ACTE V

la gazette de Cyrano :

quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les dames de la croix occupaient à Paris. superbes ombrages. à gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d'une petite place ovale. à droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire. tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d'une chapelle entrevue parmi les branches. à travers le double rideau d'arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d'autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel. la chapelle ouvre une petite porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis. c'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs. entre le banc de droite et l'arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d'écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée. au lever du rideau, des soeurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d'une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent.

ACTE V, SCENE 1

mère Marguerite, soeur Marthe, soeur Claire, les soeurs

Soeur Marthe, à mère Marguerite.
soeur Claire a regardé deux fois comment allait
sa cornette, devant la glace.

Mère Marguerite, à soeur Claire.
                                                  c' est très laid.

Soeur Claire
mais soeur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
ce matin : je l'ai vu.

Mère Marguerite, à soeur Marthe.
                                    c' est très vilain, soeur Marthe

Soeur Claire
un tout petit regard !

Soeur Marthe
                                      un tout petit pruneau !

Mère Marguerite
je le dirai, ce soir, à Monsieur Cyrano.

Soeur Claire, épouvantée.
non ! Il va se moquer !

Soeur Marthe
                                       il dira que les nonnes
sont très coquettes !

Soeur Claire
                                 très gourmandes !

Mère Marguerite, souriant.
                                                                 et très bonnes

Soeur Claire
n'est-ce pas, mère Marguerite de Jésus,
qu'il vient le samedi depuis dix ans ?

Mère Marguerite
                                                              et plus !
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans,
comme un grand oiseau noir parmi des oiseaux blancs !

Soeur Marthe
lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître,
sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.

Toutes Les Soeurs
il est si drôle ! -c'est amusant quand il vient !
-il nous taquine ! -il est gentil ! -nous l'aimons bien !
-nous fabriquons pour lui des pâtes d'angélique !

Soeur Marthe
mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique !

Soeur Claire
nous le convertirons.

Les Soeurs
                                   oui ! Oui !

Mère Marguerite
                                                       je vous défends
de l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !

Soeur Marthe
mais... Dieu ! ...

Mère Marguerite
                             rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.

Soeur Marthe
mais chaque samedi, quand il vient, d'un air fier,
il me dit en entrant : " ma soeur, j'ai fait gras, hier ! "

Mère Marguerite
ah ! Il vous dit cela ? ... eh bien ! La fois dernière
il n'avait pas mangé depuis deux jours.

Soeur Marthe
                                                                ma mère !

Mère Marguerite
il est pauvre.

Soeur Marthe
                      qui vous l'a dit ?

Mère Marguerite
                                                   Monsieur Le Bret.

Soeur Marthe
on ne le secourt pas ?

Mère Marguerite
                                    non, il se fâcherait.
-allons, il faut rentrer... Madame Madeleine,
avec un visiteur, dans le parc, se promène.

Soeur Marthe, bas à soeur Claire.
c'est le duc-maréchal de Grammont ?

Soeur Claire
                                                          oui, je crois.

Soeur Marthe
il n'était plus venu la voir depuis des mois !

Les Soeurs
il est très pris ! -la cour ! -les camps !

Soeur Claire
                                                             les soins du monde !

ACTE V, SCENE 2

Roxane, le duc de Grammont, ancien comte De Guiche, puis Le Bret et Ragueneau

Le Duc
et vous demeurerez ici, vainement blonde,
toujours en deuil ?

Roxane
                              toujours.

Le Duc
                                            aussi fidèle ?

Roxane
                                                                  aussi.

Le Duc
vous m'avez pardonné ?

Roxane
                                       puisque je suis ici.

Le Duc
vraiment c'était un être ? ...

Roxane
                                           il fallait le connaître !

Le Duc
ah ! Il fallait ? ... je l'ai trop peu connu, peut-être.
... et son dernier billet, sur votre coeur, toujours ?

Roxane
comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.

Le Duc
même mort, vous l'aimez ?

Roxane
                                           quelquefois il me semble
qu'il n'est mort qu'à demi, que nos coeurs sont ensemble,
et que son amour flotte, autour de moi, vivant !

Le Duc
est-ce que Cyrano vient vous voir ?

Roxane
                                                        oui, souvent.
-ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
on place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends
en brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends
-car je ne tourne plus même le front ! -sa canne
descendre le perron ; il s'assied ; il ricane
de ma tapisserie éternelle ; il me fait
la chronique de la semaine, et... tiens, Le Bret !
(Le Bret descend.)
comment va notre ami ?

Le Bret
                                      mal.

Le Duc
                                               oh !

Roxane
                                                         il exagère !

Le Bret
tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère ! ...
ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
les faux braves, les plagiaires, -tout le monde !

Roxane
mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.

Le Duc
                                                       qui sait ?

Le Bret
ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
la solitude, la famine, c'est décembre
entrant à pas de loup dans son obscure chambre :
voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
-il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.

Le Duc
ah ! Celui-là n'est pas parvenu ! -c'est égal,
ne le plaignez pas trop.

Le Bret
                                    monsieur le maréchal ! ...

Le Duc
ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
libre dans sa pensée autant que dans ses actes.

Le Bret
monsieur le duc ! ...

Le Duc
                               je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien...
mais je lui serrerais bien volontiers la main.
adieu.

Roxane
             je vous conduis.

Le Duc
                                        oui, parfois, je l'envie.
-voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
on sent, -n'ayant rien fait, mon dieu, de vraiment mal ! -
mille petits dégoûts de soi, dont le total
ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
pendant que des grandeurs on monte les degrés,
un bruit d'illusions sèches et de regrets,
comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.

Roxane
vous voilà bien rêveur ? ...

Le Duc
                                          eh ! Oui ! Monsieur Le Bret !
(à Roxane.)
vous permettez ? Un mot.
(il va à Le Bret, et à mi-voix.)
                                        c' est vrai : nul n'oserait
attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ;
et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la reine :
" ce Cyrano pourrait mourir d'un accident. "

Le Bret
ah ?

Le Duc
           oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent.

Le Bret
                                                                         prudent !
Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais ! ...

Roxane, à une soeur
                                                                  qu' est-ce ?

La Soeur
Ragueneau veut vous voir, madame.

Roxane
                                                        qu' on le laisse
entrer.
(au duc et à Le Bret.)
            il vient crier misère. étant un jour
parti pour être auteur, il devint tour à tour
chantre...

Le Bret
                étuviste...

Roxane
                                acteur...

Le Bret
                                              bedeau...

Roxane
                                                            perruquier...

Le Bret
                                                                                   maître
de théorbe...

Roxane
                      aujourd' hui que pourra-t-il bien être ?

Ragueneau
ah ! Madame !
(il aperçoit Le Bret.)
                         monsieur !

Roxane
                                              racontez vos malheurs
à Le Bret. Je reviens.

Ragueneau
                                     mais, madame...

ACTE V, SCENE 3

Le Bret, Ragueneau

Ragueneau
                                                                  d' ailleurs,
puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore !
-j'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore
à vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,
qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
de la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre
sous laquelle il passait - est-ce un hasard ? ... peut-être ! -
un laquais laisse choir une pièce de bois.

Le Bret
les lâches ! ... Cyrano !

Ragueneau
                                      j' arrive et je le vois...

Le Bret
c'est affreux !

Ragueneau
notre ami, monsieur, notre poète,
je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !

Le Bret
il est mort ?

Ragueneau
                    non ! Mais... dieu ! Je l'ai porté chez lui,
dans sa chambre... ah ! Sa chambre ! Il faut voir ce réduit !

Le Bret
il souffre ?

Ragueneau
non, monsieur, il est sans connaissance.

Le Bret
un médecin ?

Ragueneau
                      il en vint un par complaisance.

Le Bret
mon pauvre Cyrano ! -ne disons pas cela
tout d'un coup à Roxane ! -et ce docteur ?

Ragueneau
                                                                    il a
parlé - je ne sais plus - de fièvre, de méninges ! ...
ah ! Si vous le voyiez - la tête dans des linges ! ...
courons vite ! -il n'y a personne à son chevet ! -
c'est qu'il pourrait mourir, monsieur, s'il se levait !

Le Bret
passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle !

Roxane
Monsieur Le Bret !
                               Le Bret s'en va quand on l'appelle ?
C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !

ACTE V, SCENE 4

Roxane seule, puis deux soeurs, un instant.

Roxane
ah ! Que ce dernier jour de septembre est donc beau !
Ma tristesse sourit. Elle qu'avril offusque,
se laisse décider par l'automne, moins brusque.
ah ! Voici le fauteuil classique où vient s'asseoir
mon vieil ami !

Soeur Marthe
                         mais c'est le meilleur du parloir !

Roxane
merci, ma soeur.
(les soeurs s'éloignent.)
                            il va venir. là... l'heure sonne.
-mes écheveaux ! -l'heure a sonné ? Ceci m'étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La soeur tourière doit - mon dé ? ... là, je le vois ! -
l'exhorter à la pénitence. elle l'exhorte !
-il ne peut plus tarder. -tiens ! Une feuille morte ! -
d'ailleurs, rien ne pourrait - mes ciseaux ? ... dans mon sac ! -
l'empêcher de venir !

Une Soeur, paraissant sur le perron.
                                      Monsieur De Bergerac.

ACTE V, SCENE 5

Roxane, Cyrano et, un moment, soeur Marthe

Roxane, sans se retourner.
qu'est-ce que je disais ? ... ah ! Ces teintes fanées...
comment les rassortir ?
(à Cyrano)
                                     depuis quatorze années,
pour la première fois, en retard !

Cyrano
                                                    oui, c'est fou !
J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou ! ...

Roxane
par ? ...

Cyrano
               par une visite assez inopportune.

Roxane
ah ! Oui ! Quelque fâcheux ?

Cyrano
                                               cousine, c'était une
fâcheuse.

Roxane
                 vous l'avez renvoyée ?

Cyrano
                                                      oui, j'ai dit :
excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi,
jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
rien ne m'y fait manquer : repassez dans une heure !

Roxane
eh bien ! Cette personne attendra pour vous voir :
je ne vous laisse pas partir avant ce soir.

Cyrano
peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.

Roxane
vous ne taquinez pas soeur Marthe ?

Cyrano, vivement, ouvrant les yeux.
                                                         si !
(avec une grosse voix comique.)
                                                               soeur Marthe !
Approchez ! ha ! Ha ! Ha ! Beaux yeux toujours baissés !

Soeur Marthe
mais...
(elle voit sa figure et fait un geste d'étonnement.)
            oh !

Cyrano, bas
                    chut ! Ce n'est rien ! -
(Haut.)
                                                        hier, j'ai fait gras.

Soeur Marthe
                                                                                    je sais.
(à part.)
c'est pour cela qu'il est si pâle !
(vite et bas.)
                                                    au réfectoire
vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire
un grand bol de bouillon... vous viendrez ?

Cyrano
                                                                  oui, oui, oui.

Soeur Marthe
ah ! Vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui !

Roxane
elle essaye de vous convertir ?

Soeur Marthe
                                                je m'en garde !

Cyrano
tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
vous ne me prêchez pas ? C'est étonnant, ceci ! ...
sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets... ah ! La chose est nouvelle ? ...
de... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.

Roxane
oh ! Oh !

Cyrano
                 soeur Marthe est dans la stupéfaction !

Soeur Marthe
je n'ai pas attendu votre permission.
(elle rentre.)

Cyrano
du diable si je peux jamais, tapisserie,
voir ta fin !

Roxane
                   j' attendais cette plaisanterie.

Cyrano
les feuilles !

Roxane
                    elles sont d'un blond vénitien.
Regardez-les tomber.

Cyrano
                                  comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
comme elles savent mettre une beauté dernière,
et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
veulent que cette chute ait la grâce d'un vol !

Roxane
mélancolique, vous ?

Cyrano
                                   mais, pas du tout, Roxane !

Roxane
allons, laissez tomber les feuilles de platane...
et racontez un peu ce qu'il y a de neuf.
Ma gazette ?

Cyrano
                       voici !

Roxane
                                   ah !

Cyrano
                                            samedi, dix-neuf :
ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
le roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette,
son mal fut condamné pour lèse-majesté,
et cet auguste pouls n'a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'autrichien ;
on a pendu quatre sorciers ; le petit chien
de Madame D'Athis a dû prendre un clystère...

Roxane
Monsieur De Bergerac, voulez-vous bien vous taire !

Cyrano
lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant.

Roxane
                                                                  oh !

Cyrano
mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque :
non ! Jeudi : Mancini, reine de France, -ou presque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : oui ;
et samedi, vingt-six...

Roxane
                                  il est évanoui ?
Cyrano !

Cyrano
                qu' est-ce ? ... quoi ? ... non ! Non ! Je vous assure,
ce n'est rien. Laissez-moi !

Roxane
                                            pourtant...

Cyrano
                                                              c' est ma blessure
d'Arras... qui... quelquefois... vous savez...

Roxane
                                                                     pauvre ami !

Cyrano
mais ce n'est rien. Cela va finir. c'est fini.

Roxane
chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
(elle met la main sur sa poitrine.)
elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
où l'on peut voir encor des larmes et du sang !

Cyrano
sa lettre ! ... n'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être,
vous me la feriez lire ?

Roxane
                                    ah ! Vous voulez ? ... sa lettre ?

Cyrano
oui... je veux... aujourd'hui...

Roxane
                                              tenez !

Cyrano
                                                         je peux ouvrir ?

Roxane
ouvrez... lisez ! ...

Cyrano, lisant.
                          " Roxane, adieu, je vais mourir ! ... "

Roxane
tout haut ?

Cyrano, lisant.
                  " c'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
" j'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée,
" et je meurs ! Jamais plus, jamais mes yeux grisés,
" mes regards dont c'était... "

Roxane
                                              comme vous la lisez,
sa lettre !

Cyrano
                 " ... dont c'était les frémissantes fêtes,
" ne baiseront au vol les gestes que vous faites ;
" j'en revois un petit qui vous est familier
" pour toucher votre front, et je voudrais crier... "

Roxane
comme vous la lisez, cette lettre !

Cyrano
                                                     et je crie :
" adieu ! ... "

Roxane
                    vous la lisez...

Cyrano
                                           " ma chère, ma chérie,
" mon trésor... "

Roxane
                           d' une voix...

Cyrano
                                                " mon amour ! ... "

Roxane
                                                                              d' une voix...
mais... que je n'entends pas pour la première fois !

Cyrano
" mon coeur ne vous quitta jamais une seconde,
" et je suis et serai jusque dans l'autre monde
" celui qui vous aima sans mesure, celui... "

Roxane
comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
d'être le vieil ami qui vient pour être drôle !

Cyrano
Roxane !

Roxane
                c' était vous.

Cyrano
                                      non, non, Roxane, non !

Roxane
j'aurais dû deviner quand il disait mon nom !

Cyrano
non ! Ce n'était pas moi !

Roxane
                                          c' était vous !

Cyrano
                                                                je vous jure...

Roxane
j'aperçois toute la généreuse imposture :
les lettres, c'était vous...

Cyrano
                                        non !

Roxane
                                                  les mots chers et fous,
c'était vous...

Cyrano
                       non !

Roxane
                                 la voix dans la nuit, c'était vous !

Cyrano
je vous jure que non !

Roxane
                                    l' âme, c'était la vôtre !

Cyrano
je ne vous aimais pas.

Roxane
                                   vous m'aimiez !

Cyrano
                                                              c' était l'autre !

Roxane
vous m'aimiez !

Cyrano
                          non !

Roxane
                                   déjà vous le dites plus bas !

Cyrano
non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !

Roxane
ah ! Que de choses qui sont mortes... qui sont nées !
-pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien,
ces pleurs étaient de vous ?

Cyrano
                                              ce sang était le sien.

Roxane
alors pourquoi laisser ce sublime silence,
se briser aujourd'hui ?

Cyrano
                                     pourquoi ? ...

ACTE V, SCENE 6

les mêmes, Le Bret et Ragueneau

Le Bret
                                                             quelle imprudence !
Ah ! J'en étais bien sûr ! Il est là !

Cyrano
                                                     tiens, parbleu !

Le Bret
il s'est tué, madame, en se levant !

Roxane
                                                      grand dieu !
Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ? ... cette ? ...

Cyrano
c'est vrai ! Je n'avais pas terminé ma gazette :
... et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur De Bergerac est mort assassiné.

Roxane
que dit-il ? -Cyrano ! -sa tête enveloppée ! ...
ah ! Que vous a-t-on fait ? Pourquoi ? ...

Cyrano
                                                                " d'un coup d'épée,
frappé par un héros, tomber la pointe au coeur ! " ...
-oui, je disais cela ! ... le destin est railleur ! ...
et voilà que je suis tué, dans une embûche,
par derrière, par un laquais, d'un coup de bûche !
C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.

Ragueneau
ah ! Monsieur ! ...

Cyrano
                             Ragueneau, ne pleure pas si fort ! ...
qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?

Ragueneau
je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière.

Cyrano
Molière !

Ragueneau
                 mais je veux le quitter, dès demain ;
oui, je suis indigné ! ... hier, on jouait Scapin,
et j'ai vu qu'il vous a pris une scène !

Le Bret
                                                            entière !

Ragueneau
oui, monsieur, le fameux : " que diable allait-il faire ? ... "

Le Bret
Molière te l'a pris !

Cyrano
                                chut ! Chut ! Il a bien fait ! ...
la scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?

Ragueneau
ah ! Monsieur, on riait ! On riait !

Cyrano
                                                     oui, ma vie
ce fut d'être celui qui souffle, -et qu'on oublie !
(à Roxane.)
vous souvient-il du soir où Christian vous parla
sous le balcon ? Eh bien ! Toute ma vie est là :
pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
d'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !
(à ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit passer au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l' office.)
qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne !

Roxane
ma soeur ! Ma soeur !

Cyrano
                                    non ! Non ! N'allez chercher personne :
quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
(les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend l'orgue.)
il me manquait un peu d'harmonie... en voilà.

Roxane
je vous aime, vivez !

Cyrano
                                 non ! Car c'est dans le conte
que lorsqu'on dit : je t'aime ! Au prince plein de honte,
il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil...
mais tu t'apercevrais que je reste pareil.

Roxane
J'ai fait votre malheur ! Moi ! Moi !

Cyrano
                                                         vous ? ... au contraire !
J'ignorais la douceur féminine. Ma mère
ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de soeur.
Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur.
Je vous dois d'avoir eu tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

Le Bret, lui montrant le clair de lune qui descend à travers les branches.
ton autre amie est là, qui vient te voir !

Cyrano
                                                            je vois.

Roxane
je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois !

Cyrano
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine...

Roxane
que dites-vous ?

Cyrano
                           mais oui, c'est là, je vous le dis,
que l'on va m'envoyer faire mon paradis.
Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,
et je retrouverai Socrate et Galilée !

Le Bret
non ! Non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop
injuste ! Un tel poète ! Un coeur si grand, si haut !
Mourir ainsi ! ... mourir ! ...

Cyrano
                                           voilà Le Bret qui grogne !

Le Bret
mon cher ami...

Cyrano, se soulevant, l'oeil égaré.
                          ce sont les cadets de Gascogne...
-la masse élémentaire... eh ! Oui ! ... voilà le hic...

Le Bret
sa science... dans son délire !

Cyrano
                                              Copernic
a dit...

Roxane
            oh !

Cyrano
                    mais aussi que diable allait-il faire
mais que diable allait-il faire en cette galère ? .
Philosophe, physicien,
rimeur, bretteur, musicien,
et voyageur aérien,
grand riposteur du tac au tac,
amant aussi - pas pour son bien ! -
ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano De Bergerac
qui fut tout, et qui ne fut rien.
... mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre :
vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
(à Roxane)
je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.

Roxane
je vous jure ! ...

Cyrano, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement.
                         pas là ! Non ! Pas dans ce fauteuil !
-ne me soutenez pas ! -personne !
(il va s'adosser à l'arbre.)

                                                      rien que l'arbre !
elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
-ganté de plomb ! oh ! Mais ! ... puisqu'elle est en chemin,
je l'attendrai debout, et l'épée à la main !

Le Bret
Cyrano !

Roxane
                 Cyrano !

Cyrano
                                je crois qu'elle regarde...
qu'elle ose regarder mon nez, cette camarde !
que dites-vous ? ... c'est inutile ? ... je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! Non ! C'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
-qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ? -vous êtes mille ?
Ah ! Je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le mensonge ?
(il frappe de son épée le vide.)
                         tiens, tiens ! -ha ! Ha ! Les compromis,
les préjugés, les lâchetés ! ...
(il frappe.)
                                            que je pactise ?
Jamais, jamais ! -ah ! Te voilà, toi, la sottise !
-je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
n'importe : je me bats ! Je me bats ! Je me bats !
oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
mon salut balaiera largement le seuil bleu,
quelque chose que sans un pli, sans une tache,
j'emporte malgré vous,
(il s'élance l'épée haute)
                                     et c'est...
(l'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)

Roxane
                                                      c' est ? ...

Cyrano
                                                                          mon panache.