V

      Ce soir même, Francésa, toute triste, mais résolue à lutter de volonté avec son père, fit part à la vieille Môn de l'insuccès de sa tentative et lui confia le douloureux message dont celle-ci avait entretenu Thomassin, pendant qu'il revenait avec Salaün du corps de garde. [cf. II.71] "Peut-être que rien n'est encore perdu!" - avait semblé dire Thomassin.

      Môn rapporta cette parole à la jeune fille, mais elle ne fut point convaincue et pensa que son ami cherchait seulement à la consoler. Elle accepta pourtant le rendez-vous qu'il lui fixait, mais elle ne voulut point promettre qu'elle y serait sûrement, car son père était devenu soupçonneux et il lui fallait jouer d'adresse pour le dépister.

      Le soir tombait. Près de la ty-lia de Kergûnteuil barrant le ciel de son énorme pierre plate [cf. II.76], Thomassin attendait Francésa. La lande, à cet endroit, était plus serrée, et, comme le terrain surplombait, il était facile, en levant la tête, de surveiller tout le pays sans être vu. C'était un soir d'automne, brumeux et triste. Le vent soufflait de la mer. Des bruits d'ailes claquaient par instants au fond du ciel et Thomassin reconnaissait à leur vol allongé ces troupes de bernaches et d'outardes que l'approche du froid chasse périodiquement du septentrion.

      Francésa tardait au rendez-vous. L'affaire dont il avait à l'entretenir était cependant très sérieuse et pouvait modifier de tout au tout l'attitude du vieux Prigent, si tant est qu'il fût moins sensible au gendre qu'à la fortune.

  Enfin, Francésa parut. Elle avait jeté un petit châle de laine sur ses épaules, et, chaussée de grosses galoches, peignée à la diable, si jolie encore, elle se hâtait vers lui. Il la pressa dans ses bras et baisa ses cheveux frais.

      - Dépêchons-nous, dit-elle. Je n'ai qu'une seconde.

      Mais il ne se lassait pas de la caresser, et il fallut qu'elle se dégageât et fît la moue pour qu'il redevînt sage.

      - Je ne te comprends pas, lui dit-elle. Mon père ne veut pas consentir à notre mariage et tu es aussi gai que si cette mauvaise nouvelle ne t'avait point touché. Tu dois combiner quelque ruse, Loïz-ar-béo, car il ne se peut point que tu sois si gai sans une raison.

      - Aussi en ai-je une, kézic.

10  - Alors ne me la cache point plus longtemps. De te voir avec ces yeux rieurs, cela me rassure un peu déjà; mais je ne cesserai point d'être inquiète que tu ne te sois ouvert à moi tout entier.

      - Francésa, coeur de mon coeur, c'est qu'en te faisant languir après mon secret, je gagne de te garder avec moi quelques instants de plus ; si je te le disais tout de suite, tu ne l'aurais pas plus tôt connu que tu t'envolerais...

      - Non! non! c'est le jeu d'un méchant, ce jeu-là. Ah! Loïz-ar-béo, c'est certain, tu sais des choses. Qu'as-tu appris? Confie-le-moi pour que je sois rassurée.

      - Eh bien, dit Thomassin, je parlerai donc. C'est vrai, j'ai trouvé un moyen qui pourra tout arranger. Mais j'aurai besoin d'un mois, de deux mois peut-être. . . Et d'ici là, si nous voulons réussir, il est bon qu'on ne puisse nous deviner. On ne devra plus nous rencontrer ensemble, nous aurons l'air de nous fuir, comme si nous étions fâchés, et même (voici le plus dur de tout, Francésa), quand on te recausera chez toi de Roland Le Coulz, il faudra que tu fasses semblant de ne pas trop protester. . .

      - Ah! dit l'enfant, combien cette contenance me sera pénible à prendre! Mais es-tu sûr au moins que dans un mois, dans deux...

15  - Écoute... Tu m'as dit et bien dit, n'est-ce pas, que ton père voulait à son futur gendre quinze cents livres de revenu?...

      - C'est l'avoir de Roland Le Coulz.

      - Bon! dit Thomassin, mais avec tous ses pécots je lui ferai la nique dans deux mois...

      - Comment cela?...

      - Je prouverai que je suis plus riche que lui, pardié!

20  - Plus riche que Le Coulz? Toi? Oh! tu te moques ou bien tu as trouvé un trésor.

      - Un trésor, non pas, chérie, deux, trois, quatre trésors.

      - C'est impossible... Quatre trésors! Et dans quel endroit, Seigneur?

      Elle écarquillait si naïvement les yeux que Thomassin ne put s'empêcher de rire.

      - Ah! l'innocente! Elle regarde déjà s'il n'y a pas un korrigan dans quelque coin de la caverne! [1] Elle croit fermement que je suis sorcier! Il s'agit bien de cela... Si tu te rappelles, je possède trois champs et une lande à Trégastel, au bord de la grève du Coz-Porz?...

Voici la grève/plage du Coz-Porz, à côté de Trégastel

Source: Mapquest

25  - Oui, dit Francésa, les champs que tu as prêtés à ton frère Yves-Marie.

      - Justement. La terre n'en est point de première qualité, ni même de seconde, et si je les vendais au prix qu'ils ont coûté à mes parents, je n'en tirerai pas deux cents écus.

      - C'est à peine.

      - A peine, tu as raison... Ce qui n'empêche qu'à l'heure qui sonne, Francésa, ces trois champs et cette lande-là, je ne les donnerais pas pour toutes les propriétés de ton père Prigent.

      - Tu es fou, Loïz-ar-béo!

30  - Non, dit Thomassin, je crois raisonner très sensément. Suis-moi bien... Il y a cinq ou six ans, combien comptais-tu de maisons de plaisance sur la grève de Trégastel?

     - Une seule, dit Francésa.

      - Une, reprit Thomassin, et ni bien grande, ni bien belle. Son propriétaire habitait Lannion et l'avait fait bâtir pour ses rendez-vous de chasse. Mais un peu plus tard, des étrangers visitèrent la grève. Ce qui les séduisit là, on ne m'a point dit, les rochers peut-être, la mer qui y est bleue et jolie plus que partout où j'ai navigué, peut-être aussi le désir de faire à bon compte les gentilshommes. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cinq ou six semaines après cette visite, un gros industriel de Saint-Brieuc acheta la bande de terrain qui est en face du Dé, près des grottes de M. Bouget, le défunt curé du bourg, et fit bâtir le château qu'on y voit maintenant.

Le Dé, vu de la plage de Coz Pors

Source: http://www.chez.com/hirbec/tregaste.htm

Alors, tu n'as qu'à te rappeler, ç'a été comme une épidémie. D'autres étrangers sont venus, des richards de Rennes, de Laval, du Mans, des gens de Paris même, tant et tant qu'en quelque six mois toute la baie, au levant, a été bordée de maisons neuves. Ah! il y en a eu pour tous les goûts, de carrées, de rondes, de blanches, de rouges, de pointues. J'ai déjà vu ça à Dinard, dans le temps.

Dinard, à l'est de Paimpol, est toujours une station balénaire

Source: Mapquest

Ça ne traîne point, ces histoires-là, quand la vogue s'en mêle... Et puis la terre était pour rien; les paysans la cédaient au premier qui se présentait; c'était réglé en un tour de main. D'abord, je n'y faisais pas plus grande attention que toi. Mes champs sont sur le versant ouest de la baie, et la spéculation n'avait point l'air de se diriger par là. Tout de même, vendredi dernier, comme j'étais allé au Coz Porz, je ne fus pas autrement surpris de trouver sur ma lande trois messieurs qui prenaient des mesures et qui étaient si occupés qu'ils ne répondirent pas à mon salut. Je ne fus point si sot de m'en formaliser et les laissai arpenter ma lande tant qu'ils voulurent; mais, à Sainte Anne [à côté de Trégastel], je m'informai et je sus d'un aubergiste, chez qui ils avaient déjeuné, que l'un des trois messieurs était un entrepreneur de Rennes, et les deux autres ses employés. J'étais libre, de toute l'après-midi. J'avais invité l'aubergiste à trinquer avec moi, et, près du feu, sur le coffre, nous bavardions depuis une bonne demi-heure, quand les étrangers rentrèrent. Ne me connaissant pas, ils n'avaient aucune raison de se méfier; ils s'assirent dans la même pièce que nous, et, sans façon, en vidant une bolée,

Une bolée est la tasse traditionelle pour le cidre

Source: www.porcelanne.com/ article.php3?id_article=67

ils continuèrent leur conversation. Ah! Francésa, Francésa, la nouvelle que j'appris! Figure-toi que la communauté des Soeurs de Saint-Joseph, qui a déjà bâti deux hôtels pour baigneurs au Portrieux et au Val-André, veut encore fonder une maison à Trégastel.

Portrieux et Val-Andrée, au sud de Paimpol sur la Baie de St. Brieuc, étaient des stations balénaires dès le XIXme siècle aussi. Portrieux est marqué par l'étoile rouge; Val-André est plus au sud

Source: Mapquest

Et quand je dis maison, il faut s'entendre. Je l'ai vue, moi, leur maison du Val-André. Un vrai palais avec des perrons, des galeries, des tours, des arches, des niches, des statues, et grand et large à pouvoir loger tout le bourg de Pleumeur, rien que sous les combles.

Les villas sur la plage de Val-André à l'époque de l'histoire

Source: http://www.heimatsammlung.de/topo_unter/frankreich/frankreich_01.htm

      - Jésus ! dit Francésa en joignant les mains.

      - Et ce n'est pas tout, reprit Thomassin. A des palais comme ceux-là il faut du terrain à l'avenant, cours, parcs, jardins, vergers, est-ce que je sais? Mais ce terrain, Francésa, où les Soeurs le prendront- elles? De Pen-ar-Vir à l'île Renot, tout est adjugé. [2] Reste l'autre versant de la baie qui m'appartient pour les deux tiers. Conséquemment, si les Soeurs veulent bâtir à Trégastel, c'est chez moi qu'elles bâtiront, et voilà pourquoi les entrepreneurs étaient chargés d'examiner d'abord mon terrain... Commences-tu à comprendre?

35  - Oui, dit Francésa. Mais si tes champs et ta lande ne valent, l'un dans l'autre, que deux cents écus?...

      - Pour des croquants, pas pour des Parisiens. Le tout est de jouer serré. Jusqu'ici ces messieurs n'ont eu affaire qu'à des innocents. D'une lande de cinquante écus ils offraient le double, et, d'emblée, le paysan acceptait. Ils en sont venus à ne plus se préoccuper que de la bâtisse, le fonds se livrant de soi. Sois sûre que ceux-ci vont m'écrire ou m'expédier un de leurs agents, qui aura le traité tout prêt en poche, pour me proposer trois mille francs, quatre mille francs peut-être de mon terrain...

      - Et tu n'accepteras pas?

      - Je refuserai.

      - Quelle folie! Et combien crois-tu qu'ils finiront par te donner?

40  - Le prix que j'en veux : vingt sous du mètre carré, dix mille francs de l'hectare, trente-cinq mille francs de tout le lot. . . Penses-tu que ce soit suffisant pour t'épouser?

      - Dieu t'écoute! dit la jeune fille en se levant. Tu sais mieux que moi ce qu'il convient de faire. . .

      La nuit était proche : une lune jaune, très ronde, montait au bord de l'horizon; l'angélus agonisait au clocher de Pleumeur.

Le clocher de Pleumeur

Source: Archives particulières

Un petit pâtre, sur la route, entonna la complainte de Lozaïc Kerembrun. . . [3]

      Lozaïc Kerembrun s'en allait le long du rivage et elle ramassait des palourdes. - Elle ramassait des palourdes dans son panier - en chantant comme une alouette. - Holà! filles de Locquémeau, - n'allez pas ramasser des palourdes!

      Et des voix de pâtres et de pastoures, au loin, sur la lande, comme un écho reprirent le refrain : Holà! filles de Locquémeau, - n'allez pas ramasser des palourdes!

45  - C'est Alanic Dagorn qui rentre ses vaches. Je suis en retard, dit Francésa.

      Louis l'avait reprise dans ses bras, et tous deux, serrés l'un contre l'autre, ils avaient peine à se détacher et ils étaient redevenus tristes déjà en pensant à l'absence.

      - N'oublie pas mes recommandations, dit enfin Thomassin; tâche d'obtenir de ton père un répit de quelques semaines. . . Cache-toi bien surtout, qu'on ne puisse savoir que j'ai besoin d'argent pour t'épouser. . .

      Le Normand se retrouvait dans ces prescriptions méticuleuses et cette application à bien combiner toutes ses mesures. Francésa sourit.

      - Môn te donnera ma réponse, dit-elle.

50  Ils se quittèrent. Sur la lande, au détour du sentier, ils se retournèrent une fois encore pour s'envoyer l'adieu d'amour.

      - Je t'aime, Francésa.

      - Prudence! Prudence! Je t'aime, Loïz-ar-béo...

      Thomassin regagna Landrellec par la grève; Francésa se hâtait vers Keraliès. A l'extrémité du plateau, et comme elle venait à peine de quitter la lande pour la grande route, une voix l'appela, d'un timbre étrange et qu'elle ne reconnut point : « Francésa! Francésa!... »

      - Qui m'appelle? dit la jeune fille, frissonnant malgré elle.

55 - Francésa, reprit la voix, méfie-toi de Loïz-ar-béo et de la rebouteuse : ils sont vendus au diable!...

      - Oh! dit l'enfant, saisie. Qui dit cela? Qui dit cela?

      Il n'y avait personne sur la route. La nuit s'épaississait. La voix semblait venir de derrière les ajoncs. Était-ce un intersigne? [4] Elle descendit d'une traite la côte de Keraliès, affolée, les dents claquantes. Elle ne se remit qu'arrivée au manoir. Loul accourait en jappant. Le vieux Prigent n'était pas rentré; mais, dans la cour, elle aperçut Alanic Dagorn, le petit pâtre, qui préparait la litière du bétail.

      - Tu n'as rencontré personne en revenant? dit-elle.

      - Personne, Francésa.

60  - Cherche bien.

      - Attends donc. . . Ah! si, tout à l'heure, sur la lande, Coupaïa, la soudière de Morvic . . . Je lui ai même donné le bonsoir; mais elle ne m'a pas entendu, ou bien elle voulait se cacher, car tout de suite elle a disparu. . . .

Observations

[1] Un korrigan est l'équivalent breton d'un leprachaun.

[2] Vous voyez l'île Renot(e) sur la première carte ci-dessus.

[3] Yann écoute une complainte la première fois que Gaud le voit. Cf. Pêcheur d'Islande 6.5.

[4] Un présage de la mort. Cf. Pêcheur d'Islande Lecture 41.4.

Révision de la lecture

1. Comment Thomassin imagine-t-il qu'il peut s'enrichir?
2. Qu'est-ce que Francésa entend, en rentrant à Keraliès?
3. Comment interprète-t-elle la voix qu'elle y entend?