Louis Thomassin
était, depuis huit jours, le fiancé en titre de Francésa.
Les amoureux n'avaient plus besoin de se cacher du vieux Prigent pour qu'il
ne surprît pas leurs rendez-vous. Ils ne se troublaient point des menaces
qu'avait proférées Le Coulz en recevant son congé. Ils
s'aimaient de leur amour grave et doux, ouvertement, et leur joie se lisait
dans leurs yeux.
Prigent avait repris
peu à peu
à la santé; mais il lui restait, en parlant à sa fille,
comme un tremblement dans la voix, et, avec elle son geste n'était plus
aussi décidé. Il semblait bien qu'il se fit violence, certains
jours, pour accueillir Thomassin. Il avait des retours, de subites velléités
de ressaisir son autorité perdue et de l'affirmer, définitivement
et irrévocablement, en flanquant à la porte son futur gendre.
Un regard de Francésa l'arrêtait.
Depuis la scène
de la liste, elle avait pris sur lui un ascendant extraordinaire; il la sentait
plus forte que lui; elle y mettait, à l'occasion, l'énergie voulue,
mais elle savait se faire douce, insinuante et caressante presque toujours.
Elle appâtait le vieillard, dans ses minutes de sourde rancune, en lui
énumérant une par une les terres qu'elle rachèterait, après
son mariage, avec l'argent de Thomassin. Un autre jour, elle lui annonçait
que celui-ci avait donné sa démission; le lendemain, elle lui
disait par flatterie qu'il s'était remis à la culture et qu'il
avait défriché toute une acre d'une seule matinée. Puis,
elle l'intéressait par les dispositions à prendre : elle discutait
avec lui des terres qu'il était préférable d'adjoindre
au manoir, du mode d'assolement et de labourage qui leur conviendrait le mieux.
Le bonhomme y perdait à mesure de sa maussaderie envers Thomassin; il
se rattrapait sur le personnel de la ferme, qu'il commandait d'un geste plus
rude, d'une parole plus brève, accentuant ses côtés autoritaires,
par besoin de se retrouver lui avec quelqu'un.
Au reste, Thomassin espaçait
sagement ses visites à Keraliès; il avait entrepris du vieillard
un siège en
règle qu'il ne voulait pas brusquer, jugeant plus sûr de le circonvenir
d'attentions et de déférentes paroles. L'annonce de son coup de
fortune avait produit un excellent effet. Le bonhomme n'en revenait pas; il
continuait d'afficher la même figure renfrognée : dans le fond,
il admirait. Et c'est bien ce qu'avait espéré le gallot. . .
5
Il y parut suffisamment
à la façon dont le bonhomme s'exprima sur son compte dans une
dispute qu'il eut avec Le Coulz, quelques jours plus tard, au pardon de Golgon.
[1]
Ce pardon est le
dernier de la série. Il annonce l'hiver, les longues veillées
et les pluies; il n'y a plus d'assemblée dans le canton jusqu'à
la Saint-Antoine de Kerduel, qui ouvre le printemps. [2] D'un
village à l'autre on se revoit à peine entre les deux pardons,
ou il y faut des rencontres imprévues, et cette pensée, et l'hiver
qui vient, rendent les gens plus tristes et portés à s'enivrer
davantage.
Le vieux Prigent était allé seul à Golgon. Il avait bruiné un peu dans la matinée et Francésa avait préféré rester au manoir avec Louis. Cependant les routes étaient chargées de pèlerins. Ils arrivaient par groupes de huit à dix. Ils s'arrêtaient, pour commencer leurs dévotions, à la croix qui est devant la chapelle sur une petite butte rocheuse;
Voici un tableau de la croix et de la chapelle de Golgon qui date d'autrefois, et une photo de la croix tel qu'elle se voit aujourd'hui
Source: Archives particulières
on les voyait
qui s'agenouillaient à la file, les femmes sur un mouchoir qu'elles étendaient
par terre pour ne pas salir leurs jupes, et d'autres, des hommes aussi, qui
avaient un voeu à remplir et qui ne devaient recevoir la communion qu'après
avoir fait trois tours de cimetière en récitant leur chapelet.
Prigent s'arrêta comme eux à la croix. Il ne fit point attention
que Coupaïa et Salaün étaient à deux pas de lui et que
d'un groupe voisin émergeait la haute stature de Le Coulz. Il
récita seulement un
pater et un ave et se releva pour entrer à l'église.
Une ligne de mendiants bordait les deux côtés du parcours, les
mêmes dans tous ces lieux de pèlerinages, tribu voyageuse d'ataxiques,
d'aveugles, de culs-de-jatte, d'idiots en longues robes sous la conduite de
petites filles, et, dans le tas, des têtes, des torses entiers mangés
de cancer, des moignons en pourriture, un indicible grouillement d'ulcères,
de difformités tendues jusqu'à l'exagération, et d'où
montait sans discontinuer la même plainte, la même supplication
pitoyable, sur toutes les gammes de la voix humaine. [3]
- Kristenien,
ann aluzon evit ar garantez Doué : « Chrétiens, la charité
pour l'amour de Dieu. »
Prigent entendit la messe et les vêpres dans le transept qui est la partie des églises bretonnes réservée aux hommes et où ils suivent l'office debout, les bras croisés;
Voici le trasept de la petite église
Source: Archives particulières
il prit rang dans la procession et revint avec elle à l'église où l'on chanta un dernier cantique à saint Golgon, et, pendant qu'aux femmes et aux enfants de l'assistance le prêtre imposait l'étole et récitait à chaque imposition l'évangile de Saint Jean qui préserve de la peur, il franchit le portail et gagna une des hôtelleries volantes dressées de la veille par les débitants de Ploumanac'h et de Trégastel à l'usage des pèlerins.
Le portail de l'église
Source: Archives
particulières
10
La tente où
il entra, étroite et longue et bouchée à l'une de ses extrémités
par un pignon de grange, était déjà pleine à déborder,
et il eut quelque mal à se frayer un passage parmi le va-et-vient des
buveurs. Il réussit enfin à se caser. On lui servit comme aux
autres un verre d'eau-de-vie blanche, l'unique denrée du boyau avec le
cidre, et lentement, comme il était en pays de connaissance, il but,
trinqua, but encore,
et, de verre en verre, sans prendre garde, laissa dans les pots toute sa prud'homie.
C'était assez
rare chez lui. Du reste, ses voisins étaient dans le même état
ou pire, et personne n'y fit attention. L'auberge ne désemplissait pas.
Un ronflement de foule venait de la grande route où les branles avaient
commencé; près de l'auberge même, devant un carreau de vieille
toile qui leur servait d'éventaire, une famille de chanteurs ambulants
psalmodiaient le « gwerz » de saint Golgon. [4] La mélopée
traînait, tramait, et tout d'un coup, piquant le rythme, une note partait,
suraiguë, sauvage, pareille à un cri de pluvier, et d'où
la voix, comme cassée, retombait brusque au plain-chant. . .
Mais tous les bruits
du dehors se noyaient dans la rumeur de la tente. Ces voix de paysans, sourdes
et douces dans leur registre naturel, avec l'eau-de-vie s'enflaient, grossissaient
jusqu'au meuglement, éclataient comme des outres crevées. Les
servantes n'y entendaient plus. Des coups de poing ébranlaient les tables,
chaviraient les verres, et, pour des riens, pour appuyer une parole, pour une
carte mal jouée, ou simplement par réflexe chez les buveurs endormis.
Prigent ne se gardait pas beaucoup mieux que les autres, mais son verbe restait
encore assez net, quoi qu'il y mît de passion inconsciente. Un des voisins
avait engagé la conversation sur le mariage de Francésa, dont
la date n'était point encore fixée. On ignorait communément
le coup de fortune du douanier et l'on s'étonnait que le bonhomme eût
accédé à sa demande. Le Coulz avait été remercié
sans autre raison qu'il ne convenait pas à la jeune fille. C'était
d'ailleurs un homme taciturne et qui ne confiait point ses affaires aux gens.
Le jour même on l'avait vu qui suivait les offices et la procession comme
si de rien n'était; il semblait parfaitement calme, et personne n'eût
su dire ce qu'il y avait au fond de son coeur. Seule, Coupaïa, comme il
passait près d'elle, la procession achevée, avait tiré
son mari par la manche et avait dit assez haut pour que Le Coulz entendît
:
- Tiens! Celui-là
qui passe, c'est celui qui a manqué d'épouser Francésa.
. .
Il s'était retourné, une colère aux yeux.
15 -
Et toi, qui es-tu?
Mais Coupaïa
s'était faufilée aussitôt dans la foule, et il n'aurait
pas su son nom, si Salaün, qui
n'avait pu s'esquiver en même temps qu'elle et qu'il maintenait, ne lui
avait révélé de force. Il lâcha l'homme sans plus
insister; il s'informa, seulement, de ce qu'était cette Coupaïa
; on le lui dit et qu'elle était la belle-soeur du douanier, mais il
ne s'expliqua pas le ton étrange qu'elle avait mis à ses paroles.
Ce nom de Francésa,
ainsi rejeté sur la route, l'avait troublé du reste, plus que
tout. L'eau-de-vie ne le posséda pas jusqu'à lui ôter sa
préoccupation; elle l'accrut plutôt, et quand il entra, à
la fin, d'auberge en auberge, dans la tente où discutaient le vieux Prigent
et ses amis, il y avait distinctement dans ses yeux tout ce qu'il avait refoulé
jusque-là dans son coeur. Néanmoins, la rumeur de l'auberge, l'opacité
des derniers plans, son inquiétude même l'empêchèrent
de remarquer d'abord la présence de Prigent; celui-ci non plus ne le
vit point qui s'asseyait de l'autre côté de la table, à
cinq ou six pas de lui, et continua de causer. Ne se cherchant point, ils auraient
peut-être quitté la tente sans s'être aperçus. C'est
le nom de Francésa qui, derechef, mit le feu aux poudres. Le vieux Prigent
en était à rabâcher pour la vingtième fois à
la compagnie et avec
ce renforcement progressif du ton qui s'observe dans l'ivresse
- Je vous dis que
Thomassin est un meilleur parti pour Francésa que ce brigand de Le Coulz!
. . .
- Mille dieux! .
.
20
Toutes les têtes
se levèrent ensemble, tant l'exclamation avait eu de violence. Déjà
Le Coulz s'était dressé; les veines de ses tempes saillaient sous
la colère comme des cordes ; il arracha des mains d'une servante un pichet
de grès qu'elle reportait au comptoir et, le faisant tourner comme une
fronde dans la direction du vieillard :
- De brigand et de
traître, il n'y en a que toi ici, pourriture!...
Heureusement le vieillard
s'était levé au premier mot de Le Coulz et ses bras, placés
en défense, l'avaient préservé du choc. Il voulut se précipiter
à son tour; mais trente mains s'étaient déjà cramponnées
aux deux hommes et, tandis qu'on s'efforçait d'entraîner dehors
le plus jeune, d'autres mains retenaient Prigent, le liaient à la table,
fou de rage, les poings tendus, et qui criait vers son agresseur :
- Oui, brigand! brigand
! Ah! tu croyais que tu aurais Francésa comme ça, avec tes quinze
cents livres de revenu volés par ton grand-père. . . Tu croyais
ça, gredin, bandit. . . Eh! je me fous pas mal de tes quinze cents livres.
. .
- Lâchez-moi
que je l'assomme! . . . Lâchez-moi! hurlait Le Coulz.
25
Il s'accrochait aux
bancs, aux perches qui soutenaient la tente ; il fallait desserrer ses doigts
un par un. La lutte s'éternisait de côté et d'autre, cependant
que, dans le vide laissé au centre par la disposition des groupes, les
voix des deux hommes roulaient sans discontinuer.
- Bandit! Gredin!
répétait le vieillard, tombant insensiblement de l'insulte au
sarcasme. . . Ça se figure qu'il n'y a que lui! . . . Ça fait
le malin parce que c'est riche! Eh bien, vous savez, vous tous, les autres,
celui que je donne à ma fille, l'ancien maltôtier, Thomassin, il
est encore plus malin que ce malin-là. . . Ah ! Ah ! ça te rive
le clou! Tu croyais qu'il n'avait que sa solde, hein? . . . Il a dix-sept cents
livres de revenu depuis la semaine dernière, mon gars. Dix-sept cents
livres! . . . Deux cents de plus que toi. . ., tu entends, gueux, triple gueux,
dix-sept cents livres! . . .
Le Coulz était dehors : Prigent continuait; sa voix s'affaiblissait à mesure dans la rumeur qui reprenait. On dut le reconduire à Keraliès, brisé qu'il était de ces efforts, et toute sa raison sombrée. Ni Francésa ni Thomassin ne connurent l'algarade; les témoins, gris eux-mêmes, n'y songèrent pas plus le lendemain qu'à la première batterie d'ivrognes venue.
Le Coulz seul n'oublia pas.
Observations
[1] Golgon est au autre hameau près de Trégastel.
[2] Kerduel est au nord de Pleumeur-Bodou.
[3] Souvenez-vous des mendiants au mariage de Yann et Gaud dans Pêcheur d'Islande Lecture 33.27.
[4] La complainte de St. Golgon. Souvenez-vous du pardon des pêcheurs à Paimpol, dans Pêcheur d'Islande, scène de la première rencontre de Yann et Gaud, où Yann écoute une complainte (Lecture 6.5).
Révision de la lecture
1. Comment
Francésa contrôle-t-elle son père, maintenant?
2. Pourquoi Prigent va-t-il à Golgon?
3. Pourquoi les mendiants se trouvent-ils à Golgon?
4. Qu'est-ce que Prigent fait après la messe?
5. Qu'est-ce que Coupaïa fait pour enrager Le Coulz?
6. Qu'est-ce qui l'enrage davantage?
7. Pourquoi Prigent insulte-t-il Le Coulz?