XII

      Cependant, et tout à la joie de ses fiançailles, Thomassin continuait de vivre avec les Salaün comme à l'ordinaire et sans prêter plus d'attention aux paroles à double sens et à l'attitude mauvaise de Coupaïa. D'ailleurs, il n'était presque jamais à Morvic, rentrant seulement aux heures du souper et pour dormir; encore ses affaires l'avaient-elles retenu deux ou trois fois à Lannion.

      Mais Coupaïa, de l'ombre où elle s'accroupissait, ne le quittait pas en esprit. Elle le suivait sur les routes, au manoir, à la ville; elle assistait, invisible et muette, à chacun de ses actes; elle l'entendait parler; elle le voyait qui franchissait le porche, qui saluait Prigent, qui caressait Francésa. De son visage elle descendait jusqu'à son coeur; elle habitait comme en lui et elle aurait pu dire chacune des pulsations qui l'agitaient. Puis, subitement, un horrible retour sur elle-même. Ah ! Va Doué! ses prières, ses macérations, tant de veilles, aboutir là! Il vivait, il était devenu encore plus riche, il allait épouser Francésa Prigent! Elle le tenait de la bouche même de Francésa. L'enfant, de moins en moins défiante, venait quelquefois à Morvic, et si heureuse, si jeune, si belle, qu'aucun spectacle n'avait jamais tant fait saigner la plaie de son âme.

      Sur la lande, dans l'approche du soir, voilà Môn-ar-Mauff qui allume des feux et qui attise la flamme avec des gestes circulaires. Ah ! Môn est plus forte qu'elle, que tous les saints et toutes les prières; les planètes tournent à son commandement; elle sait les paroles magiques qui font rouler l'or dans les sacs; elle a ensorcelé d'amour la pauvre Francésa. . . C'est fini. Coupaïa est vaincue et n'essaiera plus de lutter.

     Elle regarde de ses yeux morts dans les cendres. . . On gratte à la porte. . . Une voix humble, tremblante, qui marmonne.

5   - Un morceau de pain, bonnes gens, pour l'amour de Dieu. . .

      Et, comme personne ne répond, la porte s'ouvre doucement; une mendiante, une vieille, pliée en deux sous un gros sac de route, regarde, fouille un moment l'ombre de ses yeux de souris et, quand elle aperçoit Coupaïa qui a l'air de dormir, reprend à voix plus haute pour la réveiller:

      - Un morceau de pain, jeune femme, au nom du bon Dieu.

      Cette fois, Coupaïa l'entend et se retourne. Du pain! Oh! il y en a maintenant en suffisance au logis ; ce n'est plus le pain qui manque. Elle indique l'armoire à la mendiante, et celle-ci, avec la familiarité douce des bonnes gens de la Bretagne, ouvre les battants, prend le pain et le couteau et se taille un morceau à sa guise dans la miche toute fraîche.

      Elle referme l'armoire. D'un petit coup d'épaule, elle rajuste son sac trop lourd et elle va s'en aller comme elle est venue, tranquillement, sans gêne, sûre d'avance, dans chaque ferme où elle entre, du même accueil facile et bienveillant. . .

10  - Dieu te donne ses grâces, jeune femme. . .

      Elle franchit le seuil. . . Quelle idée se fait jour dans la tête de Coupaïa? Elle rappelle la vieille ; elle examine ses traits avec attention ; il semble qu'elle la reconnaisse.

      - Est-ce qu'on ne te nomme pas Cato Prunennec?

      La mendiante fait signe que oui de la tête. Coupaïa reprend :

      - Alors, c'est sûrement toi que j'ai vue à Samson. [cf. I.38] Tu priais sous le porche, un cierge à la main : tu as fais trois fois, sur tes genoux, le tour de l'église; tu as remis ton cierge au sacristain et tu es partie en récitant ton chapelet. . . Je t'ai vue un autre jour au pardon de La Clarté. [1] Tu avais dû fournir une longue traite, car tes pieds étaient rouges et gonflés, et ta coiffe était toute jaune de poussière. Tu donnas pour offrande un rouleau de quarante sous et tu passas la journée tout entière et la moitié de la nuit à prier devant la statue de la Dame. . .

La Statue de Notre-Dame de La Clarté

Source: http://perso.wanadoo.fr/xavier.desury/renerealisation2.htm

Et je t'ai vue une autre fois encore, mais ce n'était pas dans un pardon, ni dans une église. Tu avais un bâton blanc à la main, tu marchais vite, il faisait presque nuit déjà; une femme qui te connaissait t'arrêta sur la route et de la lande où j'étais, par-dessus les ajoncs, j'entendis qu'elle te demandait où tu allais si tard. Et je me souviens que tu lui répondis : << Ne m'arrête pas, je suis pressée. Il faut que je sois avant demain matin à la chapelle de l'Assignation; c'est au sujet d'un homme qui a fait un faux serment en justice afin de ne pas restituer l'argent qu'il devait... » Et tu continuas de marcher dans la nuit; mais tes paroles ne m'ont point quittée depuis lors. J'ai su seulement que tu t'appelais Catherine Prunennec, que tu habitais en Servel et que tu étais mendiante de paroisse.

Servel est au centre du cercle

Source: ismap.com

Mais si tu n'es que mendiante, cependant, où as-tu trouvé tant d'argent pour fournir aux pèlerinages et quel tort un faux serment a-t-il pu causer à tes affaires, puisque tu vis seulement de la charité des autres? . . .

15   La mendiante regarde Coupaïa, et, comme si ce regard, long et appuyé, lui avait fait voir bien à fond dans la conscience ténébreuse de son hôtesse, elle dépose son sac, s'approche de Coupaïa et la touche à l'épaule :

      -Tu en veux à quelqu'un aussi, toi, ma fille!

      Coupaïa tressaille et se tait.

      - Est-ce à un homme? Parle-moi franchement . . .

      Mais Coupaïa garde son secret; elle ne l'a dit encore à âme qui vive qu'à Salaün; elle ne répond rien à la vieille, et celle-ci continue après un silence :

20  - Tu te défies, tu as peur, mais c'est que tu ne connais pas bien Cato Prunennec. Va-t'en à Servel, ma fille; interroge ceux de mon âge, ils te diront qui je suis : à présent, certes, une mendiante de paroisse comme toutes les autres, mais ma condition a bien changé depuis quelques années. . . Quand tu m'as vue, ce soir d'hiver, sur la grande route de Tréguier, ma baguette blanche à la main, qui me hâtais vers Saint-Yves-de-Vérité, j'étais encore pèlerine de mon métier. [2] Que de chapelles et d'églises j'ai visitées ainsi, non pour moi, quoique je sois pieuse dans le fond du coeur et attachée aux pratiques de ma religion, mais, comme tu le disais, tout à l'heure, ma fille, je n'aurais point trouvé l'argent nécessaire à tant de pèlerinages, si je les avais accomplis à mon compte. D'autres m'en chargeaient : des invalides, des femmes aux approches de leur terme ou des hommes que la moisson retenait aux champs jusqu'à l'automne. Et pour eux et en leur nom je déposais l'offrande sur l'autel, la prière au pied du saint, et pas un, tu peux le demander à tout Servel, n'a eu à se plaindre que Cato Prunennec l'ait trompé d'un liard ou d'un pater dans ses pèlerinages. . . Mais j'ai vieilli, ma fille, et la foi, chaque année qui vient, s'est faite plus vacillante dans le coeur des hommes. On ne m'employait plus qu'à des missions rapprochées et qui ne me donnaient point de quoi vivre; et puis, je ne sais pas si tu l'as remarqué, les prêtres, on dirait qu'ils sont maintenant contre la religion. Va Doué!... Qu'est-ce que nos saints nationaux leur ont donc fait? Nous les connaissions depuis si longtemps et ils nous connaissaient si bien! Gonnery était tout-puissant contre les maux de tête, et Kirech mariait dans l'année les filles qui, à l'aide d'une épingle, faisaient descendre l'esprit dans sa statue; mais Gonnery n'a plus d'autel et Kirech maintenant est en pierre : va donc le réveiller! [3] J'ai vu pire encore : à Pleumeur, un prêtre, oui, un clerc à peine tonsuré, qui, sous prétexte que la statue d'Uzec était trop vermoulue pour figurer sur l'autel, l'a fait enlever et remplacer par la statue d'un saint étranger, dont les attributions nous sont inconnues et qui ne peut pas nous aimer ni nous servir, certes, puisqu'il n'est pas du pays. . . Mais le dernier coup, ma fille, c'est que le pèlerinage de justice, l'assignation à Saint-Yves-de-Vérité, ait été interdit. Il y a de cela cinq ou six ans. C'était la place dévote la plus fréquentée de Bretagne; non point qu'on en parlât beaucoup (son nom était évité comme un mauvais signe dans les conversations des gens), ni qu'elle donnât lieu à un pardon plus rare que les autres, je ne sais même pas s'il y avait un pardon de Saint-Yves-de-Vérité. Mais le mystère dont elle s'entourait n'était pas pour nuire à son crédit. Bien au contraire. On s'y rendait de partout; seulement les gens s'y rendaient avec précaution, de nuit, et même, pour détourner des curiosités gênantes, la plupart préféraient charger quelque pauvresse comme moi d'y porter les voeux secrets de leur coeur. . . C'était le bon du métier. Moi qui te parle, j'ai eu jusqu'à trois écus d'une seule personne, rien que pour me rendre à Saint-Yves-de-Vérité et en revenir comme j'étais allée, les lèvres closes. . . Tu ne me crois pas, peut-être. Ma fille, il faut que je te le dise, c'est qu'on pouvait se fier à monseigneur saint Yves. Il n'y a pas d'exemple qu'on l'ait adjuré en vain. Il suffisait de l'aller trouver dans sa chapelle et de lui dire : « Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l'es encore. » Et le faux témoin contre qui on l'avait adjuré mourait dans l'année; l'épouse qui avait failli mourait dans l'année; le frère qui avait fait tort à son frère. . . [4]

      - Le frère! dit sourdement Coupaïa.

      Mais, si bas qu'elle ait laissé échapper cette exclamation, la mendiante a entendu. Elle reprend, insistant sur le mot .

      - Le frère, oui . . . C'est à ton frère que tu en veux, toi.

      Coupaïa se raidit de toutes ses forces.

25  - Je n'ai pas de frère . . .

      - Pas de frère? Mais tu es mariée; alors c'est au frère de ton mari. . .

      - Et quand cela serait, mendiante? dit Coupaïa que cette pénétration exaspère. Tes questions sont sottes et ne méritent point qu'on s'en occupe. Va-t'en!. . . `

      Et après un silence, quand la mendiante, debout, son sac rajusté sur les épaules, est prête à gagner la porte:

      - D'ailleurs, à quoi cela servirait-il? Tu viens de me dire que Saint-Yves-de-Vérité n'existe plus.

30  La mendiante se retourne vers Coupaïa

      -La chapelle du saint a été démolie. Le recteur de Trédarzec est celui qui a fait le coup ;

Trédarzec est marqué par l'étoile rouge

Source: Mapquest

son sacristain avait été voué et il est mort dans l'année même. C'est exact. Le pèlerinage ne peut plus s'accomplir sous son ancienne forme. Seulement, écoute bien, ma fille, tu t'emportes, tu ne veux pas te livrer, mais tu es une croyante. J'ai vu cela tout de suite en entrant ici; les murs disent que tu pries. . . Moi, je sais où l'on a transporté la statue du Justicier. [5]

La Statue de Saint-Yves-de-Vérité?

La légende sur cette vieille carte postale dit: "Le Véritable St. Yves-de-Vérité. Statue très ancienne recueillie dans la chapelle en ruines de Trédarzec par le Maestro Ambroise Thomas et conservée dans la chapelle de sa propriété, à L'Ile Illiec"

Source: http://www.ibretagne.net/FR/

      Coupaïa ne répond pas. Quelle lutte sourde s'engage au fond d'elle? La vieille a gagné le seuil; son geste vague enveloppe la longue étendue des campagnes où elle va disparaître tout à l'heure et d'où elle ne reviendra plus.

      - Dieu te donne ses grâces! dit-elle une dernière fois.

      C'est l'adieu définitif, l'occasion trouvée et qui échappe à toujours. Coupaïa tremble de tout son corps. Ah ! coûte que coûte, et quand même son secret devrait balayer les grands chemins avec la mendiante, qu'il meure frappé, l'être d'impiété et de malice pour qui sa haine n'a cessé de battre. . .

35  - Rentre! dit-elle à la mendiante.

Observations

[1] Pour La Clarté, voyez la deuxième carte dans le Chapitre I.

[2] La chapelle de St. Yves-de-Vérité était près de Trédarzec, sur le petit port, entre Lannion et Paimpol, en face de Tréguier. Elle fut détruite à la fin du XIXme siècle.

[3] Saints Gonnery et Kirech n'étaient jamais reconnus par l'église catholique à Rome; ils étaient des saints bretons.

[4] Saint-Yves-de-Vérité était une sorte de "spinoff" de St. Yves, dit le Juste, qui était né à Tréguier.

[5] Encore aujourd'hui il y a des légendes sur la statue de St. Yves-de-Vérité.

Révision de la lecture

1. Par qui Coupaïa se voit-elle vaincue?
2. Qu'est-ce qui était, autrefois, le "métier" de Cato?
3. Comment la religion a-t-elle changé en Bretagne, d'après Cato?
4. Qu'est-ce qu'on demandait à St. Yves-de-Vérité?
5. Pourquoi le recteur de Trédarzec a-t-il fait démolir la chapelle de St. Yves-de-Vérité?
6. Pourquoi Coupaïa veut-elle frapper Thomassin?