IV

      Le hameau de Keraliès n'est qu'à une demi-lieue de Landrellec. Il compte à peine une douzaine de feux. Les maisons, petites, misérables, chiches de lumière, s'entassent l'une sur l'autre, le long de la montée. Des fumiers pourrissent devant les portes. Au loin s'étend la lande, âpre, noire, crevée par places de grands trous pour l'extraction des granits.

      La seule habitation de quelque importance s'abrite au bas de la montée, en face d'un vieux calvaire, dans un recoin où la végétation est moins rare, le vent moins dur. C'est une gentilhommière du seizième siècle, demeurée telle ou à peu près qu'elle fut bâtie. Si lourde, si triste, flanquée d'une énorme tourelle à poivrière, qui l'alourdit encore, elle ouvre sur la route le cintre étroit de ses fenêtres.

Il n'y a pas de tel manoir à Keraliès. Le Goffic a dû prendre comme modèle ce manoir à Trégastel et sa tourelle

Source: Archives particulières

Elle est toute mangée par les mousses. Le corps principal a deux étages; ce sont de gros blocs rectangulaires, mal cimentés, posés l'un sur l'autre par un maçon sans technique et qui n'ont aucun ornement que l'écusson de la porte d'entrée. Le style de l'édifice retarde sensiblement sur l'époque où il fut élevé; mais on peut étendre l'observation à la plupart des gentilhommières du Trégor et du Goëlo [1], la Renaissance n'ayant pénétré qu'assez tard en Bretagne et pour toucher presque uniquement aux constructions religieuses.

      Bâtie en 1579 par Geoffroy Prigent de Kerhu-Lanascol, seigneur dudit lieu, cette gentilhommière n'était jamais sortie de sa descendance.

      Les Kerhu-Lanascol étaient de vieille extraction : Marie, dame de Lanascol, héritière de la branche aînée, porta, vers 1400, par mariage, la terre de son nom dans la maison des Prigent de Kerhu, en stipulant que l'aîné de ses enfants mâles s'appellerait Kerhu-Lanascol. D'anciennes chartes témoignent qu'à ce moment les terres de Lanascol et de Kerhu réunies ne couvraient pas moins des deux tiers de la paroisse. En 1480, sous François II, Nicolas de Kerhu-Lanascol fut fait chevalier de 1'Hermine. [2] La même famille fournit deux abbés de Bon-Repos en 1508 et 1546. Pendant la Ligue, Geoffroy, capitaine du roi, contribua avec Sourdéac à la prise de Cesson. [3] Ce fut, dit-on, ce Geoffroy qui, vieilli, infirme, fit jeter bas l'ancien donjon des Kerhu-Lanascol et le remplaça par le manoir moderne, mieux approprié.

5   Dès lors il n'est plus fait mention de cette famille qu'au dix-huitième siècle, où nous voyons une dame Prigent de Kerhu-Lanascol, signant comme témoin, prendre dans un contrat de mariage le titre étrange de Domina du bourg et de domo dirac en groas. Cette signature farcie veut dire proprement : « Dame du bourg et de la maison qui est devant la croix. » Les Kerhu-Lanascol possédaient donc encore, à cette époque, des droits seigneuriaux fort étendus, le bourg dont il s'agit ne pouvant étre que Pleumeur. Ils émigrèrent à la Révolution [4]. Leur chapelle fut brûlée, le colombier démoli, le manoir et les terres vendues; mais, en sous-main, un vieux tenancier de la famille, Guillaume Bozec, racheta le manoir et le rendit, franc de dégâts, à Jean Prigent de Kerhu-Lanascol, lequel revint au pays sous l'Empire [1800-1815] et mourut presque aussitôt. Il laissait une veuve et un enfant mâle.

      Mme de Kerhu-Lanascol était de complexion trop délicate pour s'occuper de son fils : elle ne bougeait pas de sa chaise longue. L'enfant, qui avait six ans à la mort du père et qui n'avait reçu dans l'exil aucune instruction, fut confié à Guillaume Bozec. Mais Guillaume, bon cultivateur, savait tout juste déchiffrer l'almanach. D'autre part, on ne pouvait songer à prendre de précepteur, les besoins de la famille excédant déjà ses ressources. L'instruction du petit Jean fut ainsi limitée par force à celle du vieux fermier. Mme de Kerhu-Lanascol s'éteignit en 1823; son fils entrait alors dans sa seizième année.

      C'était un gars solide, bâti à chaux et à sable, les traits gros, et qui n'avait conservé de son origine patricienne que la finesse des extrémités. A vivre avec Guillaume il était devenu un pauvre clerc en écritures assurément, mais, pour la terre, nul ne savait comme lui le temps et l'engrais qu'il faut à l'ameublir, quelles semences lui profitent davantage, le nombre exact de mesures de fumier que donne par an une paire de boeufs et comment, au choix des chevaux de labour, il faut fixer les têtes petites, les oreilles droites, les garrots longs et maigres...

      Paysan il était devenu, paysan il resta. Il se prit à son tour à cet amour de la terre, si fort qu'il tue tous les autres, et, réduit par la ruine des siens au verger paternel, il ne songea plus qu'à épargner pour l'arrondir. Demeuré seul à la mort de Guillaume Bozec, il épousa, quelques années plus tard, par mésalliance, la fille d'un cultivateur de Trégastel, Anne-Marie Corftir, qui lui apporta une dot de trois mille écus, grosse somme pour l'endroit et dont il acquit les prairies, l'étang et les landes avoisinantes. De ces landes il avait laissé les plus dures sous friche - les plus légères, à fonds tourbeux, il les assécha soigneusement et, quand la terre fut bien égouttée, il la leva par grosses mottes, y jeta de la chaux et la rendit propre aux sarrasins et aux seigles. Ses revenus en furent doublés.

      Il avait quarante ans quand il se maria. Il était constamment vêtu en paysan. Le dimanche même, à l'église, on ne le voyait qu'avec les braies flottantes, le chupen [5] et les houseaux de drap noir. Il portait les cheveux longs, mais sans la cadenette. Une génération nouvelle avait poussé sur l'ancienne. Les parents l'appelaient encore M. de Kerhu-Lanascol; les enfants l'appelèrent Jean Prigent tout court, le traitèrent en égal. Son mariage acheva de le déclasser; il fut un paysan comme les autres et il ne s'en offensa point, prisant peu ces satisfactions de tête. C'était un proverbe qu'on lui entendait souvent citer :

Gwell éo merer prinvidick
Eghed dijentil pourik.

10   « Mieux vaut riche paysan que gentilhomme sans le sou. »

      Au reste, dur homme, et qui, dans les choses domestiques, faisait sentir ses volontés. Travailleur sans pareil, il entendait qu'on travaîllât comme lui... On se couchait quand il se couchait ; on se levait quand il se levait. Il voyait aux autres sa santé et jusqu'à sa vigueur,

      De ces natures toutes primitives, beaucoup ne sont point si dures par calcul, mais par simplicité d'esprit et pour ne savoir point se détacher d'elles-mêmes. C'est avec les meilleures intentions du monde que Jean Prigent faisait faire à sa femme la besogne de deux valets. Encore cette petite personne chétive, qui avait gardé dans la vieillesse des yeux timides d'enfant, tremblait-elle sans cesse, levée à l'aube, à la besogne jusqu'au soir, crainte d'avoir failli d'un détail et sachant le maître inexorable aux autres comme à lui. Elle s'y usa tôt et trépassa sans qu'on y prît garde.

      Il avait eu d'elle, assez tard, une fille. Elle venait d'avoir dix-huit ans, et, comme sa mère, elle portait le costume des paysannes du Trégor, la jupe de futaine toute droite, le fichu en pointe et cette jolie coiffe appelée jubilé et pareille à une conque marine bâillant sur la mousse des cheveux blonds ou bruns.

La coiffe du Trégor

Source: http://www.bretagnenet.com/strobinet/pub/coiffes/bodou.htm

On la nommait tantôt Francésa, tantôt Soize, Soizic, qui sont les diminutifs bretons de Françoise; mais pas plus qu'à son père monsieur, on ne lui disait mademoiselle. Son éducation aussi avait été d'une paysanne. Quand elle eut six ans, on l'envoya avec les autres petites de Keraliès à Pleumeur, à l'école des Soeurs blanches. Toutes ensemble, le matin, elles partaient en chantant des cantiques, un panier sous le bras, qui contenait leurs provisions de la journée, et elles ne revenaient qu'avec les étoiles. Et quand elle eut ses douze ans, comme elle était forte et pouvait rendre des services, son père la retira de l'école. Elle savait lire, écrire et compter : c'est tout ce qu'on demandait aux filles de bonne maison en ces temps-là. [6]

      Dès lors, elle vécut toute de la vie rurale, doubla sa mère dans les travaux d'intérieur, filant au rouet, tillant le chanvre, ourlant les draps, trayant les vaches et les menant à l'abreuvoir. Elle ne chômait que le dimanche avec toute la maisonnée. On entendait la grand'messe à Pleumeur; au retour on mangeait la soupe fraîche, un peu de lard, du kiksaezon [7] et du pain blanc (les autres jours étant repas de bouillie, de pommes de terre, de pain bis ou de soupe aux crêpes). Si c'était l'été et qu'il y eût pardon au voisinage, on y suivait les vêpres et la procession. Puis le père entrait à l'auberge; la mère revenait au manoir, et Francésa et la servante s'asseyaient, avec leurs compagnes, sur le muretin du cimetière, où les galants, debout, timidement, les entretenaient d'amour. Et si c'était l'automne ou l'hiver, on s'enfermait au logis; on veillait jusqu'à neuf heures, devant des feux de chènevottes et d'ajoncs, autour de la grande cheminée à chambranles, le père à droite dans son fauteuil carré de vieux chêne, la mère en face sur une escabelle, puis Francésa, les valets, la servante, des voisins, quelquefois un pauvre ou une pauvresse ou bien un chanteur ambulant de passage au manoir et qui avait son canapsa en peau de veau bourré de sônes et de cantiques. A défaut de chanteur, Francésa prenait dans l'armoire la Vie de Louis Eunius ou le Mystère de Sainte Tryphine, de vieux manuscrits jaunes et poudreux, copiés d'une écriture tremblée par quelque ancien du village, et, pendant qu'elle déclamait la descente d'Eunius aux enfers, la fuite de Tryphine ou l'entrevue de Kervoura et de la sorcière, sa voix était si grave et entrait si avant dans les âmes que les rouets s'arrêtaient parfois de tourner et que les hommes, regardant devant eux, laissaient leur pipe s'éteindre. Neuf heures tintaient à l'horloge. Le père se levait et disait les prières. Francésa et la servante ramassaient hâtivement les chopines de « flip », étouffaient le feu, tiraient le verrou et montaient se coucher à l'étage dans le même lit-clos. [8]

15   Le lendemain, le travail reprenait. Francésa rangeait avec méthode ses habits de dimanche, la petite croix et le jaseran d'or, épaves de la fortune ancestrale, et descendait en sabots et en jupon de gros drap.

      Mais elle restait toujours jolie. Elle avait des cheveux blonds qui crêpaient aux tempes, des yeux pers, les yeux changeants et tristes de sa mère, une bouche très douce, avec un front volontaire et un menton net et dur qu'elle tenait du vieux Prigent. Elle était de taille moyenne, mais bien prise, droite et la poitrine faite. Ses attaches délicates étonnaient quand on ne savait point sa race [cf. IV.7], comme aussi sa peau blanche et fine qu'on lui voyait quand elle travaillait à l'air, le cou nu et les manches relevées au-dessus de ses mains un peu rouges.

     Elle s'était rencontrée, à la noce d'une cousine germaine à elle, avec Thomassin qu'elle eut pour cavalier, et, tout de suite, ce grand garçon hardi, bruyant, qui prenait les filles à l'hameçon de son verbe, devint avec elle d'une timidité d'enfant. Il n'osait la regarder; il lui parlait difficilement et comme en rêve; il tremblait en lui donnant le petit doigt, quand ils dansèrent ensemble, le soir, sur le rythme lent des pavanes bretonnes.

      Et tout le temps de cette noce, où il se promettait des joies, il demeura gêné, contraint et triste. Francésa aussi revînt songeuse. Sans doute, ce fut de ce soir-là qu'ils s'aimèrent. [9]

      Ils se revirent au pardon de La Clarté. [10] Thomassin et Francésa dansèrent encore, mais c'est à peine s'il osa lui demander de l'accompagner un bout de chemin, au retour, comme c'est la mode des jeunes gens de Bretagne. Elle baissa les yeux et ils revinrent presque sans causer.

20  Des semaines passèrent. Un jour que de ses prunelles vagues il regardait la lande, Thomassin entendit qu'on l'appelait.

      - Loïz-ar-béo, Louis-le-vîf, disait la voix, tu mens à ton nom, ce n'est plus toi Loïz-ar-béo!...

      Alors, derrière les ajoncs, il vit une tête de vieille et deux yeux jaunes, luisants, qui l'observaient. C'était la rebouteuse de Bringuillier. [11] Il tressaillit malgré lui, puis s'avança. La vieille était assise sur une roche de la lande, immobile, ses cheveux plats qui pendaient des deux cotes de sa coiffe, et les mains croisées sur un bâton blanc.

      - C'est toi qui me parlais? dit Thomassin.

      Elle garda sa pose tranquille et répondit :

25  - C'est ton coeur qui te parlait, Loïz-ar-béo.

      - Bon, et que disait mon coeur?

      - Il se plaignait que tu le fisses souffrir...

      - Mon coeur radotait, vraiment, s'il disait cela.

      - Tu es vain; tu veux te cacher de moi, Loïz-ar-béo. Puisqu'il en est ainsi, va ton chemin.

30  Le douanier devint pâle.

      - Ah! tu sais quelque chose. Par grâce, parle, je te donnerai ce que tu voudras.

      - Je ne sais rien, Loïz-ar-béo.

      - Si, mâm-goz, je vois cela à ton air. Mais toi, tu dois voir aussi combien je souffre...

      - Ton coeur n'est pas le seul à souffrir...

35  - Tu parles par sentences... comment pourrais-je t'entendre? Explique-toi...

      - A Keraliès, dans le manoir, cherche bien, il y a un autre coeur qui languit...

      - Francésa?

      La vieille ne répondit pas. Le douanier, les yeux à terre, gonflé d'émotion, attendait. Il releva les yeux; la vieille n'était plus là. Mais au même endroit, le lendemain, il la revit. Entre les tiges sèches des ajoncs, courbée en deux, elle cherchait de petites salicaires à fleurs jaunes qu'elle étêtait à mesure, n'en conservant que la tige et les racines.

Des salicaires à fleurs violettes

Source: www.jtosti.com/ Fleurs/salicaire.htm

Thomassin courut à elle :

      - Ah! mâm-goz, par pitié, dis-moi ce que tu sais!

40   Et elle répondit

      - Tu souffres donc bien, Loïz-ar-béo?

      - Je ne vis plus.

      - C'est comme l'autre, dit-elle tout bas. Ils s'aiment et ils se taisent.

      Sur la lande, un vent d'ouest courait, très doux, et dont frissonnaient longuement les ajoncs. Elle tendit l'oreille.

45  - Le vent vient du manoir, filleul. Il a passé sous les châtaigniers de Keraliès et il a cueilli, en passant, des mots qui ne devaient pas venir jusqu'à toi...

      Elle se tut. Thomassin ne comprenait pas grand'chose à ce parlage symbolique, plein de détours et de sous-entendus, où se complaisent les vieux fatuaires de Bretagne; mais il avait peur de blesser Môn en la contraignant à une explication immédiate, et il demanda :

      - Que dit le vent, mâm-goz, car moi je ne sais pas sa langue?

      - Viens, dit-elle.

      Par la grève, sans prononcer un mot, elle le mena vers Keraliès. Il la suivait machinalement. Quand ils prirent la grande route :

50  - Baisse-toi le long de la levée, de terre, pour qu'on ne te voie pas.

      Il obéit et ils rampèrent ainsi un bout de chemin encore. A Poulpry, près du manoir, la vieille se redressa et regarda par-dessus la levée. Elle vit ce qu'elle cherchait, car tout de suite elle se tourna vers Thomassin, et, très bas :

      - Tiens-toi là, sans bouger.

      Puis elle sauta dans le champ et disparut.

      Quelques minutes s'écoulèrent. Thomassin, aux aguets, n'entendait que le bruit du vent dans les châtaigniers et le bruit de la mer sur la grève. Mais, insensiblement, un murmure confus de voix monta dans le soir. Les voix se rapprochèrent, et il distingua celle de Môn-ar-Mauff...

55  - Francésa, disait la voix, j'ai préparé ces racines pour celle de tes vaches qu'a frappée le mauvais oeil. Je l'ai vue ce matin qui dépérissait. Tu les enfermeras, avec une gousse d'ail et deux feuilles de trèfle, dans un petit sachet de toile que tu lui attacheras au cou, et tu diras ensuite trois pater et trois ave pour les âmes du purgatoire.

      Francésa répondit

      - Je ferai ce que tu commandes, Môn.

      Et elle soupira. La voix de Môn reprit

      -- S'il plaît à Dieu, ta vache guérira. J'ai éprouvé sur plus d'une l'efficacité de ces herbes. Leur langueur cessait bientôt et elles devenaient aussi nourries qu'avant...

60  - Merci donc, mâm-goz, dit Francésa. Je ne t'oublierai point quand tu passeras au manoir.

      - Je sais, ma fille...

      Et, après un silence, où elle l'avait retardée longuement, Môn ajouta:

      - Comme tu es triste!

      Francésa ne répondit point.

65  - L'amour!...

      Cette fois elle rougit et détourna les yeux.

      - Oh! dit-elle, qui a pu faire croire?...

      - Rien, ma fille. Rassure-toi. Tu es restée close à tous; mais moi, tu sais que je vois sous les visages.

      - Mâm-goz, mâm-goz, dit l'enfant, qu'est-ce donc que l'amour?

70   Et la vieille répondit lentement

      - La plus douce des choses, ma fille, et la plus amère...

      - La plus amère! dit Francésa.

      Elle s'était tournée vers la grève, et ses yeux, qu'on voyait fuir, s'en allaient par delà jusqu'à une dune lointaine.

      - Va, ma fille, dit la rebouteuse, va, où tes yeux te portent. Cherche-le bien sur la dune, celui que tu aimes d'amour.

75  Elle rougit encore.

      - Tu sais aussi..., dit-elle.

      - Comment ne t'aimerait-il point? dit la vieille.

      - Il m'aime, Louis?...

      Elle avait poussé ce cri, crié ce nom, comme le douanier avait crié le sien sur la lande. Et, tout de suite honteuse, elle voulut fuir, se cacher, quand un autre cri partit de derrière la haie.

80  - Ah! dit Môn, viens vite! Il est capable d'en passer.

      Elles sortirent du champ, et Francésa vit Thomassin qui s'appuyait contre un arbre pour ne pas défaillir.

      - Francésa! dit doucement Thomassin.

      - Louis! dit Francésa.

      Ils allèrent l'un à l'autre tout tremblants, et ils pleurèrent. Môn avait disparu. Ce fut leur première entrevue d'amour; elle fut chaste et brève. Des pas sonnaient sur la route et ils se séparèrent presque aussitôt.

85  Môn, dès lors, pendant les longs jours où Francésa et Thomassin ne pouvaient se voir, leur servit de lien, fut leur truchement d'amour. Ils se cachaient des autres personnes; ils avaient peur qu'on ne les trahît. Avant tout, Francésa voulait éprouver son père. Le vieil homme, toujours droit sous ses soixante-quinze ans, avait des volontés sans réplique. On s'y butait sans rien obtenir. Francésa le savait. Il avait fait entendre à mainte reprise qu'il ne donnerait sa fille qu'à un cultivateur et sous des conditions qu'il se réservait de dicter. Thomassin était douanier; il avait à la vérité quelque aisance; mais on ne pouvait assurer qu'il agréerait au père, et c'était pour ne rien hasarder que Francésa voulait prendre du champ. Elle l'interrogea en dessous; elle lui tendit de petits pièges innocents où il ne manqua pas de tomber. Mais elle se convainquit bientôt, et quelque habileté qu'elle eût mise à son jeu, que la cause était perdue d'avance et que son père ne voudrait pas de Thomassin.

      Il exigeait un gendre cultivateur, riche (comme on est riche là-bas, à douze ou quinze cents livres de revenu), et qui s'associerait avec lui pour l'exploitation des terres de Lanascol. Il lui montrait quelquefois la longue étendue des landes qui court au-dessus de Keraliès, Il embrassait d'un grand geste circulaire les trois quarts de l'horizon, puis il expliquait que toute cette terre-là, inculte, mais bonne au fond entre des mains savantes et laborieuses, s'achèterait sur le moment pour rien et, dix ans plus tard, vaudrait de l'or. «Seulement, voilà, il faut que ton prétendu nous apporte de quoi l'acheter.» Et il lui citait des noms de cultivateurs, qui lui avaient fait des ouvertures à son sujet et qu'il agréerait volontiers pour gendres, si, dans le nombre, elle en trouvait un de son goût. «Au reste, rien qui presse, concluait-il. Une fille de dix-sept ans a l'éternité devant elle.»

      Francésa protestait de son mieux. Qu'avait-elle besoin de tant de richesses? Un mari simple, honnête, travailleur, fût-il pauvre, pourvu qu'il l'aimât et qu'elle l'aimât, n'était-ce point préférable à tout?

      Lui hochait la tête en homme qui ne répond pas à des niaiseries, sifflait son chien, un vieux roquet à poil fauve, toujours en boule sur le foyer, Loul, Loulic, et la quittait. Elle ne se révoltait pas autrement; le péril ne pressait point; elle se bornait à se cacher de son père dans ses entrevues avec Thomassin.

      Et des semaines encore, des mois passèrent, elle eut dix-huit ans. Son père lui disait de temps à autre : « As-tu fait ton choix, Francésa? » Elle répondait non. Mais un jour il lui dit gravement:

90  - Roland Le Coulz, de Trégastel, te demande en mariage. Il a quinze cents livres de revenu. Il a trente ans, c'est un homme solide et dur à la besogne. C'est le meilleur parti de tout le canton pour une fille comme toi. Réfléchis.

      Au ton de son père, elle comprit que l'affaire était nouée. Elle en parla le soir même à Louis. Que résoudre?... Tout compté, Thomassin possédait à peine cinq cents francs de revenu net. Il y fallait joindre sa solde de douanier, qui se montait à neuf cents francs; mais, comme il n'y avait pas apparence que le bonhomme permît à son gendre de rester dans la douane, on ne pouvait faire fond que sur les rentes.

      Francésa résolut pourtant de lui tout avouer. Au matin, comme il l'embrassait, elle lui dit d'abordée :

      - Tad [12], j'ai réfléchi.

      Le bonhomme la regarda avec un sourire de malice.

95  - Ça te tente donc enfin, le mariage, kézic [13]?

      - Oui, dit-elle.

     Et raffermissant sa voix qui tremblait un peu :

     - Seulement, tad, tu seras peut-être surpris de mon choix, c'est Louis Thomassin que je voudrais épouser.

      Le bonhomme faillit suffoquer.

100 - Tu dis Louis Thomassin, le maltôtier?...

     - Oh! répliqua vivement Francésa, il donnera sa démission; il a déjà travaillé la terre à 1'lle-Grande, chez sa mère, et puis, tad, il a cinq cents livres de revenu...

      - Mais Le Coulz en a quinze cents!

      - Le Coulz ne me plaît pas, dit Francésa.

      - Et c'est le maltôtier qui te plaît peut-être? Ah! misère de sort! Il ne manquait plus que cela, maintenant... Un maltôtier! Un gabelou!... Le gredin t'a ensorcelée, ce n'est pas possible. Mais, foi de Prigent, comme Dieu est Dieu et saint Jean son cousin, tant qu'il n'aura que ses quatre sous et sa bonne mine à t'offrir, tu ne l'épouseras pas ou j'y crèverai...

105  Et, lui tournant le dos, il siffla Loul et sortit.

Observations

[1] Le Trégor est la région qui entoure Tréguier, le Goëlo celle qui entourne Paimpol.

[2] François II fut le dernier duc de la Bretagne indépendante (1458-1488). A sa mort, sa fille, Anne de Bretagne, règnait. Sous son règne la Bretagne commençait à perdre son indépendance à la France.

[3] La Ligue était un mouvement de droit religieux mené par la famille de Guise au XVIme siècle.

[4] Beaucoup de nobles quittaient la France pendant la Révolution [1789-] pour éviter les horreurs de la Terreur.

[5] Habit français.

[6] Contrastez cette éducation avec celle de Gaud Mével.

[7] Viande de vache fumée.

[8] Pour un lit clos, souvenez-vous de la maison Gaos dans Pêcheur d'Islande (Lecture 14).

[9] Souvenez-vous du bal de noces dans Pêcheur d'Islande, où Gaud fit la connaissance de Yann.

[10] Pour La Clarté, cf. la deuxième carte dans le Chapitre II.

[11] Bringuillier est un autre hameau de la région, près de Landrellec.

[12] Père, en breton.

[13] Chérie, en breton.

Révision de la lecture

1. Comment les Prigent de Kerhu-Lanascol ont-ils réussi à retenir leur manoir pendant la Révolution?
2. Comment Jean Prigent est-il différent de ses ancêtres?
3. Pourquoi retire-t-il sa fille de l'école à douze ans?
4. Comment les Prigent passent-ils les soirs?
5. Où Francésa rencontre-t-elle Thomassin?
6. Comment Thomassin apprend-il que Francésa s'intéresse à lui?
7. Comment Môn interprète-t-elle la maladie de la vache, et comment suggère-t-elle que Francésa la guérisse?
8. Pourquoi Francésa cache-t-elle son amour pour Thomassin à son père?
9. Comment Prigent explique-t-il l'amour de sa fille pour le douanier?