XIII

      Sur le revers du talus, à la fourche des routes de Trégastel et de Landrellec trois jours plus tard, Coupaïa, la tête dans son tablier, attendait la mendiante. Ces trois jours qui venaient de s'écouler, Cato Prunennec les lui avait demandés pour mener à bien son pèlerinage; mais, comme les deux femmes craignaient qu'on ne les surprît en conversation, elles avaient préféré se donner rendez-vous à quelque distance de Morvic et dans un endroit où leur rencontre ne paraîtrait pas préméditée.

      Cato devait arriver dans les dernières heures du soir, mais sûrement avant que la nuit ne fût tombée. Elle avait compté qu'elle serait à Louannec sur les trois heures et que, de Louannec à la fourche, après un temps d'arrêt pour avaler une soupe, il ne lui faudrait plus qu'une heure et demie de marche.

Voici Louannec

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Tout à coup et juste au moment où la quatrième heure commençait de sonner à l'église prochaine, sa petite taille voûtée se dessina au haut du raidillon de Guéradur. [1] Par hasard, Coupaïa leva les yeux et reconnut la mendiante. Elle ne put retenir une exclamation de surprise; cependant elle ne se dérangea point du talus où elle était accroupie et se mit seulement à prier plus vite et plus serré et comme pour détourner les Sorts. Cato se hâtait; on entendait les coups secs de son bâton sur les cailloux de la route; mais elle avait la tête basse, et, pour qui l'eût vue de près, un air de lassitude morale qui rendait sa hâte plus étrange. Coupaïa ne la perdait pas des yeux. Qu'apportait-elle, la triste messagère? Elle approchait, elle était à quelques pas et elle ne disait rien. Elle s'arrêta enfin devant la jeune femme; mais sa pauvre taille voûtée s'affaissa davantage encore; ses bras glissèrent le long de ses hanches; et, à l'interrogation fiévreuse des yeux de Coupaïa, elle ne sut répondre que par un branlement de tête désespéré. Cato n'avait pas trouvé la statue du Justicier à l'endroit qu'elle supposait; huit jours auparavant, le recteur l'avait fait enlever et personne que lui ne savait ce qu'elle était devenue.

      Alors, sur la grand'route qu'envahissait la tombée du soir, pareille à une femme ivre, Coupaïa s'en revint. Combien de temps était-elle restée dans le fossé? Quand la mendiante était-elle partie? Elle ne l'aurait su dire. Et elle ne savait pas pourquoi non plus, au retour, elle avait pris vers Trégastel, quand la traite était moins longue par Landrellec.

      Elle ne pensait plus, ne vivait plus. Elle marchait dans une hébétude complète de ses sens.

   A l'entrée du bourg, elle alla heurter contre le timon d'une charrette, et, tout étourdie encore du choc, elle eût roulé sous l'attelage, si, d'un preste revers de main, le charretier n'avait eu le temps de la coucher de son long dans la douve.

      Elle y demeura quelques minutes sans bouger. Le charretier eut peur et s'approcha. Sa tête était tournée de moitié vers la terre. Une longue bave pourpre pendait de ses dents, et elle était jaune comme une morte. Il la retourna la face à la lumière, et presque aussitôt elle ouvrit les yeux. Et alors ils se sentirent pris l'un et l'autre d'un trouble inexprimable : elle, en reconnaissant Le Coulz, et lui, la femme qui l'avait désigné du doigt à Golgon [cf. XI.13-14] et qui était la belle-soeur de son rival.

      Cependant, il l'aida à se remettre sur ses pieds. Coupaïa n'était point blessée grièvement; le choc avait porté contre la mâchoire, qui s'était un peu démise et qui saignait. Il voulut lui essuyer la bouche, mais elle le repoussa.

      - Non, ce n'est pas la peine, dit-elle.

      - N'importe, répliqua l'homme, tu as eu de la chance tout de même.

10  - Ah! dit Coupaïa, peut-être que tu aurais mieux fait de me laisser écraser.

      - Ça dépend, répondit l'homme sans bien comprendre. Qu'est-ce qui t'arrive?

      -- Rien, répondit-eIle farouchement.

      Elle avait beau s'efforcer, elle n'était pas maitresse de ces premiers mouvements, tout instinctifs, et chaque fois qu'elle sentait une curiosité peser sur elle, fût-ce en bonne part, son âme se rebroussait avec la même sauvagerie.

      - A ton gré! murmura l'homme.

15  Et, se tournant vers ses chevaux qui s'ébrouaient dans le serein :

     - Hue! cria-t-il. . .

      D'un bond, Coupaïa se planta devant lui, horrible à voir, ses yeux vitreux allumés d'une flamme sourde, le menton tuméfié, la bave de pourpre coulant de ses dents sur son justin et toute sa face jaune contractée d'une haine douloureuse. L'homme recula. Mais elle le tenait par le collet de sa chemise qu'elle avait saisi comme pour l'étrangler, et, le secouant :

      - Tu devrais pourtant le savoir, toi, ce qui m'arrive, puisque nous avons tous les deux le même tourment. . .

      Et de sa voix sèche, rapidement, hachant les mots, elle lui cria dans la face :

20  - C'est fixé. Ils s'épousent à la fin du mois ! . . .

      - Ah! dit seulement Le Coulz; mais toute sa face aussi se contracta de douleur et un flux rouge l'alluma subitement.

      Ils restèrent quelque temps sur la route sans parler. Les chevaux s'étaient arrêtés d'eux-mêmes. Lui cherchait quel mobile gouvernait la belle-soeur de Thomassin et d'où venait que ce mariage lui était si odieux.

      - Tu l'aimais donc? demanda-t-il.

      Elle poussa un cri terrible, un cri pareil à un râle. Il lui sembla qu'on ouvrait toute grande sa conscience, et elle s'éclairait d'une flamme si intense que le mystère de sa vie lui apparut à elle-même pour la première fois. Ce fut un éclair. Cette vue profonde qu'elle avait eue un moment d'elle-même s'effaça, noyée dans le débordement de haine montante qui recommençait à l'envahir.

25  - Écoute, dit-elle, il faut nous associer. Je ne veux pas que Loïz-ar-béo se marie avec Francésa. Je ne le veux pas, non, je le tuerai plutôt. Mais, toi, tu ne peux pas vouloir, non plus, qu'il épouse Francésa. Tu ne le peux pas, tu ne le peux pas...

      - Oui, dit Le Coulz à voix vague, et comme suivant un rêve, c'est mon idée aussi. Je le tuerais bien pour me venger de Prigent et pour qu'il n'ait pas Francésa. Mais c'est Francésa dont je ne peux pas guérir, tant qu'elle n'aura pas été à moi.

      - Tu l'auras! dit Coupaïa.

      C'était si loin de son attente qu'il regarda la femme pour voir si elle ne se moquait pas de lui. Mais l'horrible bouche sanglante qui avait prononcé ces paroles répondait du coeur qui les avait soufflées.

      - Comment ferais-tu? demanda-t-il. Dis vite.

30  Il était extrêmement pâle. Posséder Francésa, l'avoir à lui avant son rival, assouvir sur son beau corps cette passion démontée et hurlante qui le tordait à mourir dans les litières chaudes des granges où elle lui apparaissait avec ses prunelles douces et ses lèvres rouges, mais comment, comment? Ah! l'idée impossible, devenue possible tout d'un coup, l'idée qui l'avait si souvent hanté dans les nuits, d'un viol rapide, perpétré au revers d'une route, avec ses mains sur la bouche qui hurle, l'accouplement, et puis la fuite longue dans les ténèbres où vagit la déflorée, mais comment, comment? . . .

      - Tu seras après-demain à Morvic, oui, après-demain; pas demain, tout raterait. Après demain, c'est jeudi. Il y a foire à Lannion; Loïz-ar-béo s'y rendra pour acheter ses bijoux de noces . . . Je passerai dans la matinée chez Francésa . . . Je l'inviterai à venir manger des crêpes à Morvic . . . Ce sera pour quatre heures. Il n'y aura que moi à la maison. Tu frapperas trois coups. Je ferai semblant de sortir quand tu arriveras, mais je pourrai revenir par la porte du fond, si je vois que tu as besoin. . . Quatre heures, n'oublie pas. Tu n'auras qu'à dire que tu viens me chercher à cause d'Yves-Marie qui s'est blessé.

     Elle s'en alla. Elle courait, son mal oublié, avec des paroles de folie, les mêmes toujours :

      - C'est un péché, c'est un péché, mais ce serait un péché plus grand que Loïz-ar-béo épousât Francésa. . . Il faut empêcher le mal par un mal moins grand. . . Le bien reste impuissant contre le mal ; il faut lutter par le mal contre le mal. . . C'est un péché, un péché; mais c'est pour éviter un péché plus grand. Ave, Maria, gratta plena...

Observations

[1] Pour Guéradur, voyez la première carte dans le Chapitre XII.

Révison de la lecture

1. Pourquoi Cato est-elle au désespoir, et d'où rentre-t-elle?
2. Comment Coupaïa rencontre-t-elle Le Coulz?
3. Qu'est-ce que Le Coulz révèle à Coupaïa?
4. Qu'est-ce que Le Coulz veut, surtout?
5. Qu'est-ce que Coupaïa lui promet?
6. Quel conflit Coupaïa ressent-elle toujours?