Combray: Lecture 7

[La visite du curé]

      Une vive rougeur animait les joues de ma tante. C'était Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d'être introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l'unisson de la joie qu'elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré l'emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:

      -- M. le Curé serait enchanté, ravi, si Mme Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas. J'y ai dit d'entrer dans la salle.

      En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le supposait Françoise. Et l'air de jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu'elle avait à l'annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s'il n'entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d'étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l'église (il avait même l'intention d'écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d'ailleurs toujours les mêmes.

      Mais quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d'Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé profiter d'Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n'osait pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s'en aller en même temps que lui, qu'elle la garderait un peu seule quand il serait parti.

5      -- Monsieur le Curé, qu'est-ce que l'on me disait, qu'il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail? Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler d'une chose pareille! Qu'est-ce que le monde aujourd'hui va donc chercher! Et ce qu'il y a de plus vilain dans l'église!

      -- Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est ce qu'il y a de plus vilain. Car il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d'être visitées. Il y en a d'autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu'on n'ait même pas restaurée. Mon Dieu, le porche est sale et antique [vs. 4.40], mais enfin d'un caractère majestueux. Passe même pour les tapisseries d'Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous [vs. 4.46], mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d'ailleurs, qu'à côté de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d'autres qui témoignent d'un véritable esprit d'observation.

      "Mais qu'on ne vienne pas me parler des vitraux! Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d'une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n'y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu'on se refuse à me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens contes de Brabant? [vs. 4.41] Les ancêtres directs du Duc de Guermantes d'aujourd'hui et aussi de la Duchesse, puisqu'elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin.

      (Ma grand'mère, qui à force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu'on prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis [cf. 2.1]. Tout le monde éclatait de rire. Elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire-part: "Il me semblait me rappeler qu'il y avait du Guermantes là-dedans." Et pour une fois j'étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu'il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.)

      "Voyez Roussainville, ce n'est plus aujourd'hui qu'une paroisse de fermiers, quoique dans l'antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce des chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l'étymologie de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa), comme Châteauroux (Castrum Radulfi), mais je vous parlerai de cela une autre fois.) Eh bien! l'église a des vitraux superbes; presque tous modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe [1] à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres.

La verrière de Chartres

(Source: http://perso.wanadoo.fr/revue.shakti/chartr17.jpg)

10      "Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d'un plus beau travail. 'Mais', comme je le lui disais à cet artiste qui semble du reste très poli, qui est, paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, 'que lui trouvez-vous donc d'extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres?'

      -- Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, dit mollement ma tante qui commençait à penser qu'elle allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.

      -- Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c'est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvant qu'elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant l'absolution de saint Hilaire.

      -- Mais je ne vois pas où est saint Hilaire?

      -- Mais si, dans le coin du vitrail, vous n'avez jamais remarqué une dame en robe jaune? Eh bien! c'est saint Hilaire qu'on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces, saint Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu'elle est devenue en Bourgogne? Saint Éloi tout simplement. Elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu'après votre mort on fasse de vous un homme?

15      -- Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.

      -- Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l'Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d'une jeunesse à qui la discipline a manqué, dès que la figure d'un particulier ne lui revenait pas dans une ville, y faisait massacrer jusqu'au dernier habitant.

      "Gilbert, voulant se venger de Charles, fit brûler l'église de Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu'il avait près d'ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de saint Hilaire si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n'en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le reste.

      "Ensuite il défit l'infortuné Charles avec l'aide de Guillaume le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui fait que beaucoup d'Anglais viennent pour visiter. [2] Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications.

      "Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église, c'est le point de vue qu'on a du clocher et qui est grandiose. Certainement, pour vous qui n'êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan.

Le dôme de Milan

(Source: http://www.nvva.nl/renekrul/catalogs/milano.duomo.1216.jpg)

Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d'autant plus qu'on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles d'araignées de l'escalier.

20      "En tous cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l'indignation que causait à ma tante l'idée qu'elle fût capable de monter dans le clocher), car il fait un de ces courants d'air une fois arrivé là-haut! Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N'importe, le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin pour admirer la beauté du panorama et qui s'en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations.

      "Il faut avouer du reste qu'on jouit de là d'un coup d'oeil féerique, avec des sortes d'échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le temps est clair, on peut distinguer jusqu'à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des choses qu'on ne peut voir habituellement que l'une sans l'autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les différents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j'ai bien vu un bout du canal, puis quand j'avais tourné une rue j'en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le précédent. J'avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c'est autre chose, c'est tout un réseau où la localité est prise.

      "Seulement on ne distingue pas d'eau. On dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu'elle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il faudrait, pour bien faire, être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.

      Le curé avait tellement fatigué ma tante qu'à peine était-il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.

      -- Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d'une voix faible, en tirant une pièce d'une petite bourse qu'elle avait à portée de sa main. Voilà pour que vous ne m'oubliiez pas dans vos prières.

25      -- Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois. Vous savez bien que ce n'est pas pour cela que je viens! disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c'était la première [cf. l'once Adolphe 5.7-10], et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas. Car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait:

      -- Je ne sais pas ce qu'avait Eulalie. Je lui ai pourtant donné la même chose que d'habitude. Elle n'avait pas l'air contente.

      -
- Je crois qu'elle n'a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d'Eulalie, mais si discrètement que Françoise n'arrivait jamais à les voir.

      Ce n'est pas que l'argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l'eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante, et qu'elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte, et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des bouteilles d'eau de Vichy consommées. Elle n'était avare que pour ma tante. Si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve, elle l'aurait préservée des entreprises d'autrui avec une férocité maternelle.

      Elle n'aurait pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu'elle savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç'avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n'ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l'aimer à cause d'eux. D'ailleurs, offerts à des personnes d'une grande position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes "de même rang" que ma tante et qui "allaient bien ensemble", ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu'elle admirait en souriant.

30      Mais il n'en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait "des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi" et qui étaient ceux qu'elle méprisait le plus à moins qu'ils ne l'appelassent "Madame Françoise" et ne se considérassent comme étant "moins qu'elle".

      Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n'en faisait qu'à sa tête et jetait l'argent -- Françoise le croyait du moins -- pour des créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tante lui faisait, en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n'y avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu'Eulalie eût pu facilement l'acheter, avec tout ce que lui rapportaient ses visites. Il est vrai qu'Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et cachées de Françoise.

      Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à lui faire "bon visage". Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles sibyllins, ou des sentences d'un caractère général telles que celles de l'Ecclésiaste, mais dont l'application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la porte:

      --Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les pépettes. Mais patience, le bon Dieu les punit tout par un beau jour, disait-elle, avec le regard latéral et l'insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:

      Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule. [Athalie, II.i]

35      Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière Eulalie et disait:

      -- Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l'air beaucoup fatiguée.

      Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violence retentissaient dans la maison, et ma tante, dressée sur son lit, criait:

      -- Est-ce qu'Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j'ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l'élévation! Courez vite après elle!

      Mais Françoise revenait n'ayant pu rattraper Eulalie.

40      -- C'est contrariant; disait ma tante en hochant la tête. La seule chose importante que j'avais à lui demander!

      Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu'elle appelait, avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son "petit traintrain". Préservé par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun, ayant éprouvé l'inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s'était peu à peu résigné à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l'emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne "reposait pas", ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là.

      Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu'on s'en aperçût et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n'y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n'étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée:

      --Monte donc voir si ta tante n'a besoin de rien.

      J'entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait. Je l'entendis ronfler légèrement. J'allais m'en aller doucement, mais sans doute le bruit que j'avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait "changé la vitesse", comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s'interrompit une seconde et reprit un ton plus bas. Puis elle s'éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors.

45      Il exprimait une sorte de terreur. Elle venait évidemment d'avoir un rêve affreux. Elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m'avancer ou me retirer.

      Mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l'avaient effrayée. Un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage. Et avec cette habitude qu'elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura:

      --Dieu soit loué! nous n'avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une promenade tous les jours!

      Sa main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table. Mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la force de l'atteindre. Elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu'elle ni personne eût jamais appris ce que j'avais entendu.

      Quand je dis qu'en dehors d'événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers, n'introduisaient au sein de l'uniformité qu'une sorte d'uniformité secondaire. C'est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans l'après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était pour tout le monde une heure plus tôt.

50      Et ma tante avait si bien pris l'habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu'elle tenait à cette habitude-là autant qu'aux autres. Elle y était si bien "routinée", comme disait Françoise, que s'il lui avait fallu un samedi attendre pour déjeuner l'heure habituelle, cela l'eût autant "dérangée" que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l'heure du samedi.

      Cette avance du déjeuner donnait d'ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique. Au moment où d'habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité.

      Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir. Il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l'un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d'être habillés, sans raison, pour le plaisir d'éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: "Il n'y a pas de temps à perdre, n'oublions pas que c'est samedi!" cependant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d'habitude, disait: "Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c'est samedi."

      Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant: "Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner", chacun était enchanté d'avoir à lui dire: "Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c'est samedi!". On en riait encore un quart d'heure après et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l'amuser.

      Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c'était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel. Et quand quelqu'un, pensant qu'on était en retard pour la promenade, disait: "Comment, seulement deux heures?" en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l'habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en choeur lui répondait: "Mais ce qui vous trompe, c'est qu'on a déjeuné une heure plus tôt. Vous savez bien que c'est samedi!"

55      La surprise d'un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu'avait de particulier le samedi, qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table) était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du coeur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n'eût pas eu l'idée que ce barbare pouvait l'ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: "Mais voyons, c'est samedi!" Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d'hilarité et pour accroître le plaisir qu'elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu'avait répondu le visiteur à qui ce "samedi" n'expliquait rien.

      Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions: "Mais il me semblait qu'il avait dit aussi autre chose. C'était plus long la première fois quand vous l'avez raconté." Ma grand'tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon.

      Le samedi avait encore ceci de particulier que, ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au "mois de Marie".

[Les aubépines]

      Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour le "genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l'époque actuelle", ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l'église. C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commencé à aimer les aubépines.

L'aubépine est la fleur que Yann a donnée à Gaud (Pêcheur d'Islande 32.15)

(Source: http://netia59.ac-lille.fr/fou/0591252R/IMAGES/fleurs%20blanches/aubepine%20g.JPG)

      N'étant pas seulement dans l'église, si sainte, mais où nous avions le droit d'entrer, posées sur l'autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprête de fête, et qu'enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante.

60      Mais, sans oser les regarder qu'à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique.

      Plus haut s'ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d'étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu'en suivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille, distraite et vive.

      M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer a côté de nous. D'une bonne famille, il avait été le professeur de piano des soeurs de ma grand'mère. Et quand, après la mort de sa femme et un héritage qu'il avait fait, il s'était retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d'une pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu'il appelait "un mariage déplace, dans le goût du jour".

      Ma mère, ayant appris qu'il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle irait le voir, il faudrait qu'il lui fit entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bonté jusqu'à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste, s'il suivait ou seulement laissait deviner son désir.

      Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite je les avais accompagnés. Mais ils m'avaient permis de rester dehors. Et comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contrebas d'un monticule buissonneux où je m'étais caché, je m'étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage à cinquante centimètres de la fenêtre.

65      Quand on était venu lui annoncer mes parents, j'avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l'avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu'il n'était heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il avait répété plusieurs fois: "Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce n'est pas sa place", et avait détourné la conversation sur d'autres sujets, justement parce que ceux-là l'intéressaient moins.

      Sa seule passion était pour sa fille. Et celle-ci, qui avait l'air d'un garçon, paraissait si robuste qu'on ne pouvait s'empêcher de sourire en voyant les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand'mère faisait remarquer quelle expression douce, délicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer une parole, elle l'entendait avec l'esprit de ceux à qui elle l'avait dite, s'alarmait des malentendus possibles. Et on voyait s'éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du "bon diable", les traits plus fins d'une jeune fille éplorée.

      Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur, comme sous les parties gratinées le goût d'une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense, dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d'insectes aujourd'hui métamorphosés en fleurs.

      Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant de l'église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu'en elle-même une soeur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu'elle sollicitait d'être invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules. Ils montaient dans un petit buggy qu'elle conduisait elle-même, et tous deux retournaient à Montjouvain.

      Quant à nous, comme c'était le lendemain dimanche et qu'on ne se lèverait que pour la grand'messe, s'il faisait clair de lune et que l'air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade, que le peu d'aptitude de ma mère à s'orienter et à se reconnaître dans son chemin lui faisait considérer comme la prouesse d'un génie stratégique.

70      Parfois nous allions jusqu'au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et me représentaient l'exil et la détresse hors du monde civilisé parce que chaque année, en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, d'être prêts d'avance, car le train repartait au bout de deux minutes et s'engageait sur le viaduc au-delà des pays chrétiens dont Combray marquait pour moi l'extrême limite.

      Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d'eau, ses grilles entr'ouvertes.

Hubert Robert (1733-1808): The Macellum of Pozzuoli

(Source: http://www.etciu.com/MUSEO/MV/DISEGNO/ROBERT/H_ROBERT_1.gif)

Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il n'en subsistait plus qu'une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d'une ruine immortelle.

      Je traînais la jambe, je tombais de sommeil. L'odeur des tilleuls qui embaumait m'apparaissait comme une récompense qu'on ne pouvait obtenir qu'au prix des plus grandes fatigues et qui n'en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m'arrive encore quelquefois d'en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare. Car où que je me trouve, dès qu'ils commencent à retentir et à se répondre, je l'aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.

      Tout d'un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: "Où sommes-nous?" Épuisée par la marche mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu'elle n'en savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus.

      Ma mère lui disait avec admiration: "Tu es extraordinaire!" Et à partir de cet instant, je n'avais plus un seul pas à faire. Le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d'être accompagnés d'attention Volontaire. L'Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu'à mon lit comme un petit enfant. [cf. 1.28]

75      Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt et où elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu'une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque.

      Et ce n'est pas cependant qu'elle n'aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu'elle n'eût de ces heures d'exception où l'on a soif de quelque chose d'autre que ce qui est. Et où ceux que le manque d'énergie ou d'imagination empêche de tirer d'eux-mêmes un principe de rénovation demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée. Où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d'être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains d'événements impérieux, fussent-ils cruels.

      Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était trop long à remplir, et il se passait des mois avant qu'elle eût ce léger trop-plein que d'autres dérivent dans l'activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user.

      Je ne doute pas qu'alors -- comme le désir de la remplacer par des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se "fatiguait" pas -- elle ne tirât de l'accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant l'attente d'un cataclysme domestique limité à la durée d'un moment mais qui la forcerait d'accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu'ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d'elle-même se décider.

      Elle nous aimait véritablement. Elle aurait eu plaisir à nous pleurer. Survenant à un moment où elle se sentait bien et n'était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d'un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n'allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d'échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous et d'être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui, bien plus précieux, de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité d'hésitation énervante, à aller passer l'été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une chute d'eau.

80      Comme n'était jamais survenu aucun événement de ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l'eût désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier l'accent, de tout ce qui porte l'empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait, pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires qu'elle suivait avec passion.

      Elle se plaisait à supposer tout d'un coup que Françoise la volait, qu'elle recourait à la ruse pour s'en assurer, la prenait sur le fait. Habituée, quand elle faisait seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et d'indignation que l'un de nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve.

      Françoise entendit peut-être parfois dans la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s'adressaient à elle et dont l'invention n'eût pas soulagé suffisamment ma tante s'ils étaient restés à l'état purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné plus de réalité.

      Quelquefois, ce "spectacle dans un lit" ne suffisait même pas à ma tante. Elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son intention de se défaire d'elle. Et une autre fois, à Françoise, ses soupçons de l'infidélité d'Eulalie à qui la porte serait bientôt fermée. Quelques jours après, elle était dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le traître, lesquels d'ailleurs, pour la prochaine représentation, échangeraient leurs emplois.

      Mais les soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie n'étaient qu'un feu de paille et tombaient vite, faute d'aliment, Eulalie n'habitant pas la maison. Il n'en était pas de même de ceux qui concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit qu'elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s'ils étaient fondés.

85      Peu à peu son esprit n'eut plus d'autre occupation que de chercher à deviner ce qu'à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu'elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu'elle l'avait démasquée, d'un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au coeur de la malheureuse, un divertissement cruel.

      Et le dimanche suivant, une révélation d'Eulalie -- comme ces découvertes qui ouvrent tout d'un coup un champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans l'ornière -- prouvait à ma tante qu'elle était, dans ses suppositions, bien au-dessous de la vérité.

      --Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné une voiture.

      -- Que je lui ai donné une voiture! s'écriait ma tante.

      -- Ah! mais je ne sais pas, moi. Je croyais, je l'avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J'avais cru que c'était Mme Octave qui lui avait donné.

90      Peu à peu Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l'une de l'autre. Ma mère craignait qu'il ne se développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui l'offensait le plus durement qu'elle le pouvait.

      En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s'y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l'aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait.

      Et ainsi -- tandis que quelque artiste qui, lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui le fait descendre d'une famille historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains actuels de l'Europe, tourne précisément le dos à ce qu'il a le tort de chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes -- une vieille dame de province qui ne faisait qu'obéir sincèrement à d'irrésistibles manies et à une méchanceté née de l'oisiveté, voyait, sans avoir jamais pensé à Louis XIV, les occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l'intérêt de ce que Saint-Simon appelait la "mécanique" de la vie à Versailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise l'objet d'un commentaire aussi passionné, aussi craintif, que l'étaient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d'une allée, à Versailles.

Observations

[1] Louis-Philippe, roi de la France 1830-1848.

[2] Guillaume le Conquérant était duc de Normandie et, après 1066, roi d'Angleterre.

Révision de la lecture

1. Qu'est-ce que le curé pense des vitraux de son église?
2. D'après le curé, qu'est-ce qu'on peut voir du clocher?
3. Quel rêve terrifie tante Léonie?
4. Qu'est-ce qui change la routine des jours à Combray?
5. Pourquoi M Vinteuil ne joue-t-il pas sa musique pour la mère de Marcel?
6. Quand il fait beau, que faisait la famille de Marcel en rentrant de l'église le samedi soir?
7. Pourquoi, une fois dans son jardin, Marcel n'avait-il plus besoin de diriger ses pas consciemment?
8. Pourquoi tante Léonie imagine-t-elle que Françoise lui est infidèle?
9. Quelle similarité Marcel voit-il entre Françoise et les courtiers de Louis XIV?