VIII

      La Saint-Michel était passée et Morvic n'avait pas été loué, comme l'espérait Thomassin, jaloux d'en étoffer son maigre revenu.

      Il y avait longtemps qu'il ne voyait plus Francésa. C'était une nécessité de leur nouveau rôle ; mais la rebouteuse, toujours aux champs ou sur la grève, ne cessait point de les entretenir l'un de l'autre, et leur séparation s'en adoucissait. La voix que Francésa avait entendue derrière elle, le soir de son rendez-vous avec Thomassin [cf V.53-55], ne l'avait troublée qu'un moment. Elle aimait trop son promis pour le soupçonner d'une mauvaise action; elle ne voulait point croire non plus, malgré les apparences, que Coupaïa ne fît qu'une avec sa mystérieuse interlocutrice de la lande. Elle ne gardait un peu d'inquiétude que sur l'issue des négociations commerciales de Thomassin. Pourtant elle lui avait obéi avec fidélité. Elle s'était composé un autre visage et, comme le vieux Prigent ne lui parlait plus depuis son éclat, elle était allée à lui avec une feinte contrition :

      - Tad, j'avais tort. Il ne convient pas que j'épouse moins riche que moi. Ah! si Louis Thomassin avait eu quinze cents livres de rente, tu l'as dit toi-même et je le retiens dans mon coeur, rien ne m'eût empêchée de l'épouser. Mais il n'a que sa solde et cinq cents livres, ce n'est pas suffisant.

      Le vieux Prigent fut tout ragaillardi de cette déclaration.

5   - Alors, tu veux bien de Roland Le Coulz? demanda-t-il.

     Francésa hocha la tête :

      - Je ne sais pas, dit-elle, donne-moi un peu de temps pour m'habituer. . .

      A quelques jours de là, le bruit du mariage de Francésa avec Roland Le Coulz courut dans le pays. Le vieux Prigent croyait tenir sa fille et avait laissé entendre qu'elle se marierait bientôt avec le riche cultivateur. Rien n'était moins sûr; mais les langues trottèrent si preste de Trégastel à Keraliès, de Keraliès à Landrellec, qu'il n'y eut bientôt plus personne en Pleumeur à ignorer ce beau projet.

      Coupaïa en ressentit une joie profonde. Son avertissement avait donc porté et Francésa, en son coeur, l'avait entendu. . . Elle guetta Thomassin. Mais le douanier avait toujours sa jeune tête riante. A table, elle parla du mariage projeté, prête à dévorer sur la face de son beau-frère la déception et la honte qu'une telle nouvelle lui causerait infailliblement. Thomassin ne pâlit ni ne rougit.

10  - Bah! dit-il seulement, des bruits. Qui vivra verra. Francésa Prigent n'est pas encore à Le Coulz.

      Pourtant, lui-même commençait à craindre. Non qu'îl doutât de son amie; mais la réponse de l'entrepreneur se faisait attendre; les Soeurs avaient peut-être changé d'avis; peut-être s'étaient-elles décidées pour une autre grève. Son inquiétude augmentait chaque jour. Il allait partir aux informations quand il reçut enfin la lettre tant désirée. Le mandataire des Soeurs lui offrait dix mille francs de son terrain. «C'est notre dernier prix, ajoutait la lettre. Avisez-nous sans retard de votre réponse.»

      Un moment il faillit accepter. Peut-être le vieux Prigent se contenterait-il de cette somme. Môn interrogea Francésa.

      - Non, dit-elle, il faut aller jusqu'au bout. Le Coulz est encore plus avancé dans ses affaires que nous ne croyions. Il est venu au manoir, et l'assurance avec laquelle il m'a parlé devant mon père m'a effrayée. . . Dis à Louis qu'il n'accepte pas.

      Ce ferme langage de la jeune fille remit Thomassin d'aplomb. Il répondit au mandataire des Soeurs que sa décision était irrévocable et qu'il ne céderait pas son terrain à moins de vingt sous le mètre carré. On lui dépêcha un homme d'affaires qui y perdit ses ruses et son temps; le compère revint sans avoir obtenu un centime de rabais. Trois jours après, Thomassin recevait l'acceptation de l'entrepreneur. On le priait de se rendre immédiatement à Lannion, où Me Le Louarn de Porzamprat, notaire, lui verserait contre cession des trois champs et de la lande les trente-cinq mille francs qu'il en demandait.

15  Si Coupaïa, qui portait son linge au douet voisin, avait pu voir son beau-frère au moment où il reçut cette lettre, elle en eût séché de male rage, tant la joie du pauvre garçon fut enfantine et bruyante. Il ne se possédait plus, sautait comme un poulain, riait, dansait, chantait et pleurait dans la même minute. Il ne se calma qu'à la réflexion, et par un retour de prudence toute normande. Ne souffler mot à personne, avertir seulement la rebouteuse de se trouver chez lui à sept heures, courir à Lannion, signer le contrat, empocher l'argent, et alors. . . Alors, ah! béni Dieu! pouvoir aimer Francésa et être aimé d'elle devant tous, l'épouser! . . .

      Il s'habilla à la hâte, demanda une permission au brigadier et gagna la grande route. Il était si pressé qu'il n'avait point songé à prévenir Môn. Il dut revenir sur ses pas. Heureusement la rebouteuse était sur la lande.

      - L'entrepreneur accepte, lui dit-il tout bas. Mais ne parle pas encore à Francésa. Attends que je sois revenu de Lannion. . . Je pense être ici vers sept heures. . . Viens me trouver chez moi pour être plus sûre.

      Il partit à grandes jambées. Le ciel menaçait, des rafales couraient sur la lande; il ne sentait rien. Il passa devant le douet et ne remarqua même pas Coupaïa qui s'était arrêtée de battre son linge, le battoir en l'air, stupéfaite de lui voir ses habits neufs et cette joie étrange plein les yeux.

Révision de la lecture

1. Qu'est-ce que Francésa demande à son père?
2. Pourquoi Thomassin commence-t-il de s'inquièter?
3. Qu'est-ce que Thomassin obtient, enfin?