Combray: Lecture 6

      Quelquefois j'étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l'après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant: "Les voilà, les voilà!" pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. C'était les jours où, pour des manoeuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques assis en rang sur des chaises en dehors de la grille regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d'eux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de l'avenue de la Gare avait aperçu l'éclat des casques.

      Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.

      -- Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes. Pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré. Rien que d'y penser j'en suis choquée, ajoutait-elle en mettant la main sur son coeur, là où elle avait reçu ce choc.

      -- C'est beau, n'est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier pour la faire "monter".

5      Il n'avait pas parlé en vain:

      -- De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu'il faut tenir, si ce n'est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas! mon Dieu! C'est pourtant vrai qu'ils n'y tiennent pas! Je les ai vus en 70 [1]. Ils n'ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres. C'est ni plus ni moins des fous. Et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre. Ce n'est pas des hommes, c'est des lions. (Pour Françoise la comparaison d'un homme à un lion, qu'elle prononçait li-on, n'avait rien de flatteur.)

      La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu'on pût voir venir de loin, et c'était par cette fente entre les deux maisons de l'avenue de la Gare qu'on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s'il y en avait encore beaucoup, à passer, et il avait soif car le soleil tapait.

      Alors tout d'un coup sa fille s'élançait comme d'une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l'angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle qu'ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:

      -- Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier. La révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n'y a que ceux qui veulent partir qui y vont.

10      -- Ah! oui, au moins je comprends cela, c'est plus franc.

      Le jardinier croyait qu'à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.

      -- Pardi, pour pas qu'on se sauve, disait Françoise.

      Et le jardinier: "Ah! ils sont malins", car il n'admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l'État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n'est pas une seule personne qui n'eût filé.

      Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante. Je retournais à mon livre. Les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la poussière et l'émotion qu'avaient soulevées les soldats.

15      Longtemps après que l'accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n'était pas l'habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant, festonnaient le seuil d'un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu'elle s'est éloignée.

      Sauf ces jours-là, je pouvais d'habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l'interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j'étais en train de faire du livre d'un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d'une cathédrale gothique, que se détacha désormais l'image d'une des femmes dont je rêvais.

[Bloch]

      J'avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j'avais une grande admiration, Bloch. En m'entendant lui avouer mon admiration pour "la Nuit d'Octobre" [2], il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m'avait dit:

      --Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C'est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, d'ailleurs, que lui et même le nommé Racine ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C'est: "La blanche Oloossone et la blanche Camyre " et "La fille de Minos et de Pasiphaé " [3]. Ils m'ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le Père Leconte, agréable aux Dieux immortels. [4]

      "A propos voici un livre que je n'ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m'a-t-on dit, l'auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils. Et bien qu'il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit "Bhagavat" et le "Lévrier de Magnus" [Leconte de Lisle] a dit vrai, par Apollon, tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l'Olympos.

20      C'est sur un ton sarcastique qu'il m'avait demandé de l'appeler "cher maître" et qu'il m'appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l'âge où on croit qu'on crée ce qu'on nomme.

      Malheureusement, je ne pus pas apaiser, en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il m'avait jeté quand il m'avait dit que les beaux vers (à moi qui n'attendais d'eux rien de moins que la révélation de la vérité [cf 5.74-75]) étaient d'autant plus beaux qu'ils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison.

      Il y avait d'abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu'avec les autres et que je l'amenais chez nous, c'était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe -- même son ami Swann était d'origine juive -- s'il n'avait trouvé que ce n'était pas d'habitude parmi les meilleurs que je le choisissais.

      Aussi quand j'amenais un nouvel ami il était bien rare qu'il ne fredonnât pas: "O Dieu de nos Pères" de la Juive ou bien "Israël, romps ta chaîne", ne chantant que l'air naturellement (Ti la lam ta lam, talim) [5], mais j'avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.

      Avant de les avoir vus, rien qu'en entendant leur nom qui, bien souvent, n'avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l'origine juive de ceux de mes amis qui l'étaient en effet, mais même ce qu'il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.

25      -- Et comment s'appelle-t-il ton ami qui vient ce soir?

      -- Dumont, grand-père.

      -- Dumont! Oh! je me méfie.

      Et il chantait:

      Archers, faites bonne garde!
      Veillez sans trêve et sans bruit .


30      Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s'écriait: "A la garde! A la garde!" Ou si c'était le patient lui-même, déjà arrivé, qu'il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors, pour nous montrer qu'il n'avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement:

      De ce timide Israélite
      Quoi, vous guidez ici les pas!


      ou:

      Champs paternels, Hébron, douce vallée. [6]

      ou encore:

35      Oui, je suis de la race élue.

      Ces petites manies de mon grand-père n'impliquaient aucun sentiment malveillant à l'endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d'autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père, qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt:

      -- Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc? Est-ce qu'il a plu? Je n'y comprends rien, le baromètre était excellent.

      Il n'en avait tiré que cette réponse:

      -- Monsieur, je ne puis absolument vous dire s'il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.

40      -- Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m'avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment! Il ne peut même pas me dire le temps qu'il fait! Mais il n'y a rien de plus intéressant! C'est un imbécile.

      Puis Bloch avait déplu à ma grand'mère parce que, après le déjeuner, comme elle disait qu'elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.

      -- Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu'il ne me connaît pas. Ou bien alors il est fou.

      Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s'excuser il avait dit:

      -- Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l'atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l'usage de la pipe d'opium et du kriss malais, mais j'ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d'ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.

45      Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour moi. Ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand'mère n'étaient pas feintes. Mais ils savaient d'instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d'empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l'exécution d'une oeuvre, l'observance d'un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles.

      Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne m'enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu'ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n'étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l'amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.

      Nos torts même font difficilement départir de ce qu'elles nous doivent ces natures dont ma grand'tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c'était sa plus proche parente et que cela "se devait".

      Mais j'aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir. Les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n'auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l'aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m'apprendre -- nouvelle qui plus tard eut beaucoup d'influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse -- que toutes les femmes ne pensaient qu'à l'amour et qu'il n'y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m'avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand'tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue.

      Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents [cf. 5.48, l'histoire de l'oncle Adolphe]. On le mit à la porte quand il revint. Et quand je l'abordai, ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.

[Bergotte]

 50     Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.

      Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera mais qu'on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m'apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de l'amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré.

      Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu'il aimait employer à certains moments où un flot caché d'harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style. Et c'était aussi à ces moments-là qu'il se mettait à parler du "vain songe de la vie", de "l'inépuisable torrent des belles apparences", du "tourment stérile et délicieux de comprendre et d'aimer", des "émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales", qu'il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c'était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s'élevait alors et à l'accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime.

      Un de ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j'eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que j'avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d'où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés.

      C'est que, reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m'en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n'eus plus l'impression d'être en présence d'un morceau particulier d'un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du "morceau idéal" de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui auraient donné une sorte d'épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.

55      Je n'étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte. Il était aussi l'écrivain préféré d'une amie de ma mère qui était très lettrée. Enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades. Et ce fut de son cabinet de consultation, et d'un parc voisin de Combray, que s'envolèrent quelques-unes des premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd'hui universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur idéale et commune.

      Ce que l'amie de ma mère et, paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte, c'était, comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier.

Encore une fois, c'est le style qui compte ici ("la place où il les mettait en lumière") et non pas le sujet.

Le Gros: Napoléon à Jaffa    Monet: Nymphéas

    

 

Enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque.

      Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, s'il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d'une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu'on n'aurait pu indiquer d'une manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par coeur. J'étais déçu quand il reprenait le fil de son récit.

      Chaque fois qu'il parlait de quelque chose dont la beauté m'était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d'Athalie [7] ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu'à moi.

      Aussi sentant combien il y avait de parties de l'univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s'il ne les rapprochait de moi, j'aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j'aurais l'occasion de voir moi-même. Et entre celles-là, particulièrement sur d'anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que l'insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu'il les tenait pour riches de signification et de beauté.

60      Malheureusement sur presque toutes choses j'ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu'elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu'elle descendait d'un monde inconnu vers lequel je cherchais à m'élever. Persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j'avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m'arriva d'en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j'avais déjà eue moi-même, mon coeur se gonflait comme si un dieu dans sa bonté me l'avait rendue, l'avait déclarée légitime et belle.

      Il arrivait parfois qu'une page de lui disait les mêmes choses que j'écrivais souvent la nuit à ma grand'mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l'air d'un recueil d'épigraphes pour être placées en tète de mes lettres.

      Même plus tard quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j'en retrouvai l'équivalent dans Bergotte. Mais ce n'était qu'alors, quand je les lisais dans son oeuvre, que je pouvais en jouir. Quand c'était moi qui les composais, préoccupé qu'elles reflétassent exactement ce que j'apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas "faire ressemblant", j'avais bien le temps de me demander si ce que j'écrivais était agréable!

      Mais en réalité il n'y avait que ce genre de phrases, ce genre d'idées que j'aimais vraiment.

      Mes efforts inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d'amour, d'amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d'un coup je trouvais de telles phrases dans l'oeuvre d'un autre, c'est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j'avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n'a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps d'être gourmand.

65      Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d'une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et le solennel langage de l'écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j'avais souvent faite à ma grand'mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu'il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu'étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j'avais eu l'occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j'eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu'il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n'étaient pas aussi séparés que j'avais cru, qu'ils coïncidaient même sur certains points. Et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l'écrivain comme dans les bras d'un père retrouvé.

      D'après ses livres j'imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s'était jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus dolce, plus lento peut-être qu'elle n'était écrite, et la phrase la plus simple s'adressait à moi avec une intonation attendrie.

      Plus que tout j'aimais sa philosophie, je m'étais dansé à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d'arriver à l'âge où j'entrerais au collège, dans la classé appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu'on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte. Et si l'on m'avait dit que les métaphysiciens auxquels je m'attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j'aurais ressenti le désespoir d'un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu'il aura plus tard.

      Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.

      -- Qu'est-ce que vous lisez? On peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages?

70      Je lui dis que c'était Bloch.

      -- Ah! oui, ce garçon que j'ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini.

Gentile Bellini (1429-1507): Maometto II (Londres: National Gallery)

(Source: http://www.marcelproust.it/imagp/Bellini_Maometto.jpg)

      "Oh! c'est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tous cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit.

      En voyant combien j'avais l'air d'admirer Bergotte, Swann, qui ne parlait jamais des gens qu'il connaissait, fit, par bonté, une exception et me dit:

      -- Je le connais beaucoup. Si cela pouvait vous faire plaisir qu'il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander.

75      Je n'osai pas accepter, mais posai à Swann des questions sur Bergotte.

      --Est-ce que vous pourriez me dire quel est l'acteur qu'il préfère?

      -- L'acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu'il n'égale aucun artiste homme à la Berma qu'il met au-dessus de tout. L'avez-vous entendue?

      -- Non Monsieur, mes parents ne me permettent pas d'aller au théâtre.

      -- C'est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans le Cid [8], ce n'est qu'une actrice si vous voulez. Mais vous savez, je ne crois pas beaucoup à la "hiérarchie!" des arts.

80      Et je remarquai, comme cela m'avait souvent frappé dans ses conversations avec les soeurs de ma grand'mère, que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de l'isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s'il l'avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte et dire "la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules"[cf. 1.82]. Mais alors, si c'était un ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie? Un instant après il ajouta:

      --Cela vous donnera une vision aussi noble que n'importe quel chef-d'oeuvre, je ne sais pas moi... que -- et il se mit à rire -- "les Reines de Chartres!"

      Jusque-là cette horreur d'exprimer sérieusement son opinion m'avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s'opposait au dogmatisme provincial des soeurs de ma grand'mère. Et je soupçonnais aussi que c'était une des formes de l'esprit dans la coterie où vivait Swann et où, par réaction sur le lyrisme des générations antérieures, on réhabilitait à l'excès les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les "phrases".

      Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l'air de ne pas oser avoir une opinion et de n'être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis.

      Mais il ne se rendait donc pas compte que c'était professer l'opinion, postuler que l'exactitude de ces détails avait de l'importance. Je repensai alors à ce dîner où j'étais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n'avaient aucune importance [cf. 2.47]. Mais c'était pourtant à ce genre de plaisirs qu'il employait sa vie.

85      Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu'il pensait des choses, de formuler des jugements qu'il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu'elles sont ridicules?

      Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs de l'écrivain, à l'amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte: "C'est un charmant esprit, si particulier. Il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n'a pas besoin de voir la signature. On reconnaît tout de suite que c'est de lui".

      Mais aucun n'aurait été jusqu'à dire: "C'est un grand écrivain, il a un grand talent." Ils ne disaient même pas qu'il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu'ils ne le savaient pas.

      Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d'un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de "grand talent" dans notre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle, nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force. Et puis un jour nous nous rendons compte que c'est justement tout cela le talent.

      -- Est-ce qu'il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma? demandai-je à M. Swann.

90      -- Je crois dans sa petite plaquette sur Racine mais elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m'informerai. Je peux d'ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez. Il n'y a pas de semaine dans l'année où il ne dîne à la maison. C'est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.

      Comme je n'avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis longtemps l'impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettai que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j'avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire non à son mari, mais à M. de Charlus. Et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu'on m'avait dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et charmant.

      Mais quand j'eus appris ce jour-là que Mlle Swann était un être d'une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s'il y avait quelqu'un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d'or qui n'était pour elle qu'un vieil ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu'était pour moi la conversation de ma grand'tante, c'étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets qu'il n'avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j'aurais voulu l'écouter rendre ses oracles; et qu'enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d'elle, inconnu et glorieux, comme les dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis, en même temps que le prix d'un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant. Et j'éprouvai si vivement la douceur et l'impossibilité qu'il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir.

      Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d'une cathédrale, m'expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de l'Ile-de-France et des plaines de la Normandie, faisait refluer ses reflets sur l'image que je me formais de Mlle Swann [cf. 5.85]. C'était être tout prêt à l'aimer.

      Que nous croyions qu'un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c'est, de tout ce qu'exige l'amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l'émanation d'une vie spéciale. C'est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers. L'uniforme les rend moins difficiles pour le visage. Elles croient baiser sous la cuirasse un coeur différent, aventureux et doux. Et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu'il visite, n'a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.

[Tante Léonie et Françoise]

95      Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand'tante n'aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s'occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m'aurait dit "Comment? Tu t'amuses encore à lire? Ce n'est pourtant pas dimanche" en donnant au mot amusement le sens d'enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en attendant l'heure d'Eulalie. Elle lui annonçait qu'elle venait de voir passer Mme Goupil "sans parapluie, avec la robe de soie qu'elle s'est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer".

      -- Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non), disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d'une alternative plus favorable.

      -- Tiens, disait ma tante en se frappant le front. Cela me fait penser que je n'ai point su si elle était arrivée à l'église après l'élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie... Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises. Bien sûr que la journée ne se passera pas sans pluie. Ce n'était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l'orage n'aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l'esprit de qui le désir de hâter la descente de l'eau de Vichy l'emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.

      -- Peut-être peut-être.

      -- Et c'est que, quand il pleut sur la place, il n'y a pas grand abri. Comment, trois heures? s'écriait tout à coup ma tante en pâlissant. Mais alors les vêpres sont commencées. J'ai oublié ma pepsine! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l'estomac.

100      Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d'or, et d'où, dans sa hâte, elle laissait s'échapper de ces images, bordées d'un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes, commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l'intelligence lui était légèrement obscurcie par l'incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l'eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. "Trois heures, c'est incroyable ce que le temps passe!"

      Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût laissés tomber d'une fenêtre au-dessus. Puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle: c'était la pluie.

      -- Eh bien! Françoise, qu'est-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais je crois que j'ai entendu le grelot de la porte du jardin. Allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil.

      Françoise revenait.

      -- C'est Mme Amédée (ma grand'mère) qui a dit qu'elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.

105      -- Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. J'ai toujours dit qu'elle n'avait point l'esprit fait comme tout le monde. J'aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.

      -- Mme Amédée, c'est toujours tout l'extrême des autres, disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les autres domestiques de dire qu'elle croyait ma grand'mère un peu "piquée".

      -- Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante. Ce sera le temps qui lui aura fait peur.

      -- Mais il n'est pas cinq heures, madame Octave. Il n'est que quatre heures et demie.

      -- Que quatre heures et demie? Et j'ai été obligée de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À quatre heures et demie! Huit jours avant les Rogations! [9] Ah! ma pauvre Françoise! Il faut que le bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d'aujourd'hui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieu et il se venge.

Observations

[1] La Guerre franco-prussienne avait lieu en 1870.

[2] "La Nuit d'Octobre", un poème d'Alfred de Musset.

[3] Des vers de "La nuit de mai", de Musset, et de Phèdre (Acte I), de Jean Racine.

[4] Leconte de Lisle, poète français de la fin du XIX siècle et auteur des poèmes "Bhagavat" (Poèmes antiques) et "Le lévrier de Magnus" (Poèmes tragiques).

[5] "O Dieu de nos pères" est de l'opéra La juive (1835) de Fromenthal Halévy, "Israël, romps ta chaîne" de Samson et Dalila (1877) de Camille Saint-Saëns.

[6] De Joseph (1807), opéra de Etienne Méhul.

[7] Athalie est une autre pièce de Jean Racine.

[8] Le Cid, pièce de Pierre Corneille.

[9] Rogations: "Cérémonies qui se déroulent pendant les trois jours précédant l'Ascension [quarante jours après Pâques], et qui ont pour but d'attirer les bénédictions divines sur les récoltes et les travaux des champs. (Petit Robert)

Révision de la lecture

1. Qui conseille Bergotte à Marcel, et pourquoi?
2. Pourquoi ne réinvite-t-on pas Bloch à la maison?
3. Qu'est-ce que Marcel admire dans l'oeuvre de Bergotte?
4. Qu'est-ce qu'il veut de Bergotte?
5. Qu'est-ce qui choque Marcel chez Swann?
6. Pourquoi des lecteurs ont-il de la difficulté à reconnaître le talent chez un écrivain contemporain?
7. Pourquoi Marcel admire-t-il Mlle Swann?
8. Comment sa grand'tante voit-elle la lecture?