VI
Il était près
de six heures quand Thomassin, le lendemain de cette entrevue, se dirigea vers
Morvic. Le poste venait d'être relevé; la mer baissait, la nuit
n'était pas encore toute en allée, mais, à l'orient, de
petits nuages roses ourlaient la robe du ciel et il faisait doux comme en été.
Tout en marchant,
Thomassin songeait à la lettre qu'il avait trouvée la veille,
à son retour, glissée sous l'huis. Elle émanait de l'entrepreneur
rennais. Le mandataire des Soeurs lui offrait deux mille cinq cents francs des
trois pièces de terre et de la lande à lui appartenant et inscrites
au cadastre sous les noms de Parc-ar-Boscreis, Parc-ar-Bos-braz, Parc-Nénézen
et Lan-ar-Gac. Il l'invitait, en terminant, à lui faire tenir sa réponse
dans la semaine.
- Oui-da! Va ton chemin, mon bonhomme! pensait le douanier. Tu l'auras, ma réponse, et plus tôt que tu ne t'y serais attendu.
De fait, dès la veille même, il avait écrit à
l'entrepreneur qu'il refusait
de céder a
moins de trente-cinq mille francs. Il insistait
sur le chiffre et marquait
sa volonté expresse de
n'en rien rabattre. « A bon entendeur, salut ! >>
5 La
grève découvrait peu à peu et il put franchir
à pied la chaussée de Morvic.
La maison des
Salaün dormait encore. Sa misère perçait
dès l'extérieur, d'où le plâtre de l'enseigne était
tombé par
endroits et qu'une porte branlante
et tout artisonnée ne défendait plus contre le
vent. Il souleva le loquet et entra.
L'intérieur était divisé en deux pièces, l'une pour les clients, meublée à l'aventure de tables et de barriques; l'autre, plus petite, plus sombre, qui servait de cuisine et de dortoir. Point de plancher. Le long du mur, une vieille huche de noyer, un lit-clos, dont les rideaux s'effilochaient par les intervalles du balustre, quelques escabeaux, une table, des bancs, un rouet, et, près de la fenêtre, la caisse d'une horloge. Triste intérieur rendu plus triste encore par la sordidité de ses hôtes. La vie y allait à l'abandon. Des bouteilles cassées gisaient dans les coins pêle-mêle avec des ustensiles de ménage ; le linge, rare et troué, s'égouttait sur des cordes; les meubles étaient si noirs de poussière et de fumée qu'on ne distinguait plus les ferrures.
Mais ce qui frappait surtout, dans cette misérable demeure, c'était la profusion d'images, de statuettes, de croix, de bénitiers, d'objets de piété de toute sorte qui tapissaient les murs. La sordidité des hôtes n'avait d'égale que leur extrême dévotion. Pas un endroit où elle ne se marquât par quelque témoignage. Thomassin les en avait plaisantés, à ses premières visites. Alors, le regard de Coupaïa luisait, sombre et haineux; Salaün hochait la tête et grognait.
- Bien! bien! disait le douanier. J'entends. C'est moi qui ai tort. Chacun ses affaires, après tout!
Mais malgré lui et sous cet air de gausserie, il était toujours un peu gêné en entrant chez les Salaün.
10 Ce
demi-Normand, esprit net positif,
étranger à
tout mysticisme, poli encore par ses
années de vagabondage
dans les grandes cités
marchandes, avait
l'obscure intuition de pénétrer
là dans un monde fermé, où rien ne lui
parlait et où
rien de lui non plus ne parlait aux
autres. Ses gausseries
n'étaient souvent qu'une attitude. Tant de dévotion, chez ces
êtres tristes et minés de paresse, lui faisait plutôt pitié.
Il les en plaignait secrètement comme d'une maladie. « Pour sûr,
nous ne croyons pas au même Dieu », disait-il quelquefois, et il
y avait un grand sens dans cette parole, car rien n'était plus éloigné
de la religion simple et claire qu'il pratiquait. Au reste, cette dévotion
outrée, mystérieuse, pleine de formules, si mal dégagée
encore du sombre paganisme ancestral, se rencontre, un peu atténuée,
chez la plupart des paysans bretons. Chez les Salaün, chez Coupaïa
surtout, le rêve, l'isolement, la misère l'avaient portée
au paroxysme.
Thomassin trouva Coupaïa qui récitait ses prières devant un grand crucifix de cuivre émaillé, posé sur la tablette de la croisée et qui avait toute l'apparence d'un crucifix byzantin.
Un crucifix byzantin
Source: http://people.hofstra.edu/faculty/martha_hollander/GalleryPictures/EarlyChristian,Byzantine.html
Pour cabossé
fût-il et mordu dans les creux d'un vert-de-gris tenace, sa richesse de
travail n'eût pas manqué de frapper un connaisseur. Mais Thomassin,
qui l'avait toujours vu chez les Salaün, n'y prêtait pas plus d'attention
qu'à un crucifix ordinaire. Il ne s'inquiétait même
pas de connaître à quelle particularité
mystérieuse pouvait se rapporter la présence d'une pièce
d'orfèvrerie de cette valeur entre les mains de Coupaïa. Il s'excusa
d'abord de la déranger dans ses oraisons et s'informa de sa santé
et de celle de Salaün.
- Yves-Marie est allé
faire une commission, répondit sèchement Coupaïa.
- Peu m'en chaut, dit Thomassin,
c'est toi surtout que je venais voir.
Il lui exposa l'objet
de sa visite, et, sans plus d'explications, lui dit qu'il était obligé
de reprendre les champs de Trégastel. Au reste, le rapport qu'ils en
tiraient, même en y ajoutant le produit de la soude, de mai à septembre,
était bien trop médiocre pour leur permettre de vivre; Salaün
n'y travaillait que rarement et la terre y perdait.
15
- Tu es le maître,
répondit Coupaïa. Les champs
t'appartiennent.
Elle s'était
contenue pour lui répondre sur ce ton posé; mais depuis que Thomassin
avait pris la parole elle bouillonnait de joie. Il les chassait donc! La pain
qu'il leur donnait d'une main, de l'autre il l'arrachait. Il s'était
démasqué enfin, l'hypocrite!
- Tu ne me comprends
pas, reprit le douanier. Yves-Marie n'est pas propre à travailler seul;
il cède trop vite à la tentation. Tu vois, vous n'avez plus de
pain, vous êtes mangés de dettes; vous ne pouvez plus rester
à Morvic. Il faut
chercher autre chose, si vous voulez vivre. . .
- Autre chose? dit Coupaïa
inquiète.
- Voilà, dit Thomassin.
Vous quitterez Morvic. Ici à la mer, tu ne peux pas avoir l'oeil sur
Yves-Marie. A Landrellec...
20
- Mais, à
Landrellec, nous ne trouverons
pas de maison.
- Vous logerez chez
moi.
- Chez toi!
Toute sa répulsion
parut dans le regard dont elle enveloppa le douanier.
- Chez toi! répéta-t-elle
les dents serrées. Va Doué!
25
- Eh bien! dit le
douanier, quoi donc?
- Rien! Rien! s'empressa-t-elle
de répondre, craignant d'avoir laissé échapper son secret.
Tu m'as troublée, je ne m'attendais pas à ta proposition. . .
- C'est pourtant
tout simple, dit le douanier. J'ai une pièce de trop. . . Je vous la
cède; elle n'est pas très spacieuse, mais, pour économiser
la place, nous pourrons
prendre nos repas ensemble dans la pièce du milieu. J'ai trouvé
à Yves-Marie un emploi de journalier, pas loin, à Roscané,
chez les Piriou. Toi, tu garderas la cambuse et tu feras la tambouille.
- Et ici? A Morvic?
- On mettra la baraque en
location. Si peu que cela donne, ce sera autant pour m'aider à payer
vos dettes.
30
- C'est juste, dit
Coupaïa. Quand veux-tu que nous déménagions?
- Le plus tôt
sera le mieux. La Saint-Michel [le 29 septembre] va venir : profitons-en.
- Alors nous déménagerons
demain, dit Coupaïa.
- Va pour demain.
Je suis de garde dans l'après-midi. Je ne pourrai pas vous donner la
main, mais je vous enverrai Piriou avec sa charrette. . .
Le douanier partit et Coupaïa
retomba dans ses rêves. Que méditait-il donc encore contre eux?
Pourquoi leur retirait-il ses champs? S'il voulait vraiment les aider, pourquoi
ne payait-il pas leurs dettes sans les obliger à louer Morvic et à
venir habiter chez lui?
35
Chez lui? Sa répulsion,
qu'elle avait eu tant de
peine à refouler
pendant qu'il lui parlait, elle éclata, terrible, dans le silence de
la triste demeure. Démon! Démon! Ah! pour sûr, il avait
son plan. Ce n'était pas Dieu possible qu'il leur voulût
du bien, et il se couvrait d'une apparence de service pour les pousser à
leur perdition... Qui sait? Peut-être que, sans le vouloir, il courait
à la sienne. Les saints aveuglent d'abord ceux qu'ils veulent perdre.
Et ses saints à elle, Yves Hélory, Samson, Coupaïa, ne lui
avaient-ils point donné déjà une preuve évidente
de bonne assistance? N'est-ce pas eux qui l'avaient menée, dans l'ombre,
jusqu'à la dune où Thomassin et Môn-ar-Mauff faisaient leurs
incantations? [cf. I.38] N'est-ce pas eux qui, sur le vent ailé, lui
avaient apporté le nom de Francésa Prigent, et si elle avait pu,
par-dessus la lande de Keraliès, jeter à la jeune fille l'avertissement
du malheur, n'est-ce pas eux encore qui avaient protégé sa démarche
et répandu la nuit sur sa tête pour que nul ne l'aperçût?
- Ah! grands saints en qui j'ai mis ma foi, grands saints, cria-t-elle, c'est vous mon abri, ma protection. Je vous servirai humblement, grands saints, si vous faites que je vive assez pour voir le châtiment de l'impie.
Révision de la lecture
1. Contrastez l'intérieur de la maison des Salaün
à celle de Yvonne Moan.
2. Comment le narrateur envisage-t-il la religion des Salaün?
3. Qu'est-ce que Thomassin a à dire à Coupaïa?
4. Qu'est-ce qu'il lui propose?
5. Pourquoi Coupaïa veut-elle que Thomassin soit puni?