VII
Le lendemain, les
Salaün emménagèrent chez Thomassin. La pièce qui leur
était réservée était en effet un peu étroite,
et ils eurent quelque peine à y loger leur mobilier. Un crépi
de chaux fraîche couvrait les murs ; l'air venait à grande nappe
de la fenêtre, et, jusque dans cette chambre, tantôt vide, on sentait
la propreté méticuleuse de l'ancien matelot.
Ce fut une première
gêne pour Coupaïa. Elle se trouvait mal à l'aise, comme effarouchée,
les paupières battantes, dans cette grande clarté où tout
ressortait. D'instinct elle cherchait l'ombre. La cheminée n'avait pas
de manteau et s'ouvrait si peu qu'on n'y pouvait s'asseoir. Là-bas, à
Morvic, sur la dalle du foyer, près des cendres chaudes, dans la nuit
continuelle du logis, elle abritait jalousement ses rêves; elle demeurait
des heures sans bouger; ses yeux ne quittaient pas le point où ils fixaient
d'abord, nul ne venait et elle se laissait aller à une hypnose bienheureuse
de tout son être . . .
Les meubles entassés,
un peu l'un sur l'autre, elle ne trouva plus qu'une petite place pour ses saintetés.
Ce lui fut une peine plus sensible encore. Tant bien que mal elle en attacha
la plupart au mur de refend; les autres, elle les cloua un peu partout, au châlit,
à la huche, à la caisse de l'horloge qui disparurent presque
sous les bénitiers,
les images, les sachets et les rosaires. Mais il lui en restait encore qu'elle
ne savait plus où caser et, comme elle eût tenu pour sacrilège,
si vieilles les images, si pourris les rosaires, de les brûler ou de les
jeter au rebut dans un tiroir, elle prit le parti d'en décorer la pièce
du milieu.
Quand Thomassin rentra, à la relevée, il ne vit point d'abord ces changements. Au reste, on n'avait point touché à sa chambre; il défit son ceinturon, changea de costume et prit un peu d'huile et un chiffon pour astiquer son fusil. Il pensait que Coupaïa préparait la soupe, et, en attendant de se mettre à table, il entra dans la pièce commune pour causer avec Yves-Marie. La nuit s'y était déjà faufilée.
5 -
Il n'y a donc pas de suif ici? dit-il. Ou
nous prend-on pour des chats?
Coupaïa alluma une chandelle
et la posa sur la table. Salaün s'assit en face du douanier.
- Eh bien! reprit celui-ci,
ça avance-t-il, l'installation?
- C'est fini, répondit
Salaün.
- Bon, je verrai ça
quand j'aurai astiqué mon fusil.
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Il était tout
gai, le visage allumé par une brume froide de septembre qui s'était
abattu au serein sur la lande, diaprant de gouttelettes l'acier du chassepot.
L'opération terminée, il se leva :
- Voyons l'installation,
maintenant.
Ils entrèrent tous
les deux dans la petite chambre du fond où Coupaïa avait allumé
un feu maigre.
- Eh! dit le douanier,
pas besoin de ménager la bourre, Coupaïa. J'en ai trois grands tas
sur l'aire.
Il poussa du pied
une jonchée d'ajoncs; mais une des branches s'accrocha au châlit
et fit tomber la grosse médaille de cuivre qui y était pendue.
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- Diable d'idée,
dit le douanier, d'aller fourrer
là des médailles! . . . Eh! mais, reprit-il, en regardant plus
attentivement autour de lui, il y en a partout. Oh! par exemple, vous auriez
pu vous soulager de toutes ces vieilleries en quittant Morvic. Ça va
me faire de jolis murs, vos saintetés!
Coupaïa étouffa
l'insulte qui grondait sur ses lèvres.
- Laisse-nous comme nous
voulons être, Louis, dit Salaün.
- Eh! vous êtes libres,
c'est entendu. Mais comment voulez-vous que la chambre soit propre avec tout
ce bric-à-brac?
C'était ce qui le
choquait le plus, cette prise de possession de la malpropreté chez lui.
Au reste, il ne réclama pas davantage et revint avec Salaün à
la pièce commune.
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- Surtout, presse
la soupe, Coupaïa, dit-il en sortant. Je ne sais pas si tu es comme moi,
Yves-Marie, mais la brume m'a donné une faim de loup.
- C'est soif que
j'ai, dit naïvement Salaün.
- Seigneur, lança
d'un ton bon enfant Thomassin, qu'elle est terrible, la pente que vous avez
faite au gosier de certains Bretons!
Brusquement, en levant la
chandelle, il découvrit sur les murs les colliers de verroterie contre
les migraines, les sachets de poussière bénite et autres amulettes
crasseuses dont Coupaïa les avait festonnées.
- Ah! tonnerre de
Brest, même ici, s'écria-t-il dans un coup de voix qui la fit accourir,
fichez-moi tout ça chez vous, tu m'entends, Coupaïa. . . Je veux
que cette pièce-ci reste propre.
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Et, sans plus attendre,
il portait les mains pour les arracher, quand Coupaïa bondit.
- N'y touche pas! Ny touche
pas, sur ta vie, Loïz-ar-béo!
Il la regarda à son
tour, le sang aux yeux. Mais ses colères ne tenaient jamais, et l'apostrophe
de Coupaïa, sa face tragique, toute cette menace qui l'enveloppait et qui
lui paraissait grotesque, comme d'un nabot qui s'attaquerait à lui, le
firent éclater de rire presque immédiatement.
- Ne dirait-on pas
que je les profanerais, tes gris-gris, rien que d'y toucher! [1] Allons!
Allons! Décroche-les toi-même et file à la soupe
. . .
Il se tourna toujours riant
vers Salaün. Mais il
eut une sorte de recul à voir comme celui-ci, tapi sur lui-même,
avait l'air encore de le guetter par derrière pour s'élancer.
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Le repas fut triste.
Salaün mangeait et buvait sans rien dire. Coupaïa, prétextant
qu'elle n'avait pas faim, resta sur le foyer dans l'autre pièce; elle
ne se décida à prendre un peu de soupe que quand Thomassin fut
rentré chez lui.
Et de ce début dans la vie commune elle garda l'impression amère et redoutable d'un premier contact avec l'enfer.
Observation
[1] Souvenez-vous des gris-gris du père de Laye dans L'Enfant noir (2.31)?
Révision de la lecture
1. Quel contraste
ménager le narrateur fait-il entre les Salaün et Thomassin?
2. Comment Thomassin voit-il les objets sacrés des Salaün?
3. Comment Coupaïa voit-elle Thomassin?