rétrécit entre des murs sombres. Au fond, vous voyez un autre calvaire, le Calvaire Cornic, qui date de la fin du XVIIIe siècle.

(Source: Archives personnelles)

Et voici une réconstruction d'une hutte celtique avec un haut toit en chaume pointu, du Village Gaulois, au nord de Lannion

(Source: Archives personnelles)

En passant, elle regardait tout ; les gens qui sont très préoccupés par le but de leur voyage s'amusent toujours plus que les autres aux mille détails de la route.

     Le petit village était loin derrière elle maintenant, et, à mesure qu'elle s'avançait sur ce dernier promontoire de la terre bretonne, les arbres se faisaient plus rares autour d'elle, la campagne plus triste.

5   Le terrain était ondulé, rocheux, et, de toutes les hauteurs, on voyait la grande mer. Plus d'arbres du tout à présent ; rien que la lande rase, aux ajoncs verts,

W656 La Falaise à Fécamp 1881 (Aberdeen, GB: Aberdeen Art Gallery)

(Source: http://www.aagm.co.uk/ag003046.html)

et, ça et là, les divins crucifiés découpant sur le ciel leurs grands bras en croix, donnant à tout ce pays l'air d'un immense lieu de justice. [2]

     A un carrefour, gardé par un de ces christs énormes, elle hésita entre deux chemins qui fuyaient entre des talus d'épines. [Cf. le calvaire Cornic, ci-dessus]

     Une petite fille qui arrivait se trouva à point pour la tirer d'embarras :

     --Bonjour, Mademoiselle Gaud !

     C'était une petite Gaos, une petite soeur d'Yann. Après l'avoir embrassée, elle lui demanda si ses parents étaient à la maison.

10 --Papa et maman, oui. Il n'y a que mon frère Yann, dit la petite sans aucune malice, qui est allé à Loguivy ; mais je pense qu'il ne sera pas tard dehors.

Voici une carte qui indique Loguivy de la mer et sa distance de Paimpol et de Ploubazlanec.

(Source: Mapquest)

     Il n'était pas là, lui ! Encore ce mauvais sort qui l'éloignait d'elle partout et toujours. Remettre sa visite à une autre fois, elle y pensa bien. Mais cette petite qui l'avait vue en route, qui pourrait parler... Que penserait-on de cela à Pors-Even ? [3] Alors elle décida de poursuivre, en musant le plus possible afin de lui donner le temps de rentrer.

     A mesure qu'elle approchait de ce village d'Yann, de cette pointe perdue, les choses devenaient toujours plus rudes et plus désolées. Ce grand air de mer qui faisait les hommes plus forts, faisait aussi les plantes plus basses, courtes, trapues, aplaties sur le sol dur. Dans le sentier, il y avait des goémons qui traînaient par terre, feuillages d'ailleurs, indiquant qu'un autre monde était voisin. Ils répandaient dans l'air leur odeur saline.

     Gaud rencontrait quelquefois des passants, gens de mer, qu'on voyait à longue distance dans ce pays nu, se dessinant, comme agrandis, sur la ligne haute et lointaine des eaux. Pilotes ou pêcheurs, ils avaient toujours l'air de guetter au loin, de veiller sur le large ; en la croisant, ils lui disaient bonjour. Des figures brunies, très mâles et décidées, sous un bonnet de marin.

Une casquette/bonnet de marin breton typique

(Source: Ouest-France 9 juin 2004)

     L'heure ne passait pas, et vraiment elle ne savait que faire pour allonger sa route ; ces gens s'étonnaient de la voir marcher si lentement.

15 Ce Yann, que faisait-il à Loguivy ? Il courtisait les filles peut-être... [3]

     --Ah ! Si elle avait su comme il s'en souciait peu, des belles. De temps en temps, si l'envie lui en prenait de quelqu'une, il n'avait en général qu'à se présenter. Les fillettes de Paimpol, comme dit la vieille chanson islandaise, sont un peu folles de leur corps, et ne résistent guère à un garçon aussi beau. Non, tout simplement, il était allé faire une commande à certain vannier de ce village, qui avait seul dans le pays la bonne manière pour tresser les casiers à prendre les homards.

Sur la première photo ci-dessous, vous voyez des casiers de l'époque dans la baie de Loguivy, faits sans doute en osier. Sur la deuxième, vous voyez des casiers modernes, toujours dans le port de Loguivy. Comme une publication touristique note, "Le port de Loguivy est toujours actif et les Loguiviens pêchent et commercialisent crustacés, coquilles St-Jacques et huîtres."

(Source: Hamonic, De Paimpol à Bréhat, 74)

(Source: Archives personnelles)

Sa tête était très libre d'amour en ce moment.

     Elle arriva à une chapelle, qu'on apercevait de loin sur une hauteur. C'était une chapelle toute grise, très petite et très vieille ; au milieu de l'aridité d'alentour, un bouquet d'arbres, gris aussi et déjà sans feuilles, lui faisait des cheveux, des cheveux jetés tous du même côté, comme par une main qu'on y aurait passée.

Voici une photo d'une telle chapelle, celle de Perros Hamon près de Pors Even, qui aurait servi de modèle à Loti. Vous voyez le bouquet d'arbres qui "lui fait toujours des cheveux". (Il faut admettre qu'il n'y a plus "d'aridité d'alentour". Le lieu est aujourd'hui entouré de maisons secondaires.)

(Source: Archives personnelles)

       Et cette main était celle aussi qui fait sombrer les barques des pêcheurs, main éternelle des vents d'ouest qui couche, dans le sens des lames et de la houle, les branches tordues des rivages. Ils avaient poussé de travers et échevelés, les vieux arbres, courbant le dos sous l'effort séculaire de cette main-là.

     Gaud se trouvait presque au bout de sa course, puisque c'était la chapelle de Pors-Even ; alors elle s'y arrêta, pour gagner encore du temps.

20 Un petit mur croulant dessinait autour un enclos enfermant des croix. Et tout était de la même couleur, la chapelle, les arbres et les tombes ; le lieu tout entier semblait uniformément hâlé, rongé par le vent de la mer ; un même lichen grisâtre, avec ses taches d'un jaune pâle de soufre, couvrait les pierres, les branches noueuses, et les saints en granit qui se tenaient dans les niches du mur.

Voici les trois "saints en granit qui se tiennent dans les niches du mur", au-dessus du portail principal. Vous pouvez voir aussi le "lichen grisâtre, avec ses taches d'un jaune pâle de soufre", qui couvre toujours le granit. Aujourd'hui il n'y a plus de cimetière autour de la chapelle.

(Source: Archives personnelles)

     Sur une de ces croix de bois, un nom était écrit en grosses lettres : Gaos. --Gaos, Joël, quatre-vingts ans.

     Ah ! Oui, le grand-père ; elle savait cela. La mer n'en avait pas voulu, de ce vieux marin. Du reste, plusieurs des parents d'Yann devaient dormir dans cet enclos, c'était naturel, et elle aurait dû s'y attendre ; pourtant ce nom lu sur cette tombe lui faisait une impression pénible.

     Afin de perdre un moment de plus, elle entra dire une prière sous ce porche antique, tout petit, usé, badigeonné de chaux blanche. Mais là elle s'arrêta, avec un plus fort serrement de coeur.

     Gaos ! encore ce nom, gravé sur une des plaques funéraires comme on en met pour garder le souvenir de ceux qui meurent au large.

Voici le "porche antique" de la chapelle de Perros Hamon, avec trois étudiants de KSU et M. Pierre Floury, le directeur du Musée de Ploubazlanec. A l'intérieur vous pouvez voir des mémoires ("plaques funéraires") qui datent de l'époque du roman et qui commémorent des pêcheurs morts au large.

(Source: Archives personnelles)

(Source: Archives personnelles)

(Source: Archives personnelles)

25  Elle se mit à lire cette inscription :

en mémoire de
     Gaos, Jean-Louis,
     âgé de 24 ans, matelot à bord de la Marguerite,
     disparu en Islande, le 3 août 1877,
     qu'il repose en paix !

(Source: Archives personnelles)

     L'Islande, --toujours l'Islande ! --Partout, à cette entrée de chapelle, étaient clouées d'autres plaques de bois, avec des noms de marins morts. C'était le coin des naufragés de Pors-Even, et elle regretta d'y être venue, prise d'un pressentiment noir. A Paimpol, dans l'église, elle avait vu des inscriptions pareilles ; mais ici, dans ce village, il était plus petit, plus fruste, plus sauvage, le tombeau vide des pêcheurs islandais. Il y avait de chaque côté un banc de granit, pour les veuves, pour les mères : et ce lieu bas, irrégulier comme une grotte, était gardé par une bonne vierge très ancienne, repeinte en rose, avec de gros yeux méchants, qui ressemblait à Cybèle, déesse primitive de la terre. [1]

     Gaos ! Encore !
en mémoire de
     Gaos, François,
     époux de Anne-Marie Le Goaster,
     capitaine à bord du Paimpolais,
     perdu en Islande du 1er au 3 avril 1877,
     avec vingt-trois hommes composant son équipage.
     qu'ils reposent en paix !

(Source: Archives personnelles)

et, en bas, deux os de mort en croix, sous un crâne noir avec des yeux verts, peinture naïve et macabre, sentant encore la barbarie d'un autre âge. [1]

     Gaos ! Partout ce nom !

     Un autre Gaos s'appelait Yves, enlevé du bord de son navire et disparu aux environs de Norden-fiord, en Islande, à l'âge de vingt-deux ans.

(Source: Archives personnelles)

La plaque semblait être là depuis de longues années ; il devait être bien oublié, celui-là...

30 En lisant, il lui venait pour ce Yann des élans de tendresse douce, et un peu désespérée aussi. Jamais, non, jamais il ne serait à elle ! Comment le disputer à la mer, quand tant d'autres Gaos y avaient sombré, des ancêtres, des frères, qui devaient avoir avec lui des ressemblances profondes. [3]

     Elle entra dans la chapelle, déjà obscure, à peine éclairée par ses fenêtres basses aux parois épaisses.

Voici l'intérieur de la chapelle. Aujourd'hui on a installé l'illumination électrique et doré à l'excès l'autel.

(Source: Archives personnelles)

Et là, le coeur plein de larmes qui voulaient tomber, elle s'agenouilla pour prier devant des saints et des saintes énormes, entourés de fleurs grossières, et qui touchaient la voûte avec leur tête. Dehors, le vent qui se levait commençait à gémir, comme rapportant au pays breton la plainte des jeunes hommes morts.

Observations, Lecture 13

[1] "hauts toits en chaume pointus comme des huttes celtiques;"
"ce lieu bas, irrégulier comme une grotte, était gardé par une bonne vierge très ancienne, repeinte en rose, avec de gros yeux méchants, qui ressemblait à Cybèle, déesse primitive de la terre."
"en bas, deux os de mort en croix, sous un crâne noir avec des yeux verts, peinture naïve et macabre, sentant encore la barbarie d'un autre âge."

Notez que Loti continue d'indiquer que les Bretons sont toujours près d'un passé primitif.

[2] La vision impressionniste n'est pas la seule que la Bretagne puisse suggérer. Voici un tableau célèbre de Paul Gauguin qui présente, d'une façon très différente, un calvaire breton. Notez les femmes avec leurs coiffes. (Ici Gauguin s'est inspiré d'une sculpture en bois de la chapelle de Trémalo, près de Pont-Aven, dans le sud de la Bretagne.)

Le Christ jaune 1889 (Buffalo: Albright-Knox Museum)

(Source: http://192.41.13.240/artchive/g/gauguin/thumbs/y_christ.jpg)

[3] " Il n'était pas là, lui ! Encore ce mauvais sort qui l'éloignait d'elle partout et toujours. Remettre sa visite à une autre fois, elle y pensa bien. Mais cette petite qui l'avait vue en route, qui pourrait parler... Que penserait-on de cela à Pors-Even ?"
"Ce Yann, que faisait-il à Loguivy ? Il courtisait les filles peut-être..."
"Jamais, non, jamais il ne serait à elle ! Comment le disputer à la mer, quand tant d'autres Gaos y avaient sombré, des ancêtres, des frères, qui devaient avoir avec lui des ressemblances profondes."

D'autres exemples du discours indirect libre. Est-ce toujours le narrateur qui parle ici, ou est-ce Gaud?

 

Lecture 14

II:3 (suite et fin)

     Le soir approchait ; il fallait pourtant bien se décider à faire sa visite et s'acquitter de sa commission.

     Elle reprit sa route et, après s'être informée dans le village, elle trouva la maison des Gaos, qui était adossée à une haute falaise ;

W732 La maison du pêcheur, Varengeville, 1882 (Rotterdam: Museum Boymans-van-Beuningen)

(Source: http://www.boijmans.rotterdam.nl/engels/collec/mk/mk2b.htm)

Voici la falaise où se situe la maison de Guillaume Floury aujourd'hui, maintenant avec bien d'autres plus modernes. (Pour voir la maison de plus près, voyez la Lecture 7.)

(Source: Archives particulières)

on y montait par une douzaine de marches en granit. Tremblant un peu à l'idée que Yann pouvait être revenu, elle traversa le jardinet où poussaient des chrysanthèmes et des véroniques.

Il y a maintenant une terrace devant la maison qui a servi de modèle pour la maison Gaos. Voici le propriétaire actuel, M. Portanguen, à droite, avec un invité.

(Source: Archives particulières)

     En entrant, elle dit qu'elle apportait l'argent de cette barque vendue, et on la fit asseoir très poliment pour attendre le retour du père, qui lui signerait son reçu. Parmi tout ce monde qui était là, ses yeux cherchèrent Yann, mais elle ne le vit point.

     On était fort occupé dans la maison. Sur une grande table bien blanche, on taillait déjà à la pièce, dans du coton neuf, des costumes appelés cirages, pour la prochaine saison d'Islande. [1]

5   --C'est que, voyez-vous, Mademoiselle Gaud, il leur en faut à chacun deux rechanges complets pour là-bas.

     On lui expliqua comment on s'y prenait après pour les peindre et les cirer, ces tenues de misère. Et, pendant qu'on lui détaillait la chose, ses yeux parcouraient attentivement ce logis des Gaos.

     Il était aménagé à la manière traditionnelle des chaumières bretonnes ; une immense cheminée en occupait le fond, et des lits en armoire s'étageaient sur les côtés.

Voici une photo de l'intérieur d'une telle maison. Vous pouvez voir les lits en armoire.

(Source: Genet, Christian, and Daniel Hervé. Pierre Loti l'enchanteur. Gemozac: C. Genet, 1988)

Mais cela n'avait pas l'obscurité ni la mélancolie de ces gîtes des laboureurs, qui sont toujours à demi enfouis au bord des chemins ; c'était clair et propre, comme en général chez les gens de mer. [2]

     Plusieurs petits Gaos étaient là, garçons ou filles, tous frères d'Yann, --sans compter deux grands qui naviguaient. Et, en plus, une bien petite blonde, triste et proprette, qui ne ressemblait pas aux autres.

     --Une que nous avons adoptée l'an dernier, expliqua la mère ; nous en avions déjà beaucoup pourtant ; mais, que voulez-vous, Mademoiselle Gaud ! Son père était de la Maria-Dieu-t'aime, qui s'est perdue en Islande à la saison dernière, comme vous savez, --alors, entre voisins, on s'est partagé les cinq enfants qui restaient et celle-ci nous est échue.

10  Entendant qu'on parlait d'elle, la petite adoptée baissait la tête et souriait en se cachant contre le petit Laumec Gaos qui était son préféré.

Le modèle pour cette petite blonde, Katrine bihan, beaucoup d'années plus tard. Son père fut perdu sur la Léopoldine en 1877 (cf. 13.27) et elle fut adoptée par la famille Floury.

Source: Archives Sylvestre Floury

     Il y avait un air d'aisance partout dans la maison, et la fraîche santé se voyait, épanouie sur toutes ces joues roses d'enfants.

     On mettait beaucoup d'empressement à recevoir Gaud --comme une belle demoiselle dont la visite était un honneur pour la famille. Par un escalier de bois blanc tout neuf, on la fit monter dans la chambre d'en haut qui était la gloire du logis. Elle se rappelait bien l'histoire de la construction de cet étage ; c'était à la suite d'une trouvaille de bateau abandonné faite en Manche par le père Gaos et son cousin le pilote ; la nuit du bal, Yann lui avait raconté cela. [Cf. 7.13]

     Cette chambre de l'épave était jolie et gaie dans sa blancheur toute neuve ; il y avait deux lits à la mode des villes, avec des rideaux en perse rose [3]; une grande table au milieu. Par la fenêtre, on voyait tout Paimpol, toute la rade, avec les Islandais là-bas, au mouillage, --et la passe par où ils s'en vont.

Voici la rade de Paimpol et la passe par où les Islandais sortaient du port vues du premier étage de l'ancienne maison de Guillaume Floury à Pors Even (aujourd'hui 92 rue Pierre Loti).

(Source: Archives particulières)

     Elle n'osait pas questionner, mais elle aurait bien voulu savoir où dormait Yann ; évidemment, tout enfant, il avait dû habiter en bas, dans quelqu'un de ces antiques lits en armoire. Mais, à présent, c'était peut-être ici, entre ces beaux rideaux roses. [3] Elle aurait aimé être au courant des détails de sa vie, savoir surtout à quoi se passaient ses longues soirées d'hiver...

15 ... Un pas un peu lourd dans l'escalier la fit tressaillir.

     Non, ce n'était pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgré ses cheveux déjà blancs, qui avait presque sa haute stature et qui était droit comme lui : le père Gaos rentrant de la pêche.

     Après l'avoir saluée et s'être enquis des motifs de sa visite, il lui signa son reçu, ce qui fut un peu long, car sa main n'était plus, disait-il, très assurée. Cependant il n'acceptait pas ces cent francs comme un payement définitif, le désintéressant de cette vente de barque ; non, mais comme un acompte seulement ; il en recauserait avec M. Mével. Et Gaud, à qui l'argent importait peu, fit un petit sourire imperceptible : allons, bon, cette histoire n'était pas encore finie, elle s'en était bien doutée ; d'ailleurs, cela l'arrangeait d'avoir encore des affaires mêlées avec les Gaos.

     On s'excusait presque, dans la maison, de l'absence d'Yann, comme si on eût trouvé plus honnête que toute la famille fût là assemblée pour la recevoir. Le père avait peut-être même deviné, avec sa finesse de vieux matelot, que son fils n'était pas indifférent à cette belle héritière ; car il mettait un peu d'insistance à toujours reparler de lui :

     --C'est bien étonnant, disait-il, il n'est jamais si tard dehors. Il est allé à Loguivy, Mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre les homards ; comme vous savez, c'est notre grande pêche de l'hiver.

20  Elle, distraite, prolongeait sa visite, ayant cependant conscience que c'était trop, et sentant un serrement de coeur lui venir à l'idée qu'elle ne le verrait pas.

     --Un homme sage comme lui, qu'est-ce qu'il peut bien faire ? Au cabaret, il n'y est pas, bien sûr ; nous n'avons pas cela à craindre avec notre fils. --Je ne dis pas, une fois de temps en temps, le dimanche, avec des camarades... Vous savez Mademoiselle Gaud, les marins... Eh ! Mon Dieu, quand on est jeune homme, n'est-ce pas, pourquoi s'en priver tout à fait ? ... Mais la chose est bien rare avec lui, c'est un homme sage, nous pouvons le dire. [4]

     Cependant la nuit venait ; on avait replié les cirages commencés, suspendu le travail. Les petits Gaos et la petite adoptée, assis sur des bancs, se serraient les uns aux autres, attristés par l'heure grise du soir, et regardaient Gaud, ayant l'air de se demander :

     "A présent, pourquoi ne s'en va-t-elle pas ?"

     Et, dans la cheminée, la flamme commençait à éclairer rouge, au milieu du crépuscule qui tombait.

25 --Vous devriez rester manger la soupe avec nous, Mademoiselle Gaud.

     Oh ! Non, elle ne le pouvait pas ; le sang lui monta tout à coup au visage à la pensée d'être restée si tard. Elle se leva et prit congé.

     Le père d'Yann s'était levé lui aussi pour l'accompagner un bout de chemin, jusqu'au delà de certain bas-fond isolé où de vieux arbres font un passage noir.

     Pendant qu'ils marchaient près l'un de l'autre, elle se sentait prise pour lui de respect et de tendresse ; elle avait envie de lui parler comme à un père, dans des élans qui lui venaient ; puis les mots s'arrêtaient dans sa gorge, et elle ne disait rien.

     Ils s'en allaient, au vent froid du soir qui avait l'odeur de la mer, rencontrant ça et là, sur la rase lande, les chaumières déjà fermées, bien sombres sous leur toiture bossue, pauvres nids où des pêcheurs étaient blottis ; rencontrant les croix, les ajoncs et les pierres.

30 Comme c'était loin, ce Pors-Even, et comme elle s'y était attardée !

     Quelquefois ils croisaient des gens qui revenaient de Paimpol ou de Loguivy ; en regardant approcher ces silhouettes d'hommes, elle pensait chaque fois à Yann ; mais c'était aisé de le reconnaître à distance, lui, et vite elle était déçue. Ses pieds s'embarrassaient dans de longues plantes brunes, emmêlées comme des chevelures, qui étaient les goémons traînant à terre.

     A la croix de Plouëzo'h, elle salua le vieillard, le priant de retourner. Les lumières de Paimpol se voyaient déjà, et il n'y avait plus aucune raison d'avoir peur.

     Allons, c'était fini pour cette fois... Et qui sait à présent quand elle verrait Yann...

     Pour retourner à Pors-Even, les prétextes ne lui auraient pas manqué, mais elle aurait eu trop mauvais air en recommençant cette visite. Il fallait être plus courageuse et plus fière. Si seulement Sylvestre, son petit confident, eût été là encore, elle l'aurait chargé peut-être d'aller trouver Yann de sa part, afin de le faire s'expliquer. Mais il était parti, et pour combien d'années ? ...

Observations, Lecture 14

[1] Souvenez-vous de la photo d'un cirage présentée dans la Première Lecture.

[2] "ce logis des Gaos . . . n'avait pas l'obscurité ni la mélancolie de ces gîtes des laboureurs, qui sont toujours à demi enfouis au bord des chemins ; c'était clair et propre, comme en général chez les gens de mer."

Ici Loti est en train de suggérer une différence importante entre ses travailleurs et ceux dont les naturalistes, comme Zola, s'occupaient dans leurs romans, qui présentaient plutôt l'homme abruti par le travail.

[3] "Cette chambre de l'épave était jolie et gaie dans sa blancheur toute neuve ; il y avait deux lits à la mode des villes, avec des rideaux en perse rose."

Un autre exemple de la complexité de la personnalité de Yann. Comme avec la mention de "ses lèvres qui avaient des contours fins et exquis" (1.27), ici Loti est en train de suggérer que les distinctions traditionelles entre masculin et féminin ne s'appliquent pas à Yann. Comme avec ses descriptions, Loti cherche, ici aussi, l'incertain et l'ambigu.

[4] Pour sage, cf. 8.2. Pour voir cette scène dans le film de 1935, cliquez ici.

 

Lecture 15

Préparation à la lecture

(1) "Depuis quinze jours, Sylvestre . . . était au quartier de Brest."

Cette carte montre la distance entre Brest et Paimpol.

(Source: Mapquest)

"A modest village away from major events until the XVI century, Brest owes its rise to the creation of a naval dockyard in 1631 after a decision of the Cardinal of Richelieu. At the side of Recouvrance, during the same time are build advanced cannons, powder magazines, etc. In the XVIII and XIX centuries, Brest would be the port of armament for French and foreign squadrons and the Penfeld would impress with its beauty and its splendour. The development of the Arsenal would necessitate in 1865 the closing of the river to all commerce ships and the Penfeld would be reserved, even up to our days, to the navy."

(Source: http://www.enst-bretagne.fr:3000/anglais/penfeld_gb.html)

Vous pouvez voir les fautes de traduction:)

Lecture 15

II:4

      --Me marier ? disait Yann à ses parents le soir, -- me marier ? Eh ! Donc, mon Dieu, pour quoi faire ? -- Est-ce que je serai jamais si heureux qu'ici avec vous ; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et la bonne soupe toute chaude, chaque soir, quand je rentre de la mer... Oh ! Je comprends bien, allez, qu'il s'agit de celle qui est venue à la maison aujourd'hui. D'abord, une fille si riche, en vouloir à de pauvres gens comme nous, ça n'est pas assez clair à mon gré. Et puis ni celle-là ni une autre, non, c'est tout réfléchi, je ne me marie pas, ça n'est pas mon idée.

     Ils se regardèrent en silence, les deux vieux Gaos, désappointés profondément ; car, après en avoir causé ensemble, ils croyaient bien être sûrs que cette jeune fille ne refuserait pas leur beau Yann. Mais ils ne tentèrent point d'insister, sachant combien ce serait inutile. Sa mère surtout baissa la tête et ne dit plus mot ; elle respectait les volontés de ce fils, de cet aîné qui avait presque rang de chef de famille ; bien qu'il fût toujours très doux et très tendre avec elle, soumis plus qu'un enfant pour les petites choses de la vie, il était depuis longtemps son maître absolu pour les grandes, échappant à toute pression avec une indépendance tranquillement farouche. [1]

     Il ne veillait jamais tard, ayant l'habitude, comme les autres pêcheurs, de se lever avant le jour. Et après souper, dès huit heures, ayant jeté un dernier coup d'oeil de satisfaction à ses casiers de Loguivy, à ses filets neufs, il commença de se déshabiller, l'esprit en apparence fort calme ; puis monta se coucher, dans le lit à rideaux de perse qu'il partageait avec Laumec son petit frère. [2]

II:5

      ... Depuis quinze jours, Sylvestre, le petit confident de Gaud, était au quartier de Brest (1); --très dépaysé, mais très sage ; portant crânement son col bleu ouvert et son bonnet à pompon rouge ; superbe en matelot, avec son allure roulante et sa haute taille ; dans le fond, regrettant toujours sa bonne vieille grand'mère et resté l'enfant innocent d'autrefois.

5   Un seul soir il s'était grisé, avec des pays, parce que c'est l'usage : ils étaient rentrés au quartier, toute une bande se donnant le bras, en chantant à tue-tête.

Edmond Rudaux

     Un dimanche aussi, il était allé au théâtre, dans les galeries hautes. On jouait un de ces grands drames où les matelots, s'exaspérant contre le traître, l'accueillent avec un hou ! qu'ils poussent tous ensemble et qui fait un bruit profond comme le vent d'ouest. Il avait surtout trouvé qu'il y faisait très chaud, qu'on y manquait d'air et de place ; une tentative pour enlever son paletot lui avait valu une réprimande de l'officier de service. Et il s'était endormi sur la fin.

     En rentrant à la caserne, passé minuit, il avait rencontré des dames d'un âge assez mûr, coiffées en cheveux, qui faisaient les cent pas sur leur trottoir.

     --Ecoute ici, joli garçon, disaient-elles avec des grosses voix rauques.

     Il avait bien compris tout de suite ce qu'elles voulaient, n'étant point si naïf qu'on aurait pu le croire. Mais le souvenir, évoqué tout à coup, de sa vieille grand'mère et de Marie Gaos, l'avait fait passer devant elles très dédaigneux, les toisant du haut de sa beauté et de sa jeunesse avec un sourire de moquerie enfantine. Elles avaient même été fort étonnées, les belles, de la réserve de ce matelot :

10 --As-tu vu celui-là ! ... Prends garde, sauve-toi, mon fils ; sauve-toi vite, l'on va te manger.

     Et le bruit de choses fort vilaines qu'elles lui criaient s'était perdu dans la rumeur vague qui emplissait les rues, par cette nuit de dimanche.

     Il se conduisait à Brest comme en Islande, comme au large, il restait vierge. --Mais les autres ne se moquaient pas de lui, parce qu'il était très fort, ce qui inspire le respect aux marins.

II:6

     Un jour on l'appela au bureau de sa compagnie : on avait à lui annoncer qu'il était désigné pour la Chine, pour l'escadre de Formose ! ...

Formose, que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Taiwan, se trouve à l'est de la Chine.

(Source: WebCrawler Maps)

     Il se doutait depuis longtemps que ça arriverait, ayant entendu dire à ceux qui lisaient les journaux que, par là-bas, la guerre n'en finissait plus. A cause de l'urgence du départ, on le prévenait en même temps qu'on ne pourrait pas lui donner la permission accordée d'ordinaire, pour les adieux, à ceux qui vont en campagne : dans cinq jours, il faudrait faire son sac et s'en aller.

15  Il lui vint un trouble extrême : c'était le charme des grands voyages, de l'inconnu, de la guerre : c'était aussi l'angoisse de tout quitter, avec l'inquiétude vague de ne plus revenir.

     Mille choses tourbillonnaient dans sa tête. Un grand bruit se faisait autour de lui, dans les salles du quartier, où quantité d'autres venaient d'être désignés aussi pour cette escadre de Chine.

     Et vite il écrivit à sa pauvre vieille grand'mère, vite, au crayon, assis par terre, isolé dans une rêverie agitée, au milieu du va-et-vient et de la clameur de tous ces jeunes hommes qui, comme lui, allaient partir...

Observations, Lecture 15

[1] Pour voir cette scène dans le film de 1935, cliquez ici.

[2] "il commença de se déshabiller, l'esprit en apparence fort calme ; puis monta se coucher, dans le lit à rideaux de perse qu'il partageait avec Laumec son petit frère."

Comparez cette scène avec celle à la fin de la Lecture 8 (8.23-8.29), où Gaud se déshabille et se met au lit.

 

Lecture 16

Préparation à la lecture

(1) Recouvrance est aujourd'hui un quartier de Brest. Voici un tableau de Recouvrance en 1865, peu de temps avant l'époque de ce roman, peint par Pierre Péron, peintre de la Marine.

(Source: http://www.bretagnenet.com/strobinet/pub/trobzh/queme.htm#Illustration)

Et en voici une photo. Vous pouvez voir "le pont de Recouvrance" (16.29) à droit.

(Source: http://212.198.5.37:8060/@se_38caf0d1/Pages/Visu.html?d=29&format=3&chg=952828734)

Lecture 16

II:7

     --Elle est un peu ancienne, son amoureuse ! disaient les autres, deux jours après, en riant derrière lui ; c'est égal, ils ont l'air de bien s'entendre tout de même.

     Ils s'amusaient de le voir, pour la première fois, se promener dans les rues de Recouvrance (1) avec une femme au bras, comme tout le monde, se penchant vers elle d'un air tendre, lui disant des choses qui avaient l'air tout à fait douces.

     Une petite personne à la tournure assez alerte, vue de dos ; --des jupes un peu courtes, par exemple, pour la mode du jour ; un petit châle brun, et une grande coiffe de Paimpolaise.

     Elle aussi, suspendue à son bras, se retournait vers lui pour le regarder avec tendresse.

5   --Elle est un peu ancienne, l'amoureuse !

     Ils disaient cela, les autres, sans grande malice, voyant bien que c'était une bonne vieille grand'mère, venue de la campagne...

     ... Venue en hâte, prise d'une épouvante affreuse à la nouvelle du départ de son petit-fils : --car cette guerre de Chine avait déjà coûté beaucoup de marins au pays de Paimpol.

     Ayant réuni toutes ses pauvres petites économies, arrangé dans un carton sa belle robe des dimanches et une coiffe de rechange, elle était partie pour l'embrasser au moins encore une fois.

     Tout droit elle avait été le demander à la caserne, et d'abord l'adjudant de sa compagnie avait refusé de le laisser sortir.

10 --Si vous voulez réclamer, allez, ma bonne dame, allez vous adresser au capitaine, le voilà qui passe.

     Et carrément, elle y était allée. Celui-ci s'était laissé toucher.

     --Envoyez Moan se changer, avait-il dit.

     Et Moan, quatre à quatre, était monté se mettre en toilette de ville, --tandis que la bonne vieille, pour l'amuser, comme toujours, faisait par derrière à cet adjudant une fine grimace impayable, avec une révérence.

     Ensuite, quand il reparut, le petit-fils bien décolleté dans sa tenue de sortie, elle avait été émerveillée de le trouver si beau : sa barbe noire, qu'un coiffeur lui avait taillée, était en pointe à la mode des marins cette année-là ;

Dessin par Pierre Loti d'un marin avec barbe taillée en pointe

les liettes de sa chemise ouverte étaient frisées menu, et son bonnet avait de longs rubans qui flottaient terminés par des ancres d'or.

Voici une photo d'un marin de l'époque. Notez les "longs rubans qui flottaient terminés par des ancres d'or."

(Source: Genet, Christian, and Daniel Hervé. Pierre Loti l'enchanteur. Gemozac: C. Genet, 1988)

15  Un instant elle s'était imaginé voir son fils Pierre qui, vingt ans auparavant, avait été lui aussi gabier de la flotte, et le souvenir de ce long passé déjà enfui derrière elle, de tous ces morts, avait jeté furtivement sur l'heure présente une ombre triste.

     Tristesse vite effacée. Ils étaient sortis bras dessus bras dessous, dans la joie d'être ensemble ; --et c'est alors que, la prenant pour son amoureuse, on l'avait jugée "un peu ancienne" .

     Elle l'avait emmené dîner, en partie fine, dans une auberge tenue par des Paimpolais, qu'on lui avait recommandée comme n'étant pas trop chère. Ensuite, se donnant le bras toujours, ils étaient allés dans Brest, regarder les étalages des boutiques. Et rien n'était si amusant que tout ce qu'elle trouvait à dire pour faire rire son petit-fils, --en breton de Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre. [1]

II:8

     Elle était restée trois jours avec lui, trois jours de fête sur lesquels pesait un après bien sombre, autant dire trois jours de grâce.

     Et enfin il avait fallu repartir, s'en retourner à Ploubazlanec. C'est que d'abord elle était au bout de son pauvre argent. Et puis Sylvestre embarquait le surlendemain, et les matelots sont toujours consignés inexorablement dans les quartiers, la veille des grands départs (un usage qui semble à première vue un peu barbare, mais qui est une précaution nécessaire contre les bordées qu'ils ont tendance à courir au moment de se mettre en campagne.)

20  Oh ! Ce dernier jour ! ... elle avait eu beau faire, beau chercher dans sa tête pour dire encore des choses drôles à son petit-fils, elle n'avait rien trouvé, non, mais c'étaient les larmes qui avaient envie de venir, les sanglots qui, à chaque instant, lui montaient à la gorge. Suspendue à son bras, elle lui faisait mille recommandations qui, à lui aussi, donnaient l'envie de pleurer. Et ils avaient fini par entrer dans une église pour dire ensemble leurs prières.

     C'est par le train du soir qu'elle s'en était allée. Pour économiser, ils s'étaient rendus à pied à la gare ;

Voici une gare française de la fin du dix-neuvième siècle, la Gare St. Lazare à Paris, tel que Monet l'a peinte.

W440 La Gare Saint-Lazare, le train de Normandie 1877 (Chicago: Art Institute)

(Source: http://www.spectrumvoice.com/art/19th/french/monet/monet80.jpg)

Et voici la gare de Brest, inaugurée en 1865, que Sylvestre et Yvonne auraient connue

(Source: http://perso.wanadoo.fr/alain.liscoet/gare.htm)

lui, portant son carton de voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s'appuyait de tout son poids. Elle était fatiguée, fatiguée, la pauvre vieille ; elle n'en pouvait plus, de s'être tant surmenée pendant trois ou quatre jours. Le dos tout courbé sous son châle brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle n'avait plus rien de jeunet dans la tournure et sentait bien toute l'accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. A l'idée que c'était fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son coeur se déchirait d'une manière affreuse. Et c'était en Chine qu'il s'en allait, là-bas, à la tuerie ! Elle l'avait encore là, avec elle ; elle le tenait encore de ses deux pauvres mains... Et cependant il partirait ; ni toute sa volonté, ni toutes ses larmes, ni tout son désespoir de grand'mère ne pourraient rien pour le garder ! ... [2]

     Embarrassée de son billet, de son panier de provision, de ses mitaines, agitée, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernières auxquelles il répondait tout bas par de petits oui bien soumis, la tête penchée tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son air de petit enfant.

     --Allons, la vieille, il faut vous décider si vous voulez partir !

     La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui enleva des mains son carton ; --puis laissa retomber la chose à terre, pour se pendre à son cou dans un embrassement suprême.

25  On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus envie de sourire à personne. Poussée par les employés, épuisée, perdue, elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement la portière sur les talons, tandis que, lui, prenait sa course légère de matelot, décrivait une courbe d'oiseau qui s'envole [3], afin de faire le tour et d'arriver à la barrière, dehors, à temps pour la voir passer.

     Un grand coup de sifflet, l'ébranlement bruyant des roues, --la grand'mère passa. --Lui, contre cette barrière, agitait avec une grâce juvénile son bonnet à rubans flottants, et elle, penchée à la fenêtre de son wagon de troisième, faisait signe avec son mouchoir pour être mieux reconnue. Si longtemps qu'elle put, si longtemps qu'elle distingua cette forme bleu-noir qui était encore son petit-fils, elle le suivit des yeux, lui jetant de toute son âme cet "au revoir" toujours incertain que l'on dit aux marins quand ils s'en vont.

     Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre ; jusqu'à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s'efface là-bas pour jamais...

     Et, quand elle ne le vit plus, elle retomba assise, sans souci de froisser sa belle coiffe, pleurant à sanglots, dans une angoisse de mort...

     Lui, s'en retournait lentement, tête baissée, avec de grosses larmes descendant sur ses joues. La nuit d'automne était venue, le gaz allumé partout, la fête des matelots commencée. Sans prendre garde à rien, il traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.

 30 --"Ecoute ici, joli garçon," disaient déjà les voix enroués de ces dames qui avaient commencé leurs cent pas sur les trottoirs.

     Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant à peine jusqu'au matin.

Observations, Lecture 16

[1] "Et rien n'était si amusant que tout ce qu'elle trouvait à dire pour faire rire son petit-fils, --en breton de Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre."

Pour entendre une telle conversation en breton, cliquez ici. On distingue cinq dialectes du breton, celui de Paimpol bien différent de celui de l'ouest, où se trouve Brest.

[2] "Et c'était en Chine qu'il s'en allait, là-bas, à la tuerie ! Elle l'avait encore là, avec elle ; elle le tenait encore de ses deux pauvres mains... Et cependant il partirait ; ni toute sa volonté, ni toutes ses larmes, ni tout son désespoir de grand'mère ne pourraient rien pour le garder ! ..."

Toujours le discours indirect libre. Ici il semble être la pensée de qui?

[3] "lui, prenait sa course légère de matelot, décrivait une courbe d'oiseau qui s'envole."

Vous verrez que Sylvestre sera souvent comparé à un oiseau.

Lecture 17

II:9

     ... Il avait pris le large, emporté très vite sur des mers inconnues, beaucoup plus bleues que celle de l'Islande.

     Le navire qui le conduisait en extrême Asie avait ordre de se hâter, de brûler les relâches.

     Déjà il avait conscience d'être bien loin, à cause de cette vitesse qui était incessante, égale, qui allait toujours, presque sans souci du vent ni de la mer. Etant gabier, il vivait dans sa mâture, perché comme un oiseau, évitant ces soldats entassés sur le pont, cette cohue d'en bas.



     On s'était arrêté deux fois sur la côte de Tunis, pour prendre encore des zouaves et des mulets;

Voici une carte qui indique Tunis et Port-Saïd, sur la côte nord de l'Afrique.

(Source: WebCrawler Maps)

Les zouaves sont célèbres pour leur uniforme coloré. En voici un tableau, peint par Van Gogh deux ans après la publication de Pêcheur d'Islande.

Un zouave assis -- 1888

(Source: http://www.vincent.nl/images/ptg/vincent/jh1488.jpg)

de très loin il avait aperçu des villes blanches sur des sables ou des montagnes. Il était même descendu de sa hune pour regarder curieusement des hommes très bruns, drapés de voiles blancs, qui étaient venus dans des barques pour vendre des fruits : les autres lui avaient dit que c'était ça, les Bedouins.

5   Cette chaleur et ce soleil, qui persistaient toujours, malgré la saison d'automne, lui donnaient l'impression d'un dépaysement extrême.

     Un jour, on était arrivé à une ville appelée Port-Saïd. Tous les pavillons d'Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un air de Babel en fête, et des sables miroitants l'entouraient comme une mer. On avait mouillé là à toucher les quais, presque au milieu des longues rues à maisons de bois. Jamais, depuis le départ, il n'avait vu si clair et de si près le monde du dehors, et cela l'avait distrait, cette agitation, cette profusion de bateaux.

     Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes-à-vapeur, tous ces navires s'engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l'infini de ces sables. [1] Du haut de sa hune, il les voyait s'en aller comme en procession pour se perdre dans les plaines.

     Sur ces quais circulaient toute espèce de costumes ; des hommes en robes de toutes les couleurs, affairés, criant, dans le grand coup de feu du transit. Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, étaient venus se mêler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des choses bruyantes, [2] comme pour endormir les regrets déchirants de tous les exilés qui passaient.

     Le lendemain, dès le soleil levé, ils étaient entrés eux aussi dans l'étroit ruban d'eau entre les sables, suivis d'une queue de bateaux de tous les pays. Cela avait duré deux jours, cette promenade à la file dans le désert ; puis une autre mer s'était ouverte devant eux, et ils avaient repris le large.

Une carte postale de "cette promenade à la file dans le désert" qui date de 1890.

(Source: http://www.suez-canal.com/images/hist.jpg)

10 On marchait à toute vitesse toujours ; cette mer plus chaude avait à sa surface des marbrures rouges et quelquefois l'écume battue du sillage avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune, se chantant tout bas à lui-même Jean-François de Nantes, pour se rappeler son frère Yann, l'Islande, le bon temps passé.


Henri Cheffer

     Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait apparaître quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient le navire connaissaient sans doute, malgré l'éloignement et le vague, ces caps avancés des continents qui sont comme des points de repère éternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue emporté comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les mesures sur l'étendue qui ne finit pas.

     Lui, n'avait que la notion d'un éloignement effroyable qui augmentait toujours ; mais il en avait la notion très nette, en regardant de haut ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derrière ; en comptant depuis combien durait cette vitesse qui ne se ralentissait ni jour ni nuit.

     En bas, sur le pont, la foule, les hommes entassés à l'ombre des tentes, haletaient avec accablement. L'eau, l'air, la lumière avaient pris une splendeur morne, écrasante ; et la fête éternelle de ces choses était comme une ironie pour les êtres, pour les existences organisées qui sont éphémères.

     ... Une fois, dans sa hune, il fut très amusé par des nuées de petits oiseaux, d'espèce inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des tourbillons de poussière noire. Ils se laissaient prendre et caresser, n'en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs épaules.

15  Mais bientôt, les plus fatigués commencèrent à mourir.

     ... Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la mer rouge.

     Ils étaient venus de par delà les grands déserts, poussés par un vent de tempête. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui était partout, ils s'étaient abattus d'un dernier vol épuisé, sur ce bateau qui passait. Là-bas, au fond de quelque région lointaine de la Libye, leur race avait pullulé dans des amours exubérantes. Leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait en trop ; alors la mère aveugle et sans âme, la mère nature, avait chassé d'un souffle cet excès de petits oiseaux, avec la même impassibilité que s'il se fût agi d'une génération d'hommes.

     Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire ; le pont était jonché de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et d'amour... Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d'un air de commisération, ces fines ailes bleuâtres, --et puis les poussaient au grand néant de la mer, à coups de balai...

Voici un dessin de Loti d'une telle scène.

(Source: Genet, Christian, and Daniel Hervé. Pierre Loti l'enchanteur. Gemozac: C. Genet, 1988)

     Ensuite passèrent des sauterelles, filles de celles de Moïse [3], et le navire en fut couvert.

20 Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inaltérable où on ne voyait plus rien de vivant, --si ce n'est des poissons quelquefois, qui volaient au ras de l'eau...

II:10

      ... De la pluie à torrents, sous un ciel lourd et tout noir ; --c'était l'Inde. Sylvestre venait de mettre le pied sur cette terre-là, le hasard l'ayant fait choisir à bord pour compléter l'armement d'une baleinière.

     A travers l'épaisseur des feuillages, il recevait l'ondée tiède, et regardait autour de lui les choses étranges. Tout était magnifiquement vert ; les feuilles des arbres étaient faites comme des plumes gigantesques, et les gens qui se promenaient avaient de grands yeux veloutés qui semblaient se fermer sous le poids de leurs cils. Le vent qui poussait cette pluie sentait le musc et les fleurs.

     Des femmes lui faisaient signe de venir : quelque chose comme le écoute ici, joli garçon, entendu maintes fois dans Brest. [cf. 15.8, 16.30] Mais, au milieu de ce pays enchanté, leur appel était troublant et faisait passer des frissons dans la chair. Leurs poitrines superbes se bombaient sous les mousselines transparentes qui les drapaient ; elles étaient fauves et polies comme du bronze.

     Hésitant encore, et pourtant fasciné par elles, il s'avançait déjà, peu à peu, pour les suivre...

25 ... Mais voici qu'un petit coup de sifflet de marine, modulé en trilles d'oiseau, le rappela brusquement dans sa baleinière, qui allait repartir. [4]

     Il prit sa course, --et adieu les belles de l'Inde. Quand on se retrouva au large le soir, il était encore vierge comme un enfant.

     Après une nouvelle semaine de mer bleue, on s'arrêta dans un autre pays de pluie et de verdure. Une nuée de bonshommes jaunes, qui poussaient des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des paniers.

     --Alors, nous sommes donc déjà en Chine ? demanda Sylvestre, voyant qu'ils avaient tous des figures de magot et des queues.

     On lui dit que non ; encore un peu de patience : ce n'était que Singapour.

Voici une carte qui indique Singapour.

(Source: WebCrawler Maps)

Il remonta dans sa hune, pour éviter la poussière noirâtre que le vent promenait, tandis que le charbon des milliers de petits paniers s'entassaient fiévreusement dans les soutes.

30  Enfin on arriva un jour dans un pays appelé Tourane, où se trouvait au mouillage une certaine Circé tenant un blocus.

Tourane est aujourd'hui Da Nang, au Vietnam.

(Source: WebCrawler Maps)

C'était le bateau auquel il se savait depuis longtemps destiné, et on l'y déposa avec son sac.

     Il y retrouva des pays, même deux Islandais qui, pour le moment, étaient canonniers.

     Le soir, par ces temps toujours chauds et tranquilles où il n'y avait rien à faire, ils se réunissaient sur le pont, isolés des autres, pour former ensemble une petite Bretagne de souvenir.

     Il dut passer cinq mois d'inaction et d'exil dans cette baie triste, avant le moment désiré d'aller se battre.

Observations, Lecture 17

[1] "Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes-à-vapeur, tous ces navires s'engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l'infini de ces sables."

Qu'est-ce que cette "sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l'infini de ces sables" près de Port-Saïd peut-il être? Et qu'est-ce que nous dit le fait que Sylvestre n'en sait rien?

[2] "Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, étaient venus se mêler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des choses bruyantes, comme pour endormir les regrets déchirants de tous les exilés qui passaient."

Pour entendre de la musique bedouine, cliquez ici.

[3] Exode 10.

[4] Comparez cette scène à l'épisode avec les prostituées à Brest, Lecture 15.7-12. (II:5)

 

Lecture 18

II:11

     Paimpol, --le dernier jour de février, --veille du départ des pêcheurs pour l'Islande.

     Gaud se tenait debout contre la porte de sa chambre, immobile et devenue très pâle.

Edmond Rudaux

     C'est que Yann était en bas, à causer avec son père. Elle l'avait vu venir, et elle entendait vaguement résonner sa voix.

     Ils ne s'étaient pas rencontrés de tout l'hiver, comme si une fatalité les eût toujours éloignés l'un de l'autre.

5   Après sa course à Pors-Even [cf. Lectures 13-14], elle avait fondé quelque espérance sur le pardon des Islandais, où l'on a beaucoup d'occasions de se voir et de causer, sur la place, le soir, dans les groupes. [1] Mais, dès le matin de cette fête, les rues étant déjà tendues de blanc, ornées de guirlandes vertes, une mauvaise pluie s'était mise à tomber à torrents, chassée de l'ouest par une brise gémissante ; sur Paimpol, on n'avait jamais vu le ciel si noir. "Allons, ceux de Ploubazlanec ne viendront pas," avaient dit tristement les filles qui avaient leurs amoureux de ce côté-là. Et en effet ils n'étaient pas venus, ou bien s'étaient vite enfermés à boire. Pas de procession, pas de promenade, et elle, le coeur plus serré que de coutume, était restée derrière ses vitres toute la soirée, écoutant ruisseler l'eau des toits et monter du fond des cabarets les chants bruyants des pêcheurs.

     Depuis quelques jours, elle avait prévu cette visite d'Yann, se doutant bien que, pour cette affaire de vente de barque non encore réglée [cf. 14.17], le père Gaos, qui n'aimait pas venir à Paimpol, enverrait son fils. Alors elle s'était promis qu'elle irait à lui, ce que les filles ne font pas d'ordinaire, qu'elle lui parlerait pour en avoir le coeur net. Elle lui reprocherait de l'avoir troublée, puis abandonnée, à la manière des garçons qui n'ont pas d'honneur. Entêtement, sauvagerie, attachement au métier de la mer, ou crainte d'un refus... Si tous ces obstacles indiqués par Sylvestre étaient les seuls, ils pourraient bien tomber, qui sait ! Après un entretien franc comme serait le leur. Et alors, peut-être reparaîtrait son beau sourire, qui arrangerait tout, --ce même sourire qui l'avait tant surprise et charmée l'hiver d'avant, pendant certaine nuit de bal passée tout entière à valser entre ses bras. [Cf. Lecture 7] Et cet espoir lui rendait du courage, l'emplissait d'une impatience presque douce.

     De loin, tout paraît toujours si facile, si simple à dire et à faire.

     Et, précisément, cette visite d'Yann tombait à une heure choisie : elle était sûre que son père, en ce moment assis à fumer, ne se dérangerait pas pour le reconduire ; donc, dans le corridor où il n'y aurait personne, elle pourrait avoir enfin son explication avec lui.

     Mais voici qu'à présent le moment venu, cette hardiesse lui semblait extrême. L'idée seulement de le rencontrer, de le voir face à face au pied de ces marches la faisait trembler.

Voici les marches dans la maison qui a servi de modèle pour la maison de Gaud [cf. Lecture 4]. Imaginez-la face à face avec le grand Yann, dans un espace aussi étroit.

(Source: Archives personnelles)

Son coeur battait à se rompre... et dire que, d'un moment à l'autre, cette porte en bas allait s'ouvrir, --avec le petit bruit grinçant qu'elle connaissait bien, --pour lui donner passage !

10  Non, décidément, elle n'oserait jamais ; plutôt se consumer d'attente et mourir de chagrin, que tenter une chose pareille.
Et déjà elle avait fait quelques pas pour retourner au fond de sa chambre, s'asseoir et travailler.

     Mais elle s'arrêta encore, hésitante, effarée, se rappelant que c'était demain le départ pour l'Islande, et que cette occasion de le voir était unique. Il faudrait donc, si elle la manquait, recommencer des mois de solitude et d'attente, languir après son retour, perdre encore tout un été de sa vie...

     En bas, la porte s'ouvrit : Yann sortait ! Brusquement résolue, elle descendit en courant l'escalier, et arriva tremblante, se planter devant lui.

     --Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s'il vous plaît.

     --A moi ! ... Mademoiselle Gaud ? ... dit-il en baissant la voix, portant la main à son chapeau.

15  Il la regardait d'un air sauvage, avec ses yeux vifs, la tête rejetée en arrière, l'expression dure, ayant même l'air de se demander si seulement il s'arrêterait. Un pied en avant, prêt à fuir, il plaquait ses larges épaules à la muraille, comme pour être moins près d'elle dans ce couloir étroit où il se voyait pris.

     Glacée, alors, elle ne retrouvait plus rien de ce qu'elle avait préparé pour lui dire : elle n'avait pas prévu qu'il pourrait lui faire cet affront-là, de passer sans l'avoir écoutée...

     --Est-ce que notre maison vous fait peur, Monsieur Yann ? demanda-t-elle d'un ton sec et bizarre, qui n'était pas celui qu'elle voulait avoir.

     Lui, détournait les yeux regardant dehors. Ses joues étaient devenues très rouges, une montée de sang lui brûlait le visage, et ses narines mobiles se dilataient à chaque respiration, suivant les mouvements de sa poitrine, comme celles des taureaux.

     Elle essaya de continuer :

20 --Le soir du bal où nous étions ensemble, vous m'aviez dit au revoir comme on ne le dit pas à une indifférente... [cf. 8.8] Monsieur Yann, vous êtes sans mémoire donc... Que vous ai-je fait ? ...

     ... Le mauvais vent d'ouest qui s'engouffrait là, venant de la rue, agitait les cheveux d'Yann, les ailes de la coiffe de Gaud, et, derrière eux, fit furieusement battre une porte. On était mal dans ce corridor pour parler de choses graves. Après ces premières phrases, étranglée dans sa gorge, Gaud restait muette, sentant tourner sa tête, n'ayant plus d'idées. Ils s'étaient avancés vers la porte de la rue, lui fuyant toujours.

     Dehors, il ventait avec grand bruit et le ciel était noir. Par cette porte ouverte, un éclairage livide et triste tombait en plein sur leurs figures. Et une voisine d'en face les regardait : qu'est-ce qu'ils pouvaient se dire, ces deux-là, dans ce corridor avec des airs si troublés ? Qu'est-ce qui se passait donc chez les Mével ? [2]

     --Non, Mademoiselle Gaud, répondit-il à la fin en se dégageant avec une aisance de fauve. --Déjà j'en ai entendu dans le pays, qui parlaient sur nous... Non, Mademoiselle Gaud... Vous êtes riche, nous ne sommes pas des gens de la même classe. Je ne suis pas un garçon à venir chez vous, moi...

     Et il s'en alla...

25 Ainsi tout était fini, fini à jamais. Et elle n'avait même rien dit de ce qu'elle voulait dire, dans cette entrevue qui n'avait réussi qu'à la faire passer à ses yeux pour une effrontée... Quel garçon était-il donc, ce Yann, avec son dédain des filles, son dédain de l'argent, son dédain de tout ! ...

     Elle restait d'abord clouée sur place, voyant les choses remuer autour d'elle, avec du vertige... [3]

     Et puis une idée, plus intolérable que toutes, lui vint comme un éclair : des camarades d'Yann, des Islandais, faisaient les cent pas sur la place, l'attendant ! S'il allait leur raconter cela, s'amuser d'elle, comme ce serait un affront encore plus odieux ! Elle remonta vite dans sa chambre, pour les observer à travers ses rideaux...

     Devant la maison, elle vit en effet le groupe de ces hommes. Mais ils regardaient tout simplement le temps, qui devenait de plus en plus sombre, et faisaient des conjectures sur la grande pluie menaçante, disant :

     --Ce n'est qu'un grain ; entrons boire, tandis que ça passera.

30  Et puis ils plaisantèrent à haute voix sur Jeannie Caroff, sur différentes belles [4]; mais aucun ne se retourna seulement vers sa fenêtre.

     Ils étaient gais tous, excepté lui qui ne répondait pas, ne souriait pas, mais demeurait grave et triste. Il n'entra point boire avec les autres et, sans plus prendre garde à eux ni à la pluie commencée, marchant lentement sous l'averse comme quelqu'un absorbé par une rêverie, il traversa la place, dans la direction de Ploubazlanec...

     Alors elle lui pardonna tout, et un sentiment de tendresse sans espoir prit la place de l'amer dépit qui lui était d'abord monté au coeur.

     Elle s'assit, la tête dans ses mains. Que faire à présent ?

     Oh ! S'il avait pu l'écouter rien qu'un moment ; plutôt, s'il pouvait venir là, seul avec elle dans cette chambre où on se parlerait en paix, tout s'expliquerait peut-être encore.

 35 Elle l'aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait : "vous m'avez cherchée quand je ne vous demandais rien ; à présent, je suis à vous de toute mon âme si vous me voulez ; voyez, je ne redoute pas de devenir la femme d'un pêcheur, et cependant, parmi les garçons de Paimpol, je n'aurais qu'à choisir si j'en désirais un pour mari ; mais je vous aime vous, parce que, malgré tout, je vous crois meilleur que les autres jeunes hommes ; je suis un peu riche, je sais que je suis jolie ; bien que j'aie habité dans les villes, je vous jure que je suis une fille sage, n'ayant jamais rien fait de bien mal ; alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez-vous pas ?

     ... Mais tout cela ne serait jamais exprimé, jamais dit qu'en rêve ; il était trop tard, Yann ne l'entendrait point. Tenter de lui parler une seconde fois... Oh ! Non ! Pour quelle espèce de créature la prendrait-il, alors ! ... Elle aimerait mieux mourir.

     Et demain, ils partaient tous pour l'Islande !

     Seule dans sa belle chambre, où entrait le jour blanchâtre de février, ayant froid, assise au hasard sur une des chaises rangées le long du mur, il lui semblait voir crouler le monde, avec les choses présentes et les choses à venir, au fond d'un vide morne, effroyable, qui venait de se creuser partout autour d'elle.

     Elle souhaitait être débarrassée de la vie, être déjà couchée bien tranquille sous une pierre, pour ne plus souffrir... Mais, vraiment, elle lui pardonnait, et aucune haine n'était mêlée à son amour désespéré pour lui...

Observations, Lecture 18

[1] "Après sa course à Pors-Even, elle avait fondé quelque espérance sur le pardon des Islandais, où l'on a beaucoup d'occasions de se voir et de causer, sur la place, le soir, dans les groupes."

Souvenez-vous que c'était au pardon des Islandais de l'année précédente que Gaud avait rencontré Yann pour la première fois (Lecture 6).

[2] "Et une voisine d'en face les regardait : qu'est-ce qu'ils pouvaient se dire, ces deux-là, dans ce corridor avec des airs si troublés ? Qu'est-ce qui se passait donc chez les Mével ?"

Toujours un exemple du discours indirect libre. Notez, cependant, qu'on change tout d'un coup de perspective. On va de l'intérieur de la maison Mével à une maison d'en face. Pensez à l'effet qu'un tel changement de perspective aurait dans un film.

[3] Pour voir la scène de la confrontation dans le film de 1935, cliquez ici. Pour le film muet de 1924, cliquez ici.

[4] Pour Jeannie Caroff, cf. Lecture 8.16.

Lecture 19

II:12

     La mer, la mer grise.

     Sur la grand'route non tracée qui mène, chaque été, les pêcheurs en Islande, Yann filait doucement depuis un jour. [1]

     La veille, quand on était parti au chant des vieux cantiques [cf. 3.17], il soufflait une brise de sud, et tous les navires, couverts de voiles, s'étaient dispersés comme des mouettes.

     Puis cette brise était devenue plus molle, et les marches s'étaient ralenties ; des bancs de brume voyageaient au ras des eaux.

5   Yann était peut-être plus silencieux que d'habitude. Il se plaignait du temps trop calme et paraissait avoir besoin de s'agiter, pour chasser de son esprit quelque obsession. Il n'y avait pourtant rien à faire, qu'à glisser tranquillement au milieu de choses tranquilles ; rien qu'à respirer et à se laisser vivre. En regardant, on ne voyait que des grisailles profondes ; en écoutant, on n'entendait que du silence...

     ... Tout à coup, un bruit sourd, à peine perceptible, mais inusité et venu d'en dessous avec une sensation de raclement, comme en voiture lorsque l'on serre les freins des roues ! Et la Marie, cessant sa marche, demeura immobilisée...

     Echoués ! ! ! Où et sur quoi ? [2] Quelque banc de la côte anglaise, probablement. Aussi, on ne voyait rien depuis la veille au soir, avec ces brumes en rideaux.

     Les hommes s'agitaient, couraient, et leur excitation de mouvement contrastait avec cette tranquilité brusque, figée, de leur navire. Voilà, elle s'était arrêtée à cette place, la Marie, et n'en bougeait plus. Au milieu de cette immensité de choses fluides, qui, par ces temps mous, semblaient n'avoir même pas de consistance, elle avait été saisie par je ne sais quoi de résistant et d'immuable qui était dissimulé sous ces eaux ; elle y était bien prise, et risquait peut-être d'y mourir.

     Qui n'a vu un pauvre oiseau, une pauvre mouche, s'attrapper par les pattes à de la glu ?

10  D'abord on ne s'aperçoit guère ; cela ne change pas leur aspect ; il faut savoir qu'ils sont pris par en dessous et en danger de ne s'en tirer jamais.

     C'est quand ils se débattent ensuite, que la chose collante vient souiller leurs ailes, leur tête, et que, peu à peu, ils prennent cet air pitoyable d'une bête en détresse qui va mourir.

     Pour la Marie, c'était ainsi ; au commencement cela ne paraissait pas beaucoup ; elle se tenait bien un peu inclinée, il est vrai, mais c'était en plein matin, par un beau temps calme ; il fallait savoir pour s'inquiéter et comprendre que c'était grave.

     Le capitaine faisait un peu pitié, lui qui avait commis la faute en ne s'occupant pas assez du point où l'on était ; il secouait ses mains en l'air, en disant :

     -- Ma doué ! Ma doué ! sur un ton de désespoir. [3]

15 Tout près d'eux, dans une éclaircie, se dessina un cap qu'ils ne reconnaissaient pas bien. Il s'embruma presque aussitôt ; on ne le distingua plus.

     D'ailleurs, aucune voile en vue, aucune fumée. --Et pour le moment, ils aimaient presque mieux cela : ils avaient grande crainte de ces sauveteurs anglais qui viennent de force vous tirer de peine à leur manière, et dont il faut se défendre comme des pirates.

     Ils se démenaient tous, changeant, chavirant l'arrimage. Turc, leur chien, qui ne craignait pourtant pas les mouvements de la mer, était très émotionné lui aussi par cet incident : ces bruits d'en dessous, ces secousses dures quand la houle passait, et puis ces immobilités, il comprenait très bien que tout cela n'était pas naturel, et se cachait dans les coins, la queue basse.

     Après, ils amenèrent des embarcations pour mouiller des ancres, essayer de se déhaler, en réunissant toutes leurs forces sur des amarres--une rude manoeuvre qui dura dix heures d'affilée ; --et, le soir venu, le pauvre bateau, arrivé le matin si propre et pimpant, prenait déjà mauvaise figure, inondé, souillé, en plein désarroi. Il s'était débattu, secoué de toutes les manières, et restait toujours là, cloué comme un bateau mort.

     La nuit allait les prendre, le vent se levait et la houle était plus haute ; cela tournait mal quand, tout à coup, vers six heures, les voilà dégagés, partis, cassant les amarres qu'ils avaient laissées pour se tenir... Alors on vit les hommes courir comme des fous de l'avant à l'arrière en criant :

20 --Nous flottons !

     Ils flottaient en effet ; mais comment dire cette joie-là, de flotter ; de se sentir s'en aller, redevenir une chose légère, vivante, au lieu d'un commencement d'épave qu'on était tout à l'heure ! ...

     Et, du même coup, la tristesse d'Yann s'était envolée aussi. Allégé comme son bateau, guéri par la saine fatigue de ses bras, il avait retrouvé son air insouciant, secoué ses souvenirs.

     Le lendemain matin, quand on eut fini de relever les ancres, il continua sa route vers sa froide Islande, le coeur en apparence aussi libre que dans ses premières années. [4]

II:13

     On distribuait un courrier de France, là-bas, à bord de la Circé, en rade d'Ha-long, à l'autre bout de la terre.

Ha-long, comme Bac-Ninh et Hong-Hoa plus tard, sont des villes au Vietnam.



(Source: WebCrawler Maps)

Au milieu d'un groupe serré de matelots, le vaguemestre appelait à haute voix les noms des heureux qui avaient des lettres. Cela se passait le soir, dans la batterie, en se bousculant autour d'un fanal.

25 --"Moan, Sylvestre !" --Il y en avait une pour lui, une qui était bien timbrée de Paimpol, --mais ce n'était pas l'écriture de Gaud. --Qu'est-ce que cela voulait dire ? Et de qui venait-elle ?

     L'ayant tournée et retournée, il l'ouvrit craintivement.

"Ploubazlanec, ce 5 mars 1884.

"Mon cher petit-fils,"

     C'était bien de sa bonne vieille grand'mère ; alors il respira mieux. Elle avait même apposé au bas sa grosse signature apprise par coeur, toute tremblée et écolière : "veuve Moan."

     Veuve Moan. Il porta le papier à ses lèvres, d'un mouvement irréfléchi, et embrassa ce pauvre nom comme une sainte amulette. C'est que cette lettre arrivait à une heure suprême de sa vie : demain matin, dès le jour, il partait pour aller au feu.

30 On était au milieu d'avril ; Bac-Ninh et Hong-Hoa venaient d'être pris. Aucune grande opération n'était prochaine dans ce Tonkin, --pourtant les renforts qui arrivaient ne suffisaient pas, --alors on prenait à bord des navires tout ce qu'ils pouvaient encore donner pour compléter les compagnies de marins déjà débarquées. Et Sylvestre, qui avait langui longtemps dans les croisières et les blocus, venait d'être désigné avec quelques autres pour combler des vides dans ces compagnies-là.

     En ce moment, il est vrai, on parlait de paix ; mais quelque chose leur disait tout de même qu'ils débarqueraient encore à temps pour se battre un peu. Ayant arrangé leurs sacs, terminé leurs préparatifs, et fait leurs adieux, ils s'étaient promenés toute la soirée au milieu des autres qui restaient, se sentant grandis et fiers auprès de ceux-là ; chacun à sa manière manifestait ses impressions de départ, les uns graves, un peu recueillis ; les autres se répandant en exubérantes paroles.

     Sylvestre, lui, était assez silencieux et concentrait en lui-même son impatience d'attente ; seulement quand on le regardait, son petit sourire contenu disait bien : "Oui, j'en suis en effet, et c'est pour demain matin." La guerre, le feu, il ne s'en faisait encore qu'une idée incomplète ; mais cela le fascinait pourtant, parce qu'il était de vaillante race.

     ... Inquiet de Gaud, à cause de cette écriture étrangère, il cherchait à s'approcher d'un fanal pour pouvoir bien lire.

Edmond Rudaux

Et c'était difficile au milieu de ces groupes d'hommes demi-nus, qui se pressaient là, pour lire aussi, dans la chaleur irrespirable de cette batterie...

     Dès le début de sa lettre, comme il l'avait prévu, la grand'mère Yvonne expliquait pourquoi elle avait été obligée de recourir à la main peu experte d'une vieille voisine :

35 "Mon cher enfant, je ne te fais pas écrire cette fois par ta cousine, parce qu'elle est bien dans la peine. Son père a été pris de mort subite, il y a deux jours. Et il paraît que toute sa fortune a été mangée, à de mauvais jeux d'argent qu'il avait faits cet hiver dans Paris. On va donc vendre sa maison et ses meubles. C'est une chose à laquelle personne ne s'attendait dans le pays. Je pense, mon cher enfant, que cela va te faire comme à moi beaucoup de peine.

     "Le fils Gaos te dit bien le bonjour ; il a renouvelé engagement avec le capitaine Guermeur, toujours sur la Marie, et le départ pour l'Islande a eu lieu d'assez bonne heure cette année. Ils ont appareillé le premier du courant, l'avant-veille du grand malheur arrivé à notre pauvre Gaud, et ils n'en ont pas eu connaissance encore.

     "Mais tu dois bien penser, mon cher fils qu'à présent c'est fini, nous ne les marierons pas ; car ainsi elle va être obligée de travailler pour gagner son pain..."

     ... Il resta atterré ; ces mauvaises nouvelles lui avaient gâté toute sa joie d'aller se battre... [5]

Observations, Lecture 19

[1] "Yann filait doucement depuis un jour."

Notez le contraste avec le voyage de Sylvestre: "cette vitesse qui était incessante" (17.3). C'est la différence entre un voilier et un vapeur.

[2] "échoués ! ! ! Où et sur quoi ? . . ."

En écrivant ce chapitre, Loti s'est inspiré d'un échouage qui lui est advenu lors de son stationnement au Vietnam. (Voyez sa lettre du 27 novembre, 1883, à Mme Lee Childe.) Il s'en sert pour créer une métaphore. De quoi parle-t-il ici métaphoriquement?

[3] "Le capitaine . . . secouait ses mains en l'air, en disant : ma doué ! Ma doué !"

Mon Dieu, mon Dieu, en breton.

[4] Pour voir cette scène dans le film de 1935, cliquez ici.

[5] Pour voir cette scène dans le film muet de 1924, cliquez ici.

 

Lecture 20

Préparation à la lecture

(1) Vous noterez dans ce chapitre et les suivants qui ont lieu dans les pays tropicaux que Sylvestre visite, que les couleurs dont Loti se sert changent. Il n'est plus question de teintes (rose, gris, bleuâtre, verdâtre, etc.), mais maintenant de couleurs primaires vives (rouge, bleu, vert, etc.). De même, les procédés stylistiques d'incertitude remarqués avant (presque, un peu, plus ou moins, sembler, etc.) disparaissent presque totalement.

Ici, aussi, il y a un équivalent en peinture contemporaine, Henri Rousseau (1844-1910), qui a fait justement des tableaux de paysages exotiques avec des couleurs primaires et des formes très nettes. Ce sont des tableaux qui présentent souvent de la violence. (Je me suis servi du catalogue des oeuvres de Rousseau édité par Jean Bouret [Greenwich, CT: New York Graphic Society, 1961].) Rousseau a peint aussi un portrait célèbre de Loti, que vous pouvez voir à la fin de cette lecture.

Bouret31 Forêt vierge au soleil couchant 1907

(Source: http://www.artonline.it/edicola/artdos/095/images/i10g-095.jpg)

B143 Eclaireurs attaqués par un tigre 1904 (Merion, PA: The Barnes Foundation)

(Source: http://www.oir.ucf.edu/wm/paint/auth/rousseau/rousseau.eclaireur-tigre.jpg)

B160 Le repas du lion 1905 (New York: Metropolitan Museum of Art)

(Source: http://fpx.metmuseum.org/fif=collections/ep/ep51.112.5.X.fpx&obj=iip,1.0&wid=500&hei=347&rgn=0,0,1,1&lng=en_US&cvt=jpeg)

B195 Le jungle: un tigre attaquant un buffle 1908 (Cleveland: Museum of Art)

(Source: http://www.clemusart.com/OCimg/magnify/1998-08/CMA_.1949.186.jpg)

B196 Combat de tigre et de buffle 1908 (St. Petersburg: Hermitage Museum; une étude pour B195)

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/E60PD$1OA2TJ4S0X6.jpg)

B223 Cheval attaqué par un jaguar 1910

(Source: http://www.spectrumvoice.com/art/20th/european/french/rousseau/rousse63.jpg)

B229 Paysage exotique: singe et indien 1910 (Richmond, VA: Virginia Museum of Fine Art)

(Source: http://www.vmfa.state.va.us/TropicalLandscape.html)

Lecture 20

III:1

      ... Dans l'air, une balle qui siffle ! ... Sylvestre s'arrête court, dressant l'oreille...

     C'est sur une plaine infinie, d'un vert (1) tendre et velouté de printemps. Le ciel est gris, pesant aux épaules.

     Ils sont là six matelots armés, en reconnaissance au milieu des fraîches rizières, dans un sentier de boue...

     ... Encore ! ! ... Ce même bruit dans le silence de l'air ! -bruit aigre et ronflant, espèce de dzinn prolongé, donnant bien l'impression de la petite chose méchante et dure qui passe là tout droit, très vite, et dont la rencontre peut être mortelle.

5   Pour la première fois de sa vie, Sylvestre écoute cette musique-là. Ces balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l'on tire soi-même : le coup de feu, parti de loin, est atténué, on ne l'entend plus ; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de métal, qui file en traînée rapide, frôlant vos oreilles...

     ... Et dzinn encore, et dzinn ! Il en pleut maintenant, des balles. Tout près des marins, arrêtés net, elles s'enfoncent dans le sol inondé de la rizière, chacune avec un petit flac de grêle, sec et rapide, et un léger éclaboussement d'eau.

     Eux se regardent, en souriant comme d'une farce drôlement jouée, et ils disent :

     --Les Chinois ! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-noirs, pour les matelots, tout cela c'est de la même famille chinoise.)

     Et comment rendre ce qu'ils mettent de dédain, de vieille rancune moqueuse, d'entrain pour se battre, dans cette manière de les annoncer : "les Chinois !"

10 Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci ; on les voit ricocher, comme des sauterelles dans l'herbe. Cela n'a pas duré une minute, ce petit arrosage de plomb, et déjà cela cesse. Sur la grande plaine verte (1), le silence absolu revient, et nulle part on n'aperçoit rien qui bouge.

     Ils sont tous les six encore debout, l'oeil au guet, prenant le vent, ils cherchent d'où cela a pu venir.

     De là-bas, sûrement, de ce bouquet de bambous qui fait dans la plaine comme un îlot de plumes, et derrière lesquels apparaissent, à demi cachées, des toitures cornues. Alors ils y courent ; dans la terre détrempée de la rizière, leurs pieds s'enfoncent ou glissent ; Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui qui court devant.

     Rien ne siffle plus ; on dirait qu'ils ont rêvé...

     Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours et éternellement les mêmes, -- le gris des ciels couverts, la teinte fraîche des prairies au printemps, --on croirait voir les champs de France, avec des jeunes hommes courant là gaiement, pour tout autre jeu que celui de la mort.

Un tableau de Monet qui suggère "des prairies au printemps"

W1202 Prairie à Giverny 1888 (St. Petersburg: Hermitage)

(Source: http://www.hermitagemuseum.org/tmplobs/U0DRXPLSHQ7GRMGG6.jpg)

15  Mais, à mesure qu'ils s'approchent, ces bambous montrent mieux la finesse exotique de leur feuillée, ces toits de village accentuent l'étrangeté de leur courbure, et des hommes jaunes, embusqués derrière, avancent, pour regarder, leurs figures plates contractées par la malice et la peur... Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se déploient en une longue ligne tremblante, mais décidée et dangereuse.

     --Les Chinois ! disent encore les matelots, avec leur même brave sourire.

     Mais c'est égal, ils trouvent cette fois qu'il y en a beaucoup, qu'il y en a trop. Et l'un d'eux en se retournant, en aperçoit d'autres, qui arrivent par derrière, émergeant d'entre les herbages...

     ... Il fut très beau, dans cet instant, dans cette journée, le petit Sylvestre ; sa vieille grand'mère eût été fière de le voir si guerrier !

     Déjà transfiguré depuis quelques jours, bronzé, la voix changée, il était là comme dans un élément à lui. A une minute d'indécision suprême, les matelots, éraflés par les balles, avaient presque commencé ce mouvement de recul qui eût été leur mort à tous ; mais Sylvestre avait continué d'avancer ; ayant pris son fusil par le canon, il tenait tête à tout un groupe, fauchant de droite et de gauche, à grands coups de crosse qui assommaient. [1] Et, grâce à lui, la partie avait changé de tournure : cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui décide aveuglément de tout, dans ces petites batailles non dirigées, était passé du côté des Chinois ; c'étaient eux qui avaient commencé à reculer.

20 ... C'était fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots, ayant rechargé leurs armes à tir rapide, les abattaient à leur aise ; il y avait des flaques rouges (1) dans l'herbe, des corps effondrés, des crânes versant leur cervelle dans l'eau de la rivière.

     Ils fuyaient tout courbés, rasant le sol, s'aplatissant comme des léopards. Et Sylvestre courait après, déjà blessé deux fois, un coup de lance à la cuisse, une entaille profonde dans le bras ; mais ne sentant rien que l'ivresse de se battre, cette ivresse non raisonnée qui vient du sang vigoureux, celle qui donne aux simples le courage superbe, celle qui faisait les héros antiques. [2]

     Un, qu'il poursuivait, se retourna pour le mettre en joue, dans une inspiration de terreur désespérée. Sylvestre s'arrêta, souriant, méprisant, sublime, pour le laisser décharger son arme, puis se jeta sur la gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais, dans le mouvement de détente, le canon de ce fusil dévia par hasard dans le même sens. Alors, lui, sentit une commotion à la poitrine, et, comprenant bien ce que c'était, par un éclair de pensée, même avant toute douleur, il détourna la tête vers les autres marins qui suivaient, pour essayer de leur dire, comme un vieux soldat, la phrase consacrée : "je crois que j'ai mon compte !" Dans la grande aspiration qu'il fit, venant de courir, pour prendre, avec sa bouche, de l'air plein ses poumons, il en sentit entrer aussi, par un trou à son sein droit, avec un petit bruit horrible, comme dans un soufflet crevé. En même temps, sa bouche s'emplit de sang, tandis qu'il lui venait au côté une douleur aiguë, qui s'exaspérait vite, vite, jusqu'à être quelque chose d'atroce et d'indicible.

     Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la tête perdue de vertige et cherchant à reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge (1) dont la montée l'étouffait, --et puis, lourdement, dans la boue, il s'abattit. [3]

Observations, Lecture 20

[1] Pendant l'écriture de Pêcheur d'Islande, Loti était au Vietnam avec la marine française. Il y voyait des scènes de combat d'une férocité inhumaine de la part des soldats français (un Mai Lai français avant la lettre), dont il a fait un reportage dans trois articles pour le grand journal parisien, Le Figaro. (Loti a modifié ces trois articles plus tard, avant de les publier dans un recueil d'articles qui s'appelle Figures et choses qui passaient, supprimant des détails souvent très crus. Vous pouvez les consulter dans leur forme modifiée en cliquant ici.) Ce reportage lui a valu une réprimande de l'administration militaire, qui lui a ordonné de revenir en France. A l'époque, il se défendait en disant qu'il n'avait pas voulu condamner les actions des matelots français. A la fin, c'était son éditeur, Juliette Adam, qui l'a sauvé, parce qu'elle connaissait le président de la France. Une trentaine d'années plus tard, cependant, quand il était à la retraite et ne devait plus s'inquiéter de l'administration de la Marine, Loti a écrit dans Prime jeunesse (1919), un livre de mémoires, de "l'absurde et folle expédition du Tonkin [qui] venait d'être décrétée par l'un des plus néfastes de nos gouvernements [celui de Jules Ferry]; on envoyait là-bas, pour un but stérile, des milliers d'enfants de France qui ne devaient jamais revenir. . . . sacrifiés par la folie criminelle des politiciens colonisateurs" (Le roman d'un enfant, suivi de Prime jeunesse, ed. Bruno Vercier [Paris: Gallimard, 1999] 303, 304).

[2] Le courage de Sylvestre rappelle celui du Celte Commius, à la fin des Commentaires de Jules César sur la guerre en Gaule (VIII.48). Encore une fois, pour Loti comme pour beaucoup de Français de son époque, les Bretons étaient les descendants directs des Celtes (Gaulois), héritiers de leurs meilleures qualités.

En décrivant les blessures de son Sylvestre, Loti s'est peut-être souvenu de celles de Sylvestre Floury (1862-1934), un jeune marin que Loti a connu pendant la campagne en Indochine. Comme vous pouvez voir sur ce document, fourni par son petit fils qui s'appelle, lui aussi, Sylvestre Floury, le jeune Floury était lui aussi blessé à la poitrine et à la cuisse en Indochine, le 2 octobre 1884..

[3] Pour voir cette scène dans le film de 1935, cliquez ici. Pour le film muet de 1924, cliquez ici.

 

Lecture 21

III:2

     Environ quinze jours après, comme le ciel se faisait déjà plus sombre à l'approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune, Sylvestre, qu'on avait rapporté à Hanoï, fut envoyé en rade d'Ha-long et mis à bord d'un navire-hôpital qui rentrait en France.

Voici une carte de l'Asie qui indique Hanoï (l'étoile rouge au centre)

(Source: Mapquest)

     Il avait été longtemps promené sur divers brancards, avec des temps d'arrêt dans des ambulances. On avait fait ce qu'on avait pu ; mais, dans ces conditions mauvaises, sa poitrine s'était remplie d'eau, du côté percé, et l'air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui ne se fermait pas. [1]

     On lui avait donné la médaille militaire et il en avait eu un moment de joie. [2]

     Mais il n'était plus le guerrier d'avant, à l'allure décidée, à la voix vibrante et brève. Non, tout cela était tombé devant la longue souffrance et la fièvre amollissante. Il était redevenu enfant, avec le mal du pays ; il ne parlait presque plus, répondant à peine d'une petite voix douce, presque éteinte. Se sentir si malade, et être si loin, si loin ; penser qu'il faudrait tant de jours et de jours avant d'arriver au pays, --vivrait-il seulement jusque-là, avec ses forces qui diminuaient ? ... Cette notion d'effroyable éloignement était une chose qui l'obsédait sans cesse ; qui l'opressait à ses réveils, --quand, après les heures d'assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse de ses plaies, la chaleur de sa fièvre et le petit bruit soufflant de sa poitrine crevée. Aussi il avait supplié qu'on l'embarquât, au risque de tout.

5   Il était très lourd à porter dans son cadre ; alors, sans le vouloir, on lui donnait des secousses cruelles en le charroyant.

     A bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l'un des petits lits de fer alignés à l'hôpital et il recommença en sens inverse sa longue promenade à travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu de vivre comme un oiseau dans le plein vent des hunes, c'était dans les lourdeurs d'en bas, au milieu des exhalaisons de remèdes, de blessures et de misères.

     Les premiers jours, la joie d'être en route avait amené en lui un peu de mieux. Il pouvait se tenir soulevé sur son lit avec des oreillers, et de temps en temps il demandait sa boîte. Sa boîte de matelot était le coffret de bois blanc, acheté à Paimpol, pour mettre ses choses précieuses ; on y trouvait les lettres de la grand'mère Yvonne, celles d'Yann, et de Gaud, un cahier où il avait copié des chansons de bord, et un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d'un pillage, sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne. [2]

     Le mal pourtant ne s'améliorait pas et, dès la première semaine, les médecins pensèrent que la mort ne pouvait plus être évitée.

     ... Près de l'équateur maintenant, dans l'excessive chaleur des orages. Le transport s'en allait secouant ses lits, ses blessés et ses malades ; s'en allait toujours vite, sur une mer remuée, tourmentée encore comme au renversement des moussons.

10 Depuis le départ d'Ha-long, il en était mort plus d'un, qu'il avait fallu jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France ; beaucoup de ces petits lits s'étaient débarrassés déjà de leur pauvre contenu.

     Et ce jour-là, dans l'hôpital mouvant, il faisait très sombre : on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades.

     Il allait plus mal, lui ; c'était la fin. Couché toujours sur son côté percé, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de force, pour immobiliser cette eau, cette décomposition liquide dans ce poumon droit [1], et tâcher de respirer seulement avec l'autre. Mais cet autre aussi, peu à peu, s'était pris par voisinage, et l'angoisse suprême était commencée.

     Toute sorte de visions du pays hantaient son cerveau mourant ; dans l'obscurité chaude, des figures aimées ou affreuses venaient se pencher sur lui ; il était dans un perpétuel rêve d'halluciné, où passaient la Bretagne et l'Islande.

     Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d'un petit enfant.

Edmond Rudaux

15 Il demandait de l'air, de l'air ; mais il n'y en avait nulle part ; les manches à vent n'en donnaient plus ; l'infirmier, qui l'éventait tout le temps avec un éventail à fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur lui des buées malsaines, des fadeurs déjà cent fois respirées, dont les poitrines ne voulaient plus.

     Quelquefois, il lui prenait des rages désespérées pour sortir de ce lit, où il sentait si bien la mort venir ; d'aller au plein vent là-haut, essayer de revivre... Oh ! Les autres, qui couraient dans les haubans, qui habitaient dans les hunes ! ... Mais tout son grand effort pour s'en aller n'aboutissait qu'à un soulèvement de sa tête et de son côté affaibli, --quelque chose comme ces mouvements incomplets que l'on fait pendant le sommeil. --Eh ! Non, il ne pouvait plus ; il retombait dans les mêmes creux de son lit défait, déjà englué là par la mort ; et chaque fois, après la fatigue d'une telle secousse, il perdait pour un instant conscience de tout.

     Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que ce fût encore dangereux, la mer n'étant pas assez calmée. C'était le soir, vers six heures. Quand cet auvent de fer fut soulevé, il entra de la lumière seulement, de l'éblouissante lumière rouge. [3] Le soleil couchant apparaissait à l'horizon avec une extrême splendeur, dans la déchirure d'un ciel sombre ; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il éclairait cet hôpital en vacillant, comme une torche que l'on balance.

     De l'air, non, il n'en vint point ; le peu qu'il y en avait dehors était impuissant à entrer ici, à chasser les senteurs de la fièvre. Partout, à l'infini, sur cette mer équatoriale, ce n'était qu'humidité chaude, que lourdeur irrespirable. Pas d'air nulle part, pas même pour les mourants qui haletaient.

     ... Une dernière vision l'agita beaucoup : sa vieille grand'mère, passant sur un chemin, très vite, avec une expression d'anxiété déchirante ; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funèbres ; elle se rendait à Paimpol, mandée au bureau de la marine pour y être informée qu'il était mort. [4]

20  Il se débattait maintenant ; il râlait. On épongeait aux coins de sa bouche de l'eau et du sang, qui étaient remontés de sa poitrine, à flots, pendant ses contorsions d'agonie. Et le soleil magnifique l'éclairait toujours ; au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages ; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge [3], qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui. [5]


     ... A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin ; là, pourtant, il avait une couleur très différente ; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre [6], il éclairait d'une douce lumière blanche la grand'mère Yvonne, qui travaillait à coudre, assise sur sa porte.
     

     En Islande, où c'était le matin, il paraissait aussi, à cette même minute de mort. Pâli davantage, on eût dit qu'il ne parvenait à être vu là que par une sorte de [6] tour de force d'obliquité. Il rayonnait tristement, dans un fiord où dérivait la Marie, et son ciel était cette fois d'une de ces puretés hyperboréennes qui éveillent des idées de planètes refroidies n'ayant plus d'atmosphère. Avec une netteté glacée, il accentuait les détails de ce chaos de pierres qui est l'Islande : tout ce pays, vu de la Marie, semblait [6] plaqué sur un même plan et se tenir debout. Yann, qui était là, éclairé un peu [6] étrangement lui aussi, pêchait comme d'habitude, au milieu de ces aspects lunaires.
     

     ... Au moment où cette traînée de feu rouge [3], qui entrait par ce sabord de navire, s'éteignit, où le soleil équatorial disparut tout à fait dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit-fils mourant se chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaître dans la tête. Alors on abaissa dessus les paupières avec leurs longs cils--et Sylvestre redevint très beau et calme, comme un marbre couché...

Voici des marbres couchés, des figures de décédés sculptées en marbre au-dessus de leur tombeau, dans une petite chapel au sud de Paimpol, Notre Dame de l'Isle. On les trouve à travers l'Europe dans les églises.

(Source: Archives personnelles)

Observations, Lecture 21

[1] Faites attention aux images qui entourent l'angoisse de Sylvestre. A quoi est-ce qu'elles vous font penser?

[2] Voici la mention de la médaille militaire conférée au jeune Sylvestre Floury pour ses deux blessures:

[2] Pour voir cette scène dans le film muet de 1924, cliquez ici.

[3] Notez que Loti continue à utiliser des couleurs primaires et violentes ici.

[4] Vous verrez plus tard si Sylvestre a bien imaginé cette scène.

[5] "par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui."

Des tableaux du Moyen Age figurent souvent le Christ et les saints avec un nimbe autour de la tête. Cet élément du texte indique clairement ce qui était suggéré jusqu'ici: dans la scène de son angoisse, Loti est en train de comparer Sylveste à Jésus Christ qui, crucifié, avait le côté droit percé, lui aussi, d'une blessure d'où sortaient, comme pour Sylvestre, du sang et de l'eau (cf. Jean 19:34).

Voyez ci-dessous un tableau du Moyen Age (c. 1440), de Fra Angelico, qui représente le Christ avec nimbe et côté droit percé. Vous pouvez voir le sang et l'eau qui en sortent. Les autres présents, qui seront tous des saints, ont eux aussi des nimbes.

(Source: http://www.metmuseum.org/collections/images/ep/images/ep14.40.628.bw.L.jpg)

[6] Notez que Loti revient aux teintes et aux constructions de l'incertitude quand il revient en Bretagne et en Islande.

 

Lecture 22

III:3

... Aussi bien, je [1] ne puis m'empêcher de conter cet enterrement de Sylvestre que je [1] conduisis moi-même là-bas, dans l'île de Singapour. [2] On en avait assez jeté d'autres dans la mer de Chine pendant les premiers jours de la traversée ; comme cette terre malaise était là tout près, on s'était décidé à le garder quelques heures de plus pour l'y mettre.

     C'était le matin, de très bonne heure, à cause du terrible soleil. Dans le canot qui l'emporta, son corps était recouvert du pavillon de France. La grande ville étrange dormait encore quand nous accostâmes la terre. Un petit fourgon, envoyé par le consul, attendait sur le quai ; nous y mîmes Sylvestre et la croix de bois qu'on lui avait faite à bord ; la peinture en était encore fraîche, car il avait fallu se hâter, et les lettres blanches de son nom coulaient sur le fond noir.

     Nous traversâmes cette Babel au soleil levant. Et puis ce fut une émotion, de retrouver là, à deux pas de l'immonde grouillement chinois, le calme d'une église française. Sous cette haute nef blanche, où j'étais seul avec mes matelots, le dies irae chanté par un prêtre missionnaire résonnait comme une douce incantation magique. [3]

Par les portes ouvertes, on voyait des choses qui ressemblaient à des jardins enchantés, des verdures admirables, des palmes immenses ;

Un "jardin enchanté" de Rousseau.

B47 Le rêve 1910 (New York: Museum of Modern Art)

(Source: http://www.moma.org/docs/collection/paintsculpt/c64.htm)

le vent secouait les grands arbres en fleurs, et c'était une pluie de pétales d'un rouge de carmin [4] qui tombaient jusque dans l'église. Après, nous sommes allés au cimetière, très loin. Notre petit cortège de matelots était bien modeste, le cercueil toujours recouvert du pavillon de France. Il nous fallut traverser des quartiers chinois, un fourmillement de monde jaune ; puis des faubourgs malais, indiens, où toute sorte de figures d'Asie nous regardaient passer avec des yeux étonnés.

     Ensuite, la campagne, déjà chaude ; des chemins ombreux où volaient d'admirables papillons aux ailes de velours bleu. [4] Un grand luxe de fleurs, de palmiers ; toutes les splendeurs de la sève équatoriale. Enfin, le cimetière : des tombes mandarines, avec des inscriptions multicolores, des dragons et des monstres ; d'étonnants feuillages, des plantes inconnues. L'endroit où nous l'avons mis ressemble à un coin des jardins d'Indra.

Indra, un dieu hindou guerrier

(Source: http://www.westminster.edu/staff/brennie/hinduscr.htm)

5   Sur sa terre, nous avons planté cette petite croix de bois qu'on lui avait faite à la hâte pendant la nuit :

Sylvestre Moan dix-neuf ans

et nous l'avons laissé là, pressés de repartir à cause de ce soleil qui montait toujours, nous retournant pour le voir, sous ses arbres merveilleux, sous ses grandes fleurs.

III:4

     Le transport continuait sa route à travers l'océan Indien. En bas, dans l'hôpital flottant, il y avait encore des misères enfermées. Sur le pont, on ne voyait qu'insouciance, santé et jeunesse. Alentour, sur la mer, une vraie fête d'air pur et de soleil.

     Par ces beaux temps d'alizés, les matelots, étendus à l'ombre des voiles, s'amusaient avec leurs perruches, à les faire courir. (Dans ce Singapour d'où ils venaient, l'on vend aux marins qui passent toute sorte de bêtes apprivoisées.)

     Ils avaient tous choisi des bébés de perruches, ayant de petits airs enfantins sur leurs figures d'oiseau ; pas encore de queue, mais déjà vertes [4], oh ! d'un vert admirable. [4] Les papas et les mamans avaient été verts ; alors elles, toutes petites, avaient hérité inconsciemment de cette couleur-là ; posées sur ces planches si propres du navire, elles ressemblaient à des feuilles très fraîches tombées d'un arbre des tropiques.

     Quelquefois on les réunissait toutes ; alors elles s'observaient entre elles, drôlement ; elles se mettaient à tourner le cou en tous sens, comme pour s'examiner sous différents aspects. Elles marchaient comme des boiteuses, avec des petits trémoussements comiques, partant tout d'un coup très vite, empressées, on ne sait pour quelle patrie ; et il y en avait qui tombaient.

10  Et puis les guenons apprenaient à faire des tours, et c'était un autre amusement. Il y en avait de tendrement aimées, qui étaient embrassées avec transport, et qui se pelotonnaient tout contre la poitrine dure de leurs maîtres en les regardant avec des yeux de femme, moitié grotesques, moitié touchantes.

     Au coup de trois heures, les fourriers apportèrent sur le pont deux sacs de toile, scellés de gros cachets en cire rouge, et marqués au nom de Sylvestre ;

Voici un tel sac, que j'ai trouvé dans le musée de Ploubazlanec, et qui, lui aussi, appartenait au père de Pierre Floury.

(Source: Archives personnelles)

c'était pour vendre à la criée, -- comme le règlement l'exige pour les morts, --tous ses vêtements, tout ce qui lui avait appartenu au monde. Et les matelots, avec entrain, vinrent se grouper autour ; à bord d'un navire-hôpital, on en voit assez souvent, de ces ventes de sac, pour que cela n'émotionne plus. Et puis, sur ce bateau, on avait si peu connu Sylvestre.

     Ses vareuses, ses chemises, ses maillots à raies bleues, furent palpés, retournés et puis enlevés à des prix quelconques, les acheteurs surfaisant pour s'amuser.

     Vint le tour de la petite boîte sacrée, qu'on adjugea cinquante sous. On en avait retiré, pour remettre à la famille, les lettres et la médaille militaire ; mais il y restait le cahier de chansons, le livre de Confucius, et le fil, les boutons, les aiguilles, toutes les petites choses disposées là par la prévoyance de grand'mère Yvonne pour réparer et recoudre.

     Ensuite le fourrier, qui exhibait les objets à vendre, présenta deux petits bouddha, pris dans une pagode pour être donnés à Gaud, et si drôles de tournure qu'il y eut un fou rire quand on les vit apparaître comme dernier lot. S'ils riaient, les marins, ce n'était pas par manque de coeur, mais par irréflexion seulement.

15 Pour finir, on vendit les sacs, et l'acheteur entreprit aussitôt de rayer le nom inscrit dessus pour mettre le sien à la place. [5] Un soigneux coup de balai fut donné après, afin de bien débarrasser ce pont si propre des poussières ou des débris de fil tombés de ce déballage. [6]

     Et les matelots retournèrent gaiement s'amuser avec leurs perruches et leurs singes

 

Observations, Lecture 22

[1] Ici un narrateur apparaît pour la première fois, rendant à cette histoire la force de la vérité. Et, en effet, Loti, en lieutenant de vaisseau, avait participé à de telles funerailles. Cette scène reproduit, avec peu de modifications, une qu'il avait racontée à son amie Mme Lee Childe dans une lettre du 24 juillet, 1883 (cf. Pierre Loti, Journal 1879-1886, ed. Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier (Paris: Les Indes savantes, 2008) pp. 470-471..

[2] Une carte qui indique Singapour se trouve dans la Lecture 17.

[3] Le "dies irae" fait partie de la messe grégorienne. Pour en entendre un exemple, cliquez ici. (Source: http://www.solesmes.com/sons/)

[4] Notez toujours les couleurs primaires et parfois violentes.

[5] Cette scène de la vente à la criée des biens de Sylvestre, quoique très réaliste, est aussi une continuation de la métaphore qui lie le jeune Breton à Jésus Christ. Voyez Matthieu 27:35, Marc 15:24, Luc 23:34, et Jean 19:23-24, où les quatre évangélistes racontent comment, après la crucifixion du Christ, on a partagé ses vêtements.

[6] "Un soigneux coup de balai fut donné après, afin de bien débarrasser ce pont si propre des poussières ou des débris de fil tombés de ce déballage."

Comparez ce passage à celui à la fin de la Lecture 17, où, après la mort des petits oiseaux venus du désert pendant leur traversée de la Mer Rouge, les matelots avec qui Sylvestre voyageaient "les poussaient au grand néant de la mer, à coups de balai" (17.18). Encore une fois, on débarasse le pont d'une navire à coups de balai d'objets associés avec Sylvestre.