I
La mer montait; les premières barques embouquaient la passe de Morvic.
La passe de Morvic, marée haute, et l'Ile Morvic vues de Landrellec
Source: Archives privées
Elles se touchaient presque et les pêcheurs s'interpellaient d'un bord à l'autre.
-
Tiens, dit un mousse, Coupaïa!
Et
levant son bonnet dans la direction de Morvic :
-
Hé! Coupaïa! Coupaïa!...
5 -
Laisse-la donc, dit un pêcheur. Tu ne vois pas qu'elle fait sa <<
guette >>...
-
Elle a le temps d'espérer, répliqua le mousse. Yves-Marie n'est
pas encore rentré, s'il a trouvé quelqu'un pour lui payer la goutte...
Hé! Coupaïa! Coupaïa !...
Soit que le vent ne portât pas jusqu'à elle, soit que son attention fût occupée autre part, la guetteuse ne se détourna point. Elle se tenait droite sur le pas de sa porte, la main en abat-jour devant les yeux, et regardait tantôt vers la côte, tantôt vers la grève. Il était environ dix heures du matin. La mer gagnait vite; quelques minutes encore et elle franchirait la chaussée de galets qui, aux basses eaux, rattache Morvic au continent.
La passe de Morvic et l'Ile Morvic aux basses eaux; vous voyez la chaussée de galets
Source: Archives privées
-
Ah! Va Doué [1] ! murmura la
femme, il sera resté à boire...
Mais
tout à coup ses mains tremblèrent; elle s'adossa contre la porte.
Elle haletait et dans sa face sèche et noire ses petits yeux gris luisaient
comme des tisons.
10 -
Ah 1 Va Doué! Va Doué! Si son frère avait pu lui
refuser du pain!...
Une
vague plus haute couvrit la chaussée; la côte demeurait vide et
la femme rentra.
Entre la rade de Perros-Guirec et l'embouchure du Guer, la côte bretonne, basse et rocheuse, décrit dans le sable une manière d'arc de cercle, dont la ligne de clochers qui jalonnent la lisière du plateau intérieur (Perros, La Clarté, Trégastel, Pleumeur-Bodou, Trébeurden) figure assez bien la corde.
Trégastel sur la carte de la France
Source: Mapquest
Et de près. Vous voyez La Clarté, Trégastel, Pleumeur-Bodou, Trébeurden
Source: Mapquest
Du point médian de cette corde, qu'on peut placer approximativement au calvaire de Trégastel, l'oeil embrasse d'ensemble toute la presqu'ile.
Le calvaire de Trégastel
Source: http://perso.wanadoo.fr/souad.dahri-queniat/photos/calvaire%20tregastel.jpg
C'est d'abord,
et en prenant de l'est à l'ouest, la plage blanche de Trestraou, qu'une
longue articulation granitique sépare des verdoyants Traoiero; puis la
ménagerie de Ploumanac'h et ses monstres de pierre au pacage dans les
landes; la double chaussée rectiligne des moulins à mer; Golgon,
perdu dans les ormes; Sainte-Anne, couchée sur son lit de tangue et où
s'amorce la route vicinale qui mène aux villas du Coz-Porz; plus loin
Poul-Fich, Rûn-Rouz, Kergûnteuil, Bringuiller, Roscané, Landrellec,
Keraliès, Kervégan, Penvern, vingt hameaux épars sur les
hauteurs ou dans les coulées du littoral; et enfin, tout à l'ouest,
passé I'lle-Grande, la jolie anse de Trozouls et le chenal de Milio qui
communique avec l'embouchure du Guer.
Morvic est justement par là, en face de I'lle-Grande, dans le prolongement des grèves de Landrellec.
L'Ile Morvic, qu'on ne voit pas sur cette carte, l'Ile-Grande (à gauche), et Landrellec
Source: Mapquest
On s'y rend
à pied aux mers basses, car c'est moins une île qu'une dépendance
de la terre. La végétation y est la même aussi que sur les
dunes côtières : un peu d'herbe, ça et là quelques
touffes de giroflée ou de mauve, puis
des houx bleus, des prunelliers et du jonc. Mais on voit toujours le sable sous
ce réseau de plantes à demi mortes, un sable blanc, fin comme
une cendre et qui s'enlève au moindre vent. Il a roulé sur Morvic
comme une trombe; il a tout recouvert de ses couches épaisses, et c'est
seulement du côté de Landrellec qu'apparaissent les assises granitiques
du plateau. Les quelques roches que n'a point entamées le pic des carriers
ont pris des teintes sombres et hâlées; mais là où
les roches ont été fendues, le grain en est si
blanc qu'elles ressemblent à du marbre.
Aussi, en 18.., quand on commença de construire le phare des Héaux, une équipe de carriers vint-elle s'établir à Morvic, vierge jusqu'alors d'habitants.
Le phare des Héaux
Source: http://www.usalights.com/lighthousesplus/puzzles/Heaux-de-Brehat.jpg
L'espoir
d'un gain facile, régulier, décida un aubergiste de Landrellec
à y monter une cantine dont il ne reste plus que les pignons et une partie
du mur de face. Cet aubergiste se nommait Yves-Marie Salaün et avait épousé,
quelques années auparavant, une femme de Pleumeur, Coupaïa (Pompée)
Kergoat. Leurs affaires marchèrent d'abord assez bien; mais l'homme était
buveur; une gabare qu'ils achetèrent sur leurs bénéfices
et dont ils négligèrent
de renouveler la police d'assurance se perdit au large du Havre avec son chargement
de bordures de pierre; enfin les travaux de l'exploitation cessèrent
au bout de la cinquième année, et le débit ne fut plus
fréquenté que de loin en loin, par des Lannionnais qui venaient
pêcher la crevette à Morvic, aux marées d'équinoxe.
[2] Les Salaün essayèrent d'une autre industrie. L'homme avait un
demi-frère Louis ou Loïz Thomassin, douanier à Landrellec,
qui possédait trois mauvais champs, près de la mer, à Trégastel,
et qui leur en accorda la jouissance gracieuse. Le produit de ces champs et
des tourtes de soude qu'ils fabriquaient à Morvic aurait pu leur permettre
de vivoter. Mais l'homme ne se corrigea point; tout son gain passait en eau-de-vie;
les fournisseurs, qui n'étaient point payés, se plaignirent, arrêtèrent
leur crédit, menacèrent de l'huissier : un soir, le pain manqua.
15 Ce soir-là, Salaün était rentré ivre à Morvic. Il ne vit point que le feu était éteint et que la résine n'était pas allumée; il s'assit à sa place d'habitude, et, la tête couchée sur les bras, il attendit en somnolant que la ménagère lui servît son écuellée de soupe. Coupaïa était accroupie dans un coin. Une bise aigre soufflait par les fissures de la porte. Serrée dans son vêtement de misère, immobile, elle se taisait et regardait le foyer.
G. Geo-Fourrier
L'ivrogne s'étira, chercha sa soupe. L'ombre s'était épaissie; mais un reste de clarté coulait encore par les vitres, et il s'aperçut que Coupaïa n'avait pas bougé.
Il bredouilla quelques phrases indistinctes où il s'agissait de soupe et de résine.
- La résine est toute brûlée, répondit Coupaïa.
-
Et... et la soupe? dit l'ivrogne, la voix
coupée de hoquets.
-
Il n'y a pas de soupe.
20
-
Pa... as de soupe? Ah!...
Il
n'insista pas et se recoucha sur la table.
Tant de sérénité finit par indigner Coupaïa. Elle
se jeta sur lui, le secoua, lui cria dans la face, comme pour exorciser l'ivresse,
et quand elle le tint
de ses deux bras, lié à elle, ses yeux
dans ses yeux lourds :
-
Sais-tu pourquoi il n'y a pas de soupe,
maudit que tu es? C'est parce qu'il n'y a plus de pain pour nous chez le boulanger.
- Plus ... us de pain, balbutia l'homme. Et Lo ... oïz, as-tu vu Lo ... oiz?
L'ivrogne
n'avait pas dû réfléchir à la portée de sa
question. Il sommeillait aux trois quarts. Mais son inconscience n'était
point telle encore
qu'il ne pût remarquer l'éclair tragique qui, au nom de <<Loïz>>
traversa les yeux de Coupaïa. Il sentit son imprudence, voulut s'expliquer.
Coupaïa ne lui en laissa pas le temps.
25 -
Va te coucher! Va te coucher! lui cria-t-elle. Tu n'es bon qu'à boire
et à dormir.
Elle 1'enleva du banc, le jeta sur le lit-clos, où il ronfla tout de suite.
Un lit-clos (Paimpol: Musée du costume breton)
Source: Archives particulières
Il s'était
rencogné machinalement dans la ruelle pour laisser une place a
sa femme; mais Coupaïa
n'était point d'humeur à se coucher et, au coin des cendres,
elle veilla la nuit entière,
roulant ses pensées. A l'aube, Salaün sauta du lit. Sa tête
gonflée et confuse n'avait gardé aucun souvenir de
la scène précédente. Il avait faim, et
il alla
sans penser à la huche. Et là, tout à coup, devant le coffre
vide, la mémoire lui revint
et il se tourna vers sa femme
-
Alors c'est vrai? dit-il.
Et
Coupaïa, sans lever les yeux, répondit
seulement:
-
Oui, tout bu, tout mangé.
30 Elle
avait repris sa passivité habituelle. Pourquoi
s'être révoltée la veille? Ne connaissait-elle pas son mari
jusqu'au tréfonds? N'avait-elle pas exploré tous les coins et
recoins de cette pauvre tête d'homme, si faible à sa passion qu'il
y succombait toujours? Les premiers temps, elle l'avait prié, supplié,
puis injurié, battu, traîné par les cheveux sur la grève,
où elle le consignait des nuits entières. Et sachant vains les
efforts, inutiles les récriminations et les coups, elle le laissait aller
maintenant et se taisait, résignée.
L'homme reprit, plus bas :
-
Tu n'as pas été chez Louis?
Elle fut saisie du même frisson que la veille, au nom du douanier. Elle regarda son mari avee la même flamme dans les yeux; puis, comme si elle abandonnait définitivement toute résistance, elle baissa la tête et répondit d'une voix presque douce:
-
Non, tu sais bien que je n'aime pas à me trouver avec ton frère.
35 - Veux-tu
que j'aille lui parler? dit l'homme.
Elle
ne répondit point sur l'instant. Dans cette âme sombre et desséchée,
il n'y avait plus de vivant que la haine, une haine âpre comme
elle, qu'elle nourrissait et dont elle se repaissait et qui ne s'arracherait
d'elle qu'avec le souffle.
A l'époque où elle épousa Salaün, elle ne connaissait
pas Thomassin, qui naviguait sur les flottes de l'Etat. Dès qu'elle le
vit, elle en fut jalouse, pour sa belle mine, sa tournure, cette gaillardise
de gestes et de paroles qu'il avait héritée de son père,
un Normand de pure race, et à mesure qu'elle le comprenait plus différent
de son mari, qu'elle lui découvrait plus de sens et de volonté,
sa jalousie s'exaspérait. Quand il fallut recourir à
lui une première fois, ce fut un déchirement. L'idée qu'elle
deviendrait son obligée lui paraissait insupportable; elle souhaitait
qu'il leur refusât ses services et, comme il leur vint en aide aussitôt,
sans un reproche, sans même demander d'explication, elle sentit avec tristesse
qu'elle l'en détestait davantage. Elle ne
se reconnaissait plus; quelqu'un avait pris possession d'elle qui parlait et
agissait à sa place. Cependant elle ne céda point tout de suite
à ce démon intérieur. C'était une âme extrêmement
pieuse et sa conscience ne lui pardonnait point de payer un bienfait en ingratitude.
Elle se tendit pour résister au malin;
elle communia, fit
des neuvaines à la Vierge, mais ses efforts demeurèrent stériles
et elle ne put divorcer d'avec son péché. Sa tristesse naturelle
s'en accrut encore; elle ne comprenait décidément rien à
cette haine irraisonnée et contradictoire; elle y rêvait pendant
des heures sans y voir plus clair. Elle finit par croire que c'était
la volonté du ciel, qu'elle haït Thomassin.
Cette
idée, qu'elle repoussa d'abord comme injurieuse à Dieu, mais qui
trouvait chez elle un terrain trop bien préparé, s'implanta peu
à peu dans son esprit à la faveur des circonstances : elle observa
que Thomassin fréquentait rarement la sainte table, qu'il ne suivait
pas les processions, qu'il ne se signait pas devant les calvaires, et cette
âme rigoriste, à qui la religion se présentait moins comme
un dogme que comme un assemblage de formules et de rites, s'indigna de cette
indifférence comme d'un sacrilège.
Un jour, il se gaussa d'elle, parce qu'elle était allée à Saint-Samson, au coup sonnant de minuit, frotter sa jambe malade contre la pierre bénite du clos;
L'église Saint-Samson fut érigée derrière un menhir, "la pierre bénite"
Source: Archives privées
une autre
fois, elle l'avait vu, sur la lande de Roscané, qui s'entretenait avec
une vieille pastoure,
la Le Mauff, vendeuse
de simples, rebouteuse et tireuse d'horoscopes. Et confirmée par ce double
indice dans l'idée qu'il avait acheté sa chance du démon,
à partir de ce jour elle abandonna toute contrainte et se mit à
le hair librement, âprement, et comme on lui avait dit qu'il fallait haïr
les ennemis de Dieu.
-
Ah! Va Doué! murmura-t-elle après un silence, fais comme
tu voudras. Adresse-toi
à ton frère, quoiqu'il ne serait pas plus dangereux d'emprunter
à Mômon [3] en personne...
Dis-lui que, s'il ne paye pas pour toi chez le boulanger, tu ne mangeras pas
de longtemps.
40 Et,
comme l'homme s'apprêtait à
partir, elle lui recommanda de se hâter, de ne pas s'attarder à
l'auberge, surtout de revenir avant que la mer n'eût recouvert la chaussée.
Il fallait environ une heure pour que la commission fût faite. Le jour était à peine levé. Salaün s'en alla; à dix heures il n'était pas encore de retour.
Observations
[1] "Va Doué", Mon Dieu, en breton.
[2] Vous voyez un pêcheur de crevettes sur la deuxième photo, en haut.
[3] Nous le connaissons comme Mammon.
Révision de la lecture
1. Pourquoi, d'après le mousse, Yves-Marie n'est-il
pas encore de retour?
2. De quoi Coupaïa a-t-elle peur?
3. Qu'est-ce que les carriers cherchaient à Morvic, et pourquoi?
4. Pourquoi Yves-Marie y avait-il établi une cantine?
5. Pourquoi cette cantine ne réussit-il pas à la longue?
6. Pourquoi Yves-Marie et Coupaïa sont-ils pauvres?
7. Pourquoi Coupaïa ne se plaint-elle pas de l'ivresse de Yves-Marie?
8. A quoi le narrateur attribue-t-il les différences entre Yves-Marie
et Louis Thomassin?
9. Pourquoi sa haine pour son beau-frère troublait-elle d'abord Coupaïa?
10 Pourquoi Coupaïa imagine-t-elle que Dieu lui fait haïr Louis?
11. Qu'est-ce que sa visite à St. Samson à minuit nous dit-elle
de Coupaïa?