On attendit la jeune fille jusqu'à huit heures. Thomassin arrivait de la foire; il avait faim et, pour amuser son appétit, trempait une lèche de pain dans un bol de café. Comme Francésa tardait, toujours, on envoya le petit pâtre Alanie à Morvic ; il revint, disant que Coupaïa s'étonnait fort, et que Francésa avait quitté Morvic depuis longtemps, qu'elle-même avait dû s'absenter à cause d'Yves-Marie tombé, d'après un faux bruit, dans une carrière de Trégastel et qu'à son retour elle n'avait trouvé personne au logis.
Cette fois,
Thomassin commença sérieusement de s'inquiéter. Il courut
à Landrellec: on n'y avait pas vu Francésa. De son côté,
le
vieux Prigent partit aux informations, mais son enquête n'eut pas un
meilleur succès.
Cependant des pêcheurs
qui revenaient avec le premier flux dirent qu'ils avaient entendu
sur la grève de Roscané des gémissements pareils à
ceux d'une bête blessée et qu'en prêtant attention ils avaient
cru distinguer au pied de la dune une forme blanche, couchée, qui pouvait
être Francésa. . . Thomassin ne respirait plus. Par les landes,
les champs, il se lança sur Roscané. Du vaste segment de ciel
hivernal qui se découpait sur sa tête s'épanchait une clarté
laiteuse; la grève baignait dans cette lueur diffuse et il put en embrasser
l'étendue; elle était vide.
Il cria de toutes ses forces;
il appela Francésa sur la mer et sur la dune ; la mer couvrait sa voix,
ou bien Francésa était morte, car il n'y eut pas d'autre bruit
que celui d'une bande de courlieux qui prit le large en sifflant.
5
Il se rejetait vers
Landrellec, perdu d'angoisse, les yeux fous, quand il avisa dans la brousse,
au pied de Bringuiller, la cahute de la rebouteuse : un filet de lumière
filtrait par ses ais disjoints. D'instinct il sentit que la clef du mystère
était là. Il y courut. Au bruit de ses pas, la porte s'ouvrit,
et il vit la vieille Môn qui le regardait venir, sa résine à
la main.
- Francésa? cria-t-il
désespérément.
- Voici ce qui fut
Francésa, dit Môn.
L'enfant, à
demie nue, était étendue sur un lit de varech. Môn sans
doute n'avait eu que le temps de l'y coucher. Une écume rougeâtre
moussait entre ses lèvres, ses bras pendaient; sa jupe était toute
souillée, comme si elle avait couru longtemps dans le sable; par les
déchirures du corsage, on voyait sa gorge douce et pâle que la
respiration ne soulevait plus.
Ce fut un coup si
vif pour Thomassin que tout son sang lui reflua au coeur et qu'il demeura, sans
pouvoir prononcer un mot, à regarder la jeune fille.
10
- Est-ce qu'elle
est morte? demanda-t-il enfin d'une voix éteinte.
- Non, répondit Môn
en hochant la
tête, elle n'est pas
morte, mais elle n'en vaut guère mieux pour toi. Regarde.
Elle le prit par
le bras et approcha la lumière de la blessée, et il comprit subitement.
Il se dressa comme un halluciné. . .
- Oh! qui a fait cela? Qui
a fait cela?
- Va le demander à
tes incendiaires.
15
Il était déjà
sur la grève, il courait éperdument, il enjambait les talus, les
carrières, il fendait la lande d'un sillage de bête traquée.
Il arriva en face de Morvic, et, comme la mer avait
recouvert la chaussée, il s'y jeta tout vêtu, prit pied en quatre
brasses, escalada le plateau et, d'une
poussée d'épaules, se rua par la porte crevée dans la demeure
des Salaün. . .
A genoux contre terre,
mains jointes, son grand crucifix de cuivre qu'elle avait placé sur la
table entre deux bouts de suif, Coupaïa récitait les psaumes de
la pénitence; Salaün dans un coin, hébété d'eau-de-vie,
faisait les répons machinalement. Thomassin ne vit que la femme; il ne
lui laissa pas le temps de se remettre debout; il saisit le premier instrument
qui lui tomba sous la main, le crucifix,
et le levant à
pleins poings sur la tête de Coupaïa
:
- Tiens, pour toi,
n... de D... de canaille!
- Le crucifix! Le crucifix!
hurla la femme.
Ses yeux ardaient dans sa
face, moins de terreur encore que d'abomination contre un tel sacrilège.
20
De toutes ses «
saintetés », c'était ce crucifix la plus chère. Non
qu'elle fût sensible à la beauté, ni à sa forme étrange.
Mais ce crucifix avait une histoire singulière, que Coupaïa tenait
de sa tante, qui la tenait elle-même de ses grands-parents, à qui
elle avait été contée par
un patron de barque de Trébeurden, acteur où témoin dans
l'événement.
Au dire de ce lointain
ancêtre, il avait été trouvé dans le chenal de l'île
Milio, sur un navire à la dérive. [1] Il était cloué
au grand mât et, tout autour du mât, il y avait des cadavres allongés
sur le ventre et qui, dans cette attitude, se tenaient encore par la main, comme
s'ils avaient été frappés de la foudre tous ensemble au
moment où ils menaient autour de l'image cet abominable branle des sept
péchés capitaux par lequel la perverse Ahès avait autrefois
livré la ville d'Is et son père Grallon. . . [2] Le navire non
plus n'était pas gréé comme ceux du pays; il portait un
nom qu'on n'avait pu déchiffrer, un nom de chez les païens de Turquie,
disaient les vieux rouleurs, et qui s'accordait assez bien avec les espèces
de turbans dont l'équipage était coiffé. On tenta d'amariner
l'épave : peine perdue. La mer s'était faite de plomb, et le gredin
de bâtiment avait l'air vissé dessus. Alors, un des pêcheurs
eut l'idée de déclouer le crucifix et de le transporter dans sa
barque. Et aussitôt la mer se fendit et le navire s'abîma.
Cette légende, renouvelée peut-être ou contemporaine et jumelle de celle du mystérieux christ byzantin de Saint-Mathieu de Morlaix, avait profondément frappe Coupaïa.
L'Eglise de Saint-Mathieu à Morlaix
Source: http://leroux.jacques.free.fr/Morlaix/Eglise%20Saint-Mathieu.htm
Le crucifix
en gardait à ses yeux une vertu détournée et singulière,
et c'est avec le tremblement de la peur et après s'être signée
trois fois qu'elle-même se hasardait à y porter les mains.
Les Puissances, en
l'en faisant dépositaire, pouvaient-elles n'avoir pas eu leur dessein?
Elle avait communiqué sa conviction et sa terreur révérentielle
à son mari. Pour lui comme pour elle, le crucifix était à
la fois une redoutable icone domestique et un talisman souverain contre les
embûches de l'ombre, les assauts de l'impiété [3] : malheur
à qui l'approchait en état de péché mortel! Déjà
tout frémissant du sacrilège de Thomassin, les hurlements, l'appel
désespéré de Coupaïa résonnèrent comme
un tocsin de guerre dans cette tête malade et travaillée de rancune.
Thomassin, qui tournait le dos à son frère, ne pouvait observer
ses mouvements. Il continuait de ne voir que Coupaïa. La misérable,
son cri expiré, avait fermé les yeux, et elle aussi peut-être,
à cet instant suprême, connut la grande, la déchirante épreuve
de tous les mystiques; elle eut, la ténébreuse, sa sueur du Jardin
des Olives : pourquoi ses saints, ses
saintes l'avaient-ils abandonnée, comment avaient-ils pu permettre que
ce crucifix, sa sauvegarde, son palladium, au lieu de foudroyer 1'impie, comme
sur le bateau pirate, devînt la massue dont il allait la broyer? Si un
miracle avait été dans les intentions du ciel, il se fût
déjà opéré.
<<
In manus tuas...
» murmura Coupaïa. Et tout semblait consommé en effet, quand,
dans la seconde même où le vent de la mort fonçait sur elle,
Thomassin plia comme un arc tendu à force et lâcha le crucifix.
Coupaïa rouvrit
les yeux. Dieu de justice! Son ennemi, les jarrets cassés, se débattait
en face d'elle sous la pression de deux mains furieuses qui s'étaient
nouées par derrière autour de son cou et le serraient à
l'étrangler!
25
Placé comme
l'était Thomassin, aucune résistance n'était possible.
Vainement ses doigts essayèrent de dénouer l'implacable étreinte
; vainement il rua des reins et des pieds : l'étreinte où s'exaspérait
toute la sauvagerie d'une âme fanatique et jalouse et fouettée
encore par l'eau-de-vie ne fit que se resserrer. Les yeux de Thomassin jaillirent
de l'orbite, sa bouche se tordit, et, tandis que Coupaïa, relevée
d'un bond, tendait à deux bras vers lui le terrible crucifix,
vengeur des profanations, rémunérateur des prières, il
tomba, comme était tombée Francésa, presque à la
même place...
Le lendemain, à l'aube, vers sept heures et demie du matin, deux journaliers allant à leur travail aperçurent, en face du manoir de Prigent, dans la lande du convenant Lhostis, un homme pendu aux brancards d'une charrette. Le cadavre avait les bras en croix, la bouche serrée d'un mouchoir de poche en coton rouge; les brancards de la charrette étaient calés par un manche de fourche placé sous l'avant.
La victime fut immédiatement
reconnue. C'était un ancien douanier, nommé Louis Thomassin, âgé
de vingt-neuf ans et domicilié à Morvic en Pleumeur. L'autopsie
démontra que, surpris par derrière, environ deux heures après
son dernier repas, il avait été étranglé presque
sans résistance.
De Morvic a Keraliès, les traces laissées sur le sol indiquaient
qu'il avait été traîné jusqu'à la charrette,
aux brancards de laquelle on l'avait crucifié en introduisant un bâton
dans les manches de son paletot pour maintenir ses bras en croix.
L'opinion publique désigna immédiatement les époux Salaün comme les auteurs de cet assassinat. Ils avaient poursuivi leur victime par delà la mort : les bras qui s'étaient levés pour frapper avec le crucifix demeuraient étendus; la bouche qui avait proféré un juron contre Dieu était bâillonnée.
Observations
[1] L'Ile Millio se trouve à l'ouest de l'Ile-Grande.
[2] Ahès et la ville d'Ys (Is) font partie du folklore breton. D'après la légende, Ahès, la fille du roi Grallon, menait une vie si déreglée que toute sa ville d'Is fut engloutie sous la mer. Toujours d'après la légende, on peut, parfois, entendre les cloches des églises submergées.
[3] Notez le mot "talisman".
Révision de la lecture
1. Pourquoi Thomassin cherche-t-il Francésa du côté
de Roscané?
2. Où la trouve-t-il?
3. Pourquoi va-t-il ensuite chez les Salaün?
4. Comment Thomassin menace-t-il Coupaïa?
5. Qu'est-ce qui est l'origine du crucifix?
6. Comment Coupaïa réagit-elle à la menace de Thomassin?
7. Pourquoi Thomassin ne tue-t-il pas Coupaïa?
8. Pourquoi les Salaün crucifie-t-ils Thomassin?