Combray: Lecture 8

      Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et d'Eulalie et s'était ensuite reposée, nous étions tous montés lui dire bonsoir et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure:

      -- Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur. Vous avez eu tout votre monde à la fois.

      Ce que ma grand'tante interrompit par: "Abondance de biens..." Car depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père, prenant la parole:

      -- Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J'ai peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m'a à peine dit bonjour ce matin.

5      Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j'étais justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu'on lit dans un journal et m'excitait à la façon d'un programme de fête.

[Legrandin et le snobisme]

      Comme M. Legrandin avait passé près de nous en sortant de l'église, marchant à côté d'une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans que nous nous arrêtions. M. Legrandin avait à peine répondu, d'un air étonné, comme s'il ne nous reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l'air de vous apercevoir comme au bout d'une route interminable et à une si grande distance qu'elles se contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de marionnette.

      Or, la dame qu'accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et considérée. Il ne pouvait être question qu'il fût en bonne fortune et gêné d'être surpris. Et mon père se demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin.

      --Je regretterais d'autant plus de le savoir fâché, dit mon père, qu'au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout à fait sympathique [cf. 4.76].

      Mais le conseil de famille fut unanimement d'avis que mon père s'était fait une idée, ou que Legrandin à ce moment-là était absorbé par quelque pensée.

10      D'ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d'une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à cause des fêtes restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main tendue:

      --Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins: Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu .... [1] N'est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous n'avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant. Aujourd'hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide... Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu... Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami. Et même à l'heure qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel.

      Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l'horizon.

      --Adieu, les camarades, nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.

[Françoise]

      A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d'oeuvre culinaires d'abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions.

15      Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu. Mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied -- encore souillé pourtant du sol de leur plant -- par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

Asperges

www.diabetendurance.org/actu-mai.htm

      La pauvre Charité de Giotto [cf. 5.55-56], comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les "plumer", les avait près d'elle dans une corbeille. Son air était douloureux, comme si elle pressentait tous les malheurs de la terre. Et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. [La Charité, de Giotto]

      Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

      Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever. Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de "sale bête! sale bête!", mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang, qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois: "Sale bête!"

      Je remontai tout tremblant. J'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets?...

20      Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait -- ce que j'ignorais encore -- que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d'autres êtres d'une dureté singulière. Malgré cela ma tante l'avait gardée. Car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son service.

      Je m'aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d'arrière-cuisine, comme l'histoire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d'incidents sanglants.

      Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains excitaient d'autant plus sa pitié par leurs malheurs qu'ils vivaient plus éloignés d'elle. Les torrents de larmes qu'elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l'objet d'une façon un peu précise.

      Une de ces nuits qui suivirent l'accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d'atroces coliques. Maman l'entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu'elle voulait "faire la maîtresse".

      Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet dans un livre de médecine que nous avions à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter pour trouver l'indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d'une heure, Françoise n'était pas revenue. Ma mère indignée crut qu'elle s'était recouchée et me dit d'aller voir moi-même dans la bibliothèque.

25      J'y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu'il s'agissait d'une malade-type qu'elle ne connaissait pas. A chaque symptôme douloureux mentionné par l'auteur du traité, elle s'écriait:

      --Eh là! Sainte Vierge. Est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Eh! la pauvre!

      Mais dès que je l'eus appelée et qu'elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler. Elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d'attendrissement qu'elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille, dans l'ennui et dans l'irritation de s'être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine. Et, à la vue des mêmes souffrances dont la description l'avait fait pleurer, elle n'eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même d'affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l'entendre:

      --Elle n'avait qu'à ne pas faire ce qu'il faut pour ça! Ça lui a fait plaisir! Qu'elle ne fasse pas de manières maintenant! Faut-il tout de même qu'un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça. Ah! c'est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère:

      Qui du cul d'un chien s'amourose,
      Il lui paraît une rose.


30      Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s'il n'avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d'être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d'assurer la grandeur future de sa maison se traduisait, dans sa politique à l'égard des autres domestiques, par une maxime constante qui fut de n'en jamais laisser un seul s'implanter chez ma tante, qu'elle mettait d'ailleurs une sorte d'orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l'accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine.

      Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui, pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l'anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleuse le centre nerveux d'où dépend le mouvement des pattes mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l'insecte paralysé près duquel elle dépose ses oeufs fournisse aux larves quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait, pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une telle violence qu'elle fut obligée de finir par s'en aller.

[Encore Legrandin]

      Hélas! nous devions définitivement changer d'opinion sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son erreur [cf. 8.10-13], -- comme la messe finissait et qu'avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l'église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui, tout à l'heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les yeux absorbés dans leur prière et que j'aurais même pu croire ne m'avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds n'avaient repoussé légèrement le petit banc qui m'empêchait de gagner ma chaise) commençaient à s'entretenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, -- nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l'avions dernièrement rencontré [cf. 8.6] était en train de présenter à la femme d'un autre gros propriétaire terrien des environs.

      La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires. Il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au-delà de la position de départ et qu'avait dû lui apprendre le mari de sa soeur, Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d'onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue.

      Et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu'un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d'un coup dans mon esprit la possibilité d'un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions.

35      Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher. Et tandis qu'il allait jusqu'à la voiture, l'empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait. Puis il revint vers la dame en se hâtant et comme il marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l'air, tant il s'y abandonnait entièrement en n'ayant plus souci du reste, d'être le jouet inerte et mécanique du bonheur.

      Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui. Il était trop bien élevé pour détourner la tête,. Mais il fixa de son regard soudain chargé d'une rêverie profonde un point si éloigné de l'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d'un veston souple et droit qui avait l'air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d'un luxe détesté. Et une lavalière à pois qu'agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l'étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance.

      Au moment où nous arrivions à la maison, maman s'aperçut qu'on avait oublié le Saint-Honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu'on l'apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l'église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s'interrompit pas de parler à sa voisine, et nous fit du coin de son oeil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui, n'intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice.

      Mais, cherchant à compenser par l'intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l'expression, dans ce coin d'azur qui nous était affecté, il fit pétiller tout l'entrain de la bonne grâce qui dépassa l'enjouement, frisa la malice. Il subtilisa les finesses de l'amabilité jusqu'aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité, et finalement exalta les assurances d'amitié jusqu'aux protestations de tendresse, jusqu'à la déclaration d'amour, illuminant alors pour nous seuls, d'une langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.

      Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m'envoyer dîner ce soir-là avec lui:

40      --Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m'avait-il dit. Comme le bouquet qu'un voyageur nous envoie d'un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que j'ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d'or. Venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de votre grand'tante quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l'émail polychrome des pensées. Mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées et qui va entr'ouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem.

      On se demandait à la maison si on devait m'envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand'mère refusa de croire qu'il eût été impoli.

      --Vous reconnaissez vous-même qu'il vient là avec sa tenue toute simple qui n'est guère celle d'un mondain" [cf. 4.76].

      Elle déclarait qu'en tous cas, et à tout mettre au pis, s'il l'avait été, mieux valait ne pas avoir l'air de s'en être aperçu. A vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus irrité contre l'attitude qu'avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu'elle comportait.

      Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu'un. Elle ne se relie pas à ses paroles antérieures. Nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n'avouera pas. Nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s'ils n'ont pas été le jouet d'une illusion. De sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l'importance, nous laissent souvent quelques doutes.

45      Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse. Il faisait clair de lune:

      --Il y a une jolie qualité de silence, n'est-ce pas. me dit-il. Aux coeurs blessés comme l'est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement l'ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu'une lumière, celle qu'une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l'obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence.

      J'écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables. Mais troublé par le souvenir d'une femme que j'avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis:

      --Est-ce que vous connaissez, Monsieur, la... les châtelaines de Guermantes?

heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.

      Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s'ils venaient d'être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d'azur. Le cerne de sa paupière noircit, s'abaissa. Et sa bouche marquée d'un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d'un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches:

50      --Non, je ne les connais pas, dit-il.

      Mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante, le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s'inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l'insistance qu'on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable -- comme si ce fait qu'il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l'effet que d'un hasard singulier -- et aussi avec l'emphase de quelqu'un qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l'idée que l'aveu qu'il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle-même -- l'absence de relations avec les Guermantes -- pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, principale de morale ou voeu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes.

      --Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation. Non je ne les connais pas. Je n'ai jamais voulu. J'ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance. Au fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse. On me disait que j'avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me donnais l'air d'un malotru, d'un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n'est pas pour m'effrayer. Elle est si vraie! Au fond, je n'aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu'à moi l'odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus.

      Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller chez des gens qu'on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l'air d'un sauvage ou d'un ours.

      Mais ce que je comprenais c'est que Legrandin n'était pas tout à fait véridique quand il disait n'aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse. Il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d'une si grande peur de leur déplaire qu'il n'osait pas leur laisser voir qu'il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d'agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et "par défaut".

55      Il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais: "Connaissez-vous les Guermantes?", Legrandin le causeur répondait: "Non, je n'ai jamais voulu les connaître."

      Malheureusement il ne le répondait qu'en second. Car un autre Legrandin qu'il cachait soigneusement au fond de lui, qu'il ne montrait pas parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu, par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s'était trouvé en un instant lardé et alangui comme un saint Sébastien du snobisme: "Hélas! que vous me faites mal! Non, je ne connais pas les Guermantes. Ne réveillez pas la grande douleur de ma vie."

      Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s'il n'avait pas le joli langage de l'autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu'on appelle "réflexes", quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l'autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire. Il ne pouvait qu'entreprendre de la pallier.

      Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu'il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres. Et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n'est que d'eux que nous avons pu l'apprendre. Sur nous elles n'agissent que d'une façon seconde, par l'imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents.

      Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d'aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l'imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s'estimant de céder à cet attrait de l'esprit et de la vertu qu'ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu'il en était un. Car grâce à l'incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l'une de l'autre l'activité mondaine de Legrandin et sa cause première.

60      Maintenant, à la maison, on n'avait plus aucune illusion sur M. Legrandin et nos relations avec lui s'étaient fort espacées. Maman s'amusait infiniment chaque fois qu'elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu'il n'avouait pas, qu'il continuait à appeler le péché sans rémission [cf. 4.77], le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaieté. Et quand on pensa une année à m'envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand'mère, il dit:

      --Il faut absolument que j'annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s'il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa soeur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit qu'elle demeurait à deux kilomètres de là.

      Ma grand'mère qui trouvait qu'aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu'on n'y doit connaître personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l'air marin, demandait au contraire qu'on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa soeur, Mme de Cambremer, débarquant à l'hôtel au moment où nous serions sur le point d'aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger n'était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa soeur.

      Or, sans qu'on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais l'intention d'aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.

      -- Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, n'est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père. Un bleu surtout plus floral qu'aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose, n'a-t-il pas aussi un teint de fleur, d'oeillet ou d'hydrangea? Il n'y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j'ai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétai de l'atmosphère.

65      "Là-bas près de Balbec, près de ces lieux si sauvages, il y a une petite baie d'une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d'Auge, le coucher de soleil rouge et or, que je suis loin de dédaigner d'ailleurs, est sans caractère, insignifiant. Mais dans cette atmosphère humide et douce s'épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner. D'autres s'effeuillent tout de suite et c'est alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion d'innombrables pétales soufrés ou roses.

      "Dans cette baie, dite d'opale, les plages d'or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec! La plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Armor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu'Anatole France [2] -- un enchanteur que devrait lire notre petit ami -- a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens dans l'Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu'ils n'altèrent pas, quel délice d'excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles!

      -- Ah! est-ce que vous connaissez quelqu'un à Balbec? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand'mère et peut-être avec ma femme.

      Legrandin, pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d'intensité -- et tout en souriant tristement -- sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d'amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au-delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d'établir qu'au moment où on lui avait demandé s'il connaissait quelqu'un à Balbec, il pensait à autre chose et n'avait pas entendu la question.

      Habituellement de tels regards font dire à l'interlocuteur: "A quoi pensez-vous donc?" Mais mon père, curieux, irrité et cruel, reprit:

70      -- Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec?

      Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction. Mais, pensant sans doute qu'il n'y avait plus qu'à répondre, il nous dit:

      -- J'ai des amis partout où il y a des troupes d'arbres blessés mais non vaincus qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n'à pas pitié d'eux.

      -- Ce n'est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n'importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde?

      -- Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite. Beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d'une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c'est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s'est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d'or et dont les barques qui rentrent en striant l'eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs. Parfois c'est une simple maison solitaire, plutôt laide, l'air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement.

75      "Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d'une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n'est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son coeur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis. Ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n'est pas formé.

      "Croyez-moi, reprit-il avec insistance. Les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d'ailleurs discutable, sur un coeur qui n'est plus intact comme le mien, sur un coeur dont la lésion n'est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. Bonne nuit, voisins, ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l'habitude. Et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation:

      --Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l'état du coeur, nous cria-t-il.

      Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions. Ce fut peine inutile. Comme cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu'à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre soeur, et d'être obligé à nous offrir une lettre d'introduction qui n'eût pas été pour lui un tel sujet d'effroi s'il avait été absolument certain -- comme il aurait dû l'être en effet avec l'expérience qu'il avait du caractère de ma grand'mère -- que nous n'en aurions pas profité.

[Le retour à la maison]

      Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans l'étang, rougeur qui, accompagnée souvent d'un froid assez vif, s'associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos.

80      Dans l'été au contraire, quand nous rentrions le soleil ne se couchait pas encore. Et pendant la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s'abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d'or le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu'elle prend dans les sous-bois.

      Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées. Il n'y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres, et l'étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur. Quelquefois il était déjà couleur d'opale, et un long rayon de lune, qui allait en s'élargissant et se fendillait de toutes les rides de l'eau, le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait:

      -- Mon Dieu! Voilà Françoise qui nous guette. Ta tante est inquiète. Aussi nous rentrons trop tard.

      Et sans avoir pris le temps d'enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à ce qu'elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés "du côté de Guermantes" et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu'on ne pouvait jamais être sûr de l'heure à laquelle on serait rentré.

      -- Là, Françoise, disait ma tante. Quand je vous le disais qu'ils seraient allés du côté de Guermantes! Mon Dieu! Ils doivent avoir une faim! Et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu'il a attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! Comment, vous êtes allés du côté de Guermantes!

85      -- Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.

      Car il y avait autour de Combray deux "côtés" pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte quand on voulait aller d'un côté ou de l'autre: le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu'on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu'on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes.

      De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n'ai jamais connu que le "côté" et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne "connaissions point" et qu'à ce signe on tenait pour "des gens qui seront venus de Méséglise". Quant à Guermantes, je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus tard seulement.

      Et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d'inaccessible comme l'horizon, dérobé à la vue, si loin qu'on allât, par les plis d'un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne m'est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre "côté", une sorte d'expression géographique abstraite comme la ligne de l'équateur, comme le Pôle, comme l'Orient. Alors, "prendre par Guermantes" pour aller à Méséglise, ou le contraire, m'eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l'est pour aller à l'ouest.

      Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu'il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n'appartiennent qu'aux créations de notre esprit. La moindre parcelle de chacun d'eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu'à côté d'eux, avant qu'on fût arrivé sur le sol sacré de l'un ou de l'autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l'idéal de la vue de plaine et l'idéal du paysage de rivière ne valaient pas plus la peine d'être regardés que par le spectateur épris d'art dramatique les petites rues qui avoisinent un théâtre.

90      Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques, la distance qu'il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l'esprit qui ne font pas qu'éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n'aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l'un de l'autre, inconnaissables l'un à l'autre, dans les vases clos et sans communication entre eux d'après-midi différents.

Observations

[1] Paul Desjardins (1859-1940), poète français, fut un instructeur du jeune Proust. Ce vers vient de "La Voix du soir," Celui qu'on oublie (1883).

[2] Anatole France (1844-1924) était un écrivain célèbre à l'époque.

Révision de la lecture

1. Pourquoi le père de Marcel imagine-t-il qu'ils sont fâchés avec Legrandin?
2. Pourquoi son père ne veut-il pas être fâché avec Legrandin?
3. Qu'est-ce qui formait la notion que Marcel avait des vertus de Françoise?
4. Qu'est-ce qui change cette notion?
5. Pourquoi le narrateur parle-t-il des Rois et des Reines et parlant de Françoise?
6. Quand ils rencontrent Legrandin après la messe, comment les traite-t-il, et pourquoi?
7. Comment Legrandin est-il hypocrite?
8. Pourquoi Legrandin ne voyait-il pas qu'il était snob lui-même?
9. Pourquoi Legrandin ne voulait-il pas admettre que sa soeur habitait à Balbec?
10. Comment Marcel envisionnait-il les deux promenades, du côté de Méséglise et du côté de Guermantes?