IX

      A sept heures, quand le vent lui eut apporté de Pleumeur les sons voilés de l'angélus [cf. V.42], Môn-ar-Mauff quitta la petite hutte de bauge qu'elle habitait, l'hiver, au pied du cairn de Bringuiller, et se dirigea vers Landrellec.

Un cairn est un tumulus préhistorique

Source: http://lsinzelle.free.fr/france/bretagne_nord/bretagne-91.htm

      Ne voyant point de lumière dans la chambre de Thomassin, elle frappa à la vitre d'à côté, qu'éclairait une grosse flambée d'ajoncs, et attendit, pensant que le douanier était chez son beau-frère. Ce fut Coupaïa qui lui ouvrit. Dans l'obscurité, sous son capuchon de laine fauve, on ne distinguait point les traits de la vieille, et Coupaïa, qui crut à une chercheuse de pain, la fit entrer sans mot dire. Mais tout à coup, à la flamme du foyer, elle reconnut la rebouteuse et poussa une clameur aiguë

      - La sorcière! la sorcière!

      C'était ce même cri que les enfants lançaient parfois après Môn, mêlé à des pierres. [1] Elle n'était pas du pays. Elle avait surgi un soir d'automne, sur la lande. D'où venait-elle? De la Satiété ou de la Désespérance, ces pourvoyeuses ordinaires des solitudes? Certains y retournent à la vie animale; d'autres y retrouvent sous les étoiles les grands secrets perdus. Le vulgaire les enveloppe dans la même réprobation et les dévoue indistinctement à l'Enfer.

5   - Loïz-ar-béo n'est pas rentré? demanda Môn sans relever la sotte invective.

      Mais Coupaïa n'avait pas la tête à une réponse. Elle s'était reculée jusqu'à l'angle de la cheminée, près du châlit, d'où elle avait tiré une branche de buis consacré, et, l'agitant devant Môn, l'en exorcisait avec d'atroces menaces.

      - Va-t'en, fille de Mômon! Va-t'en!... Yves-Marie, chasse-la. Broie-la, si elle ne veut pas s'en aller ... Au nom du Père, du Fils, du Saint Esprit! ...

      La vieille, comme indifférente, d'une voix plus forte, répéta seulement sa question.

      - Ah! Va Doué! mais c'est qu'elle reste! cria Coupaïa. Va-t'en, sorcière, mais va-t'en donc!

10  Et, de rage, à voir que son mari, exsangue, au lieu de répondre, se rencognait peureusement, elle courut sur la rebouteuse en brandissant le buis saint. Môn n'eut qu'à faire un certain signe avec son index et son médius; le poing de Coupaïa fut soudain de glace et retomba. Au même instant, Thomassin parut. Il embrassa la scène d'un coup d'oeil : Môn, gagnant à reculons la sortie sous la protection de son signe, - Coupaïa, défaillante, les yeux chavirés, qui murmurait des formules et continuait à secouer convulsivement le buis saint et, dans un angle, collé à la cloison, sans un souffle, Salaün.

      - Môn, cria-t-il, qu'est-ce qu'on t'a fait?

       La vieille se retourna.

      - C'est ta belle-soeur, dit-elle. Je croyais que tu étais rentré. Elle ne m'a pas reconnue et m'a ouvert la porte. Puis elle a voulu me chasser quand elle a vu que c'était moi.

      - Et elle t'a frappée? dit le douanier.

15  - Non, répondit gravement la rebouteuse. Les bras qu'on lève sur ma tête sèchent avant d'avoir frappé.

      - Sorcière! Sorcière! glapit de nouveau Coupaïa.

      - Tu entends, filleul? . . . Elle ne sait plus d'autre chanson.

      - Les brutes! dit Thomassin. Rien ne les guérira donc?

      Et s'adressant à Coupaïa .

20  - Assez de simagrées, toi! Si la présence de Môn vous gêne, vous n'avez qu'à dériver sortir tous les deux.

      - Viens! dit sourdement Coupaïa à Salaün. Nous nous damnerions ici . . .

      Dans la nuit, sur le labour qui bordait la maison du douanier, des feux d'écobue achevaient de brûler. Le vent soufflait du large et couchait la fumée à ras de terre. Ils s'accroupirent près d'un de ces feux, Salaün la tête dans ses mains. Coupaïa s'épandant en paroles sauvages:

     Ah! maison de l'infamie! C'est comme cela qu'il traite les siens. . . Il nous chasse de chez lui, parce que nous ne voulons pas perdre notre âme avec cette sorcière. Il la préfère à nous, à moi, à toi. . . Et c'est ton frère, celui-là, Yves-Marie? . . . Ah! Va Doué! Je savais bien qu'il complotait quelque chose contre notre salut! Il nous avait fait quitter Morvic pour nous mieux tenir en sa possession...

     Elle s'était levée et elle tournait farouchement autour du feu comme une chienne.

25 - Ses bienfaits, les voilà! Il nous enlève les champs de Trégastel; il m'oblige à travailler chez lui ; toi, il t'envoie travailler chez les Piriou. C'est lui qui profite de nous. Il nous a avilis dans notre corps. . . Ça ne lui suffit pas, il veut la perdition de nos âmes; il les a promises à sa sorcière, je te dis!...

      Et, se plantant, avec ses yeux de vertige, les bras croisés, devant Salaün :

      - Sais-tu, toi, ce qu'on faisait aux sorciers, dans le vieux temps? Ma tante m'a conté ça. Il n'y avait plus là de frère, ni de soeur, ni de parent que ce soit. On les brûlait, et c'était bien fait, et la bénédiction de Dieu était sur les brûleurs, encore. . . Ah! cria-t-elle, tragique, la bénédiction de Dieu soit sur nous! Qu'ils brûlent donc à leur tour, ceux-ci! . . .

      Et, avant que Salaün eût pu l'arrêter, elle avait saisi dans les cendres une racine de fougère à demi consumée et l'avait lancée de toutes ses forces dans la grange de Thomassin. La paille crépita, s'embrasa presque tout de suite; des langues de feu léchèrent les murs; une colonne de fumée grise monta dans le ciel. En quelques minutes, l'incendie avait envahi l'appentis tout entier; le corps de logis s'embrasa à son tour par le chaume du toit. Salaün, immobile de stupeur, regardait...

      - Viens! Viens vite donc, lui souffla Coupaïa. Si l'on nous voit ici, nous sommes perdus.

30  Elle avait repris conscience devant le fait accompli et irréparable. D'une poussée de sabot elle rapprocha de la grange les restes fumants de l'écobue, préparant ainsi une explication toute trouvée, presque naturelle, à l'incendie.

      Ils sautèrent l'échalier et gagnèrent au large. Ils n'avaient pas fait cent pas qu'une sourde commotion ébranla l'air. Le ciel s'illumina d'un coup. Ils se retournèrent. Une joie féroce, aiguë dans son paroxysme comme une douleur, étreignit Coupaïa. Le toit de Thomassin venait de s'abattre. Les murs, noirs, vus d'angle, pareils à deux bras levés, montaient seuls dans le ciel, moins pour l'attester du crime que de la justice du châtiment.

Les murs d'une telle maison

Source: Archives particulières

D'un bond l'énergumène se dressa sur le talus.

      - Ils brûlent! Ils brûlent! Ah! grands saints ! . . . Viens voir, Yves-Marie.

      Elle jouissait par tous les pores de la double agonie qu'elle imaginait sous cet embrasement. . . Soudain elle chancela; une anxiété mortelle détendit ses traits et elle glissa de son long dans le fossé : elle venait de voir sur la lande, sauvés, vivants, la rebouteuse et Thomassin. . .

Observations

[1] Souvenez-vous de ce qui arrive à Yvonne Moan dans Pêcheur d'Islande après la mort de Sylvestre.

Révision de la lecture

1. Avec quoi Môn est-elle associée au commencement de ce chapitre?
2. Comment Coupaïa voit-elle Môn?
3. Comment Coupaïa réagit-elle au signe de Môn? Qu'est-ce que cela nous montre?
4. Qu'est-ce que Coupaïa fait dans sa conviction que son beau-frère est lié au diable?
5. Pourquoi Coupaïa est-elle au désespoir à la fin?