III

      La nuit était tombée; la marée descendait. Coupaïa, lasse d'attendre, franchit la chaussée et courut à Landrellec. On y avait bien vu Salaün dans la matinée, mais on ne savait pas ce qu'il était devenu. Une petite fille lui assura qu'il avait pris vers Roscané, qui est un hameau voisin; elle demanda s'il portait un pain et, comme l'enfant répondit oui, elle fronça les sourcils et soupira.

      Elle s'était complu à l'idée que Thomassin ne les secourrait pas, peut-être rudoierait Salaün, le chasserait comme un mendiant. Ah! s'il avait pu les traiter ainsi! Sa haine, cette haine sourde et ténébreuse où elle s'abîmait, des journées entières, c'est en elle et d'elle qu'elle vivait. Du pain, on en trouve toujours. Pain de la pitié, plus amer à sa bouche que le chiendent, s'il avait fallu qu'elle le quêtât, elle eût été, suppliante, pieds nus, la parole basse, de porte en porte, et les morceaux lui en eussent paru doux venant d'autres que de son beau-frère. Elle ne se pardonnait pas d'avoir poussé Salaün à cette démarche; elle avançait sur Roscané, dans la nuit, avec des mots brefs, d'âpres interjections, de subits élancements à Dieu et aux saints, qu'elle appelait à son aide : « Ôtez-moi ma haine, Samson, Yves Hélory, Coupaïa, saints et saintes, si ma haine est mauvaise... » Et presque aussitôt : « Si elle est bonne, saints et saintes, ah! Dieu, si elle est bonne et juste, si c'est la haine de l'impie et que j'en reçoive quelque marque, conservez-la-moi, grandissez-la-moi, donnez-moi de la satisfaire pour votre plus grande gloire! »

      A Roscané, dans l'auberge où elle entra d'abord, on lui dit que Salaün était venu vers midi, qu'il avait troqué une moche de beurre frais contre un litre d'eau-de-vie blanche et qu'il était parti avec la bouteille. Alors elle le chercha par les grèves, dans les landes voisines, où elle supposait qu'il avait dû se coucher pour boire et, après boire, ronfler.

      Elle mit trois longues heures à cette recherche inutile. Elle avait poussé à quelques mètres du corps de garde, qu'elle entrevoyait dans l'ombre, au bout de la dune, et elle allait retourner à Morvic quand un bruit de voix l'arrêta.

5    Le vent venait de la terre et lui portait ces voix, encore que basses, assez distinctes pour qu'elle reconnût dans l'une la voix de Thomassin. Elle tressaillit. L'autre voix, c'était une voix grêle et cassée de vieille femme.

      A cet endroit, la dune formait de grandes tranchées parallèles, semblables aux sillons des vagues dans la haute mer, d'où pointaient des griffes de chardons bleus, secs et cassants, qu'elle prit garde de ne point frôler.

Les dunes de Roscané

Source: Archives particulières

Elle se glissa le long d'une de ces tranchées dans la direction des voix. Quand elle fut à portée, elle s'arrêta, leva un peu la tête au-dessus des chardons et, dans la nuit, reconnut le douanier et la rebouteuse.

      Sa joie fut telle qu'elle ne songea point à s'effrayer du voisinage. Les saints, les saintes, le ciel l'avaient donc exaucée! Cette preuve, ce miracle qu'elle leur demandait, ils le lui accordaient à l'heure même; elle l'avait là, sous ses yeux, ou plutôt ils le renouvelaient devant elle, comme au soir de Roscané, pour qu'elle fût plus sûre de la malignité de son ennemi.

      Thomassin et la rebouteuse ne l'avaient point entendue venir et continuaient de causer. Que complotaient-ils dans les ténèbres, sous ce croissant pâle que rayait la fuite des nuées? Coupaïa tendait l'oreille, mais les phrases ne lui arrivaient que hachées; elle entendit pourtant le nom de Francésa. Le nom fut répété deux ou trois fois encore. D'instinct, et quoique commun à plusieurs filles de la paroisse, sa pensée alla droit à Francésa Prigent; elle la connaissait, elle l'avait vue à Pleumeur l'an d'avant, à la procession, qui portait, avec trois autres jeunes filles, sur une petite claie de velours blanc, la statue de Notre-Dame. Elle l'avait vue aussi à Keraliès, travaillant au manoir, chez son père Prigent; Francésa était fille unique, jolie, riche, et les anciens la disaient de famille. Que venait faire son nom sur ces bouches démoniaques? Elle vit la vieille qui ouvrait la main et perçut un bruit d'argent. Au loin, un chien égaré hurlait à la lune. La rebouteuse et le douanier se levèrent. N'avaient-ils plus rien à se communiquer? Quelque bruit était-il arrivé jusqu'à eux? Sur la dune, Môn se dressa, huma le vent, et, à voix haute: « Les chardons sont traîtres... La dune a des oreilles... Veille à toi et aux tiens, Loïz-ar-béo ! » Coupaïa, le sang tourné, se colla contre terre; elle ne s'en alla que quand tout bruit eut cessé...

      Sur la chaussée de Morvic, étendu de son long, le pain à côté de lui, la bouteille cassée, elle trouva Salaün et le ramassa. Elle pria toute la nuit, rayonnante de haine.

Révision de la lecture

1. Qu'est-ce que Couopaïa aurait préféré à la charité de son beau-frère?
2. Quel conflit Coupaïa ressent-elle?
3. Qu'est-ce que Yves-Marie a fait du beurre que son frère lui avait donné?
4. Comment Coupaïa interprète-t-elle sa rencontre avec Thomassin et Môn?
5. Comment Coupaïa réagit-elle à l'ivresse de Yves-Marie?