IX - Le voyage à Conakry
J'avais quinze ans, quand je partis pour Conakry.
J'allais y suivre l'enseignement technique à l'école Georges Poiret,
devenue depuis le Collège technique.
Je quittais mes parents pour la deuxième
fois. Je les avais quittés une première fois aussitôt après
mon certificat d'études, pour servir d'interprète à un
officier qui était venu faire des relevés de terrain dans notre
région et en direction du Soudan. Cette fois, je prenais un congé
beaucoup plus sérieux.
Depuis une semaine, ma mère accumulait
les provisions. Conakry est à quelque 600 kilomètres de Kouroussa
et, pour ma mère, c'était une terre inconnue, sinon inexplorée,
où Dieu seul savait si l'on mange à sa faim.
Voici une carte qui indique le trajet de Camara de Kouroussa, à droite, à Conakry, à gauche.
(Source: Mapquest)
Et c'est pourquoi les couscous, les viandes, les poissons, les ignames, le
riz, les patates s'entassaient. Une semaine plus tôt déjà,
ma mère avait entamé la tournée des marabouts les plus
réputés, les consultant sur mon avenir et multipliant les sacrifices.
Elle avait fait immoler un boeuf à la mémoire de son père
et invoqué l'assistance de ses ancêtres, afin que le bonheur m'accompagnât
dans un voyage qui, à ses yeux, était un peu comme un départ
chez les sauvages ; le fait que Conakry est la capitale de la Guinée,
ne faisait qu'accentuer le caractère d'étrangeté du lieu
où je me rendrais.
La veille de mon départ, un magnifique
festin réunit dans notre concession marabouts et féticheurs, notables
et amis et, à dire vrai, quiconque se donnait la peine de franchir le
seuil, car il ne fallait, dans l'esprit de ma mère, éloigner personne
; il fallait tout au contraire que des représentants de toutes les classes
de la société assistassent au festin, afin que la bénédiction
qui m'accompagnera fût complète. Telle était d'ailleurs
l'intention dans laquelle les marabouts avaient ordonné cette dépense
de victuailles. Et ainsi chacun, après s'être rassasié,
me bénissait, disait en me serrant la main:
5 Que la chance te favorise! Que
tes études soient bonnes! Et que Dieu te protège!
Les marabouts, eux, usaient de formules plus
longues. Ils commençaient par réciter quelques textes du
Coran adaptés à la circonstance ; puis, leurs invocations achevées,
ils prononçaient le nom d'Allah ; immédiatement après,
ils me bénissaient.
Je passai une triste nuit. J'étais très
énervé, un peu angoissé aussi, et je me réveillai
plusieurs fois. Une fois, il me sembla entendre des gémissements. Je
pensai aussitôt à ma mère. Je me levai et
allai à sa case : ma mère remuait sur sa couche et se lamentait
sourdement. Peut-être aurais-je dû me montrer, tenter de
la consoler, mais j'ignorais comment elle m'accueillerait : peut-être
n'aurait-elle pas été autrement satisfaite d'avoir été
surprise à se lamenter; et je me retirai, le coeur serré. Est-ce
que la vie était ainsi faite, qu'on ne pût rien entreprendre sans
payer tribut aux larmes ?
Ma mère me réveilla à l'aube,
et je me levai sans qu'elle dût insister. Je vis qu'elle avait
les traits tirés, mais elle prenait sur elle, et je ne dis rien: je fis
comme si son calme apparent me donnait réellement le change sur sa peine.
Mes bagages étaient en tas dans la case. Soigneusement calée et
placée en évidence, une bouteille y était jointe.
Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dis-je.
10 Ne la casse pas ! dit ma mère.
J'y ferai attention.
Fais-y grande attention! Chaque matin,
avant d'entrer en classe, tu prendras une petite gorgée de cette
bouteille.
Est-ce l'eau destinée à
développer l'intelligence? dis-je.
Celle-là même ! Et il n'en peut
exister de plus efficace: elle vient de Kankan!
15 J'avais déjà bu de cette
eau : mon professeur m'en avait fait boire, quand j'avais passé mon certificat
d'études. C'est une eau magique qui a nombre de pouvoirs et en particulier
celui de développer le cerveau. Le breuvage est curieusement composé
: nos marabouts ont des planchettes sur lesquelles ils écrivent
des prières tirées du Coran ; lorsqu'ils ont fini d'écrire
le texte, ils l'effacent en lavant la planchette; l'eau de ce lavage
est précieusement recueillie et, additionnée de miel, elle forme
l'essentiel du breuvage. Acheté dans la ville de Kankan, qui est une
ville très musulmane et la plus sainte de nos villes, et manifestement
acheté à haut prix, le breuvage devait être particulièrement
agissant. Mon père, pour sa part, m'avait remis, la veille, une petite
corne de bouc renfermant des talismans ; et je devais porter continuellement
sur moi cette corne qui me défendrait contre les mauvais esprits.
Cours vite faire tes adieux maintenant!
dit ma mère.
J'allai dire au revoir aux vieilles gens de notre
concession et des concessions voisines, et j'avais le coeur gros. Ces hommes,
ces femmes, je les connaissais depuis ma plus tendre enfance, depuis toujours
je les avais vus à la place même où je les voyais,
et aussi j'en avais vu disparaître : ma grand-mère paternelle avait
disparu. Et reverrais-je tous ceux auxquels je disais à présent
adieu? Frappé de cette incertitude, ce fut comme si soudain je prenais
congé de mon passé même. Mais n'était-ce pas un peu
cela? Ne quittais-je pas ici toute une partie de mon passé?
Quand je revins près de ma mère
et que je l'aperçus en larmes devant mes bagages, je me mis à
pleurer à mon tour. Je me jetai dans ses bras et je l'étreignis.
Mère! criai-je.
20 Je l'entendais sangloter, je sentais
sa poitrine douloureusement se soulever.
Mère, ne pleure pas ! dis-je. Ne
pleure pas !
Mais je n'arrivais pas moi-même à
refréner mes larmes et je la suppliai de ne pas m'accompagner à
la gare, car il me semblait qu'alors je ne pourrais jamais m'arracher à
ses bras. Elle me fit signe qu'elle y consentait. Nous nous étreignîmes
une dernière fois, et je m'éloignai presque en courant. Mes surs,
mes frères, les apprentis se chargèrent des bagages.
Mon père m'avait rapidement rejoint et
il m'avait pris la main, comme du temps où j'étais encore enfant.
Je ralentis le pas : j'étais sans courage, je sanglotais éperdument.
Père! fis-je.
25 Je t'écoute, dit-il.
Est-il vrai que je pars ?
Que ferais-tu d'autre? Tu sais bien que
tu dois partir.
Oui, dis-je.
Et je me remis à sangloter.
30 Allons! allons! mon petit, dit-il.
N'es-tu pas un grand garçon ?
Mais sa présence même, sa tendresse
même et davantage encore maintenant qu'il me tenait la main
m'enlevaient le peu de courage qui me restait, et il le comprit.
Je n'irai pas plus loin, dit-il. Nous
allons nous dire adieu ici: il ne convient pas que nous fondions en larmes à
la gare, en présence de tes amis; et puis je ne veux pas laisser ta mère
seule en ce moment : ta mère a beaucoup de peine! J'en ai beaucoup
aussi. Nous avons tous beaucoup de peine, mais nous devons nous montrer courageux.
Sois courageux! Mes frères, là-bas, s'occuperont de toi. Mais
travaille bien! Travaille comme tu travaillais ici. Nous avons consenti pour
toi des sacrifices; il ne faut point qu'ils demeurent sans résultat.
Tu m'entends ?
Oui, fis-je.
Il demeura silencieux un moment, puis reprit:
35 Vois-tu, je n'ai pas eu comme
toi un père qui veillait sur moi ; au moins ne l'ai-je pas eu
très longtemps : à douze ans, j'étais orphelin; et j'ai
dû faire seul mon chemin. Ce n'était pas un chemin facile! Les
oncles auxquels on m'avait confié, m'ont traité plus en
esclave qu'en neveu (cf. VI.79, 128).. Ce n'est pas pourtant que je leur sois
resté longtemps à charge: presque tout de suite ils m'ont placé
chez les Syriens; j'y étais simple domestique, et tout ce que je gagnais,
je le remettais fidèlement à mes oncles, mais mes gains mêmes
ne désarmèrent jamais leur rudesse ni leur avidité. J'ai
dû beaucoup travailler pour me faire ma situation. Toi... Mais en voilà
assez. Saisis ta chance! Et fais-moi honneur! Je ne te demande rien de plus.
Le feras-tu?
Je le ferai, père.
Bien! bien... Allons! sois brave, petit.
Va!...
Père!
Il me serra contre lui ; il ne m'avait jamais
serré si étroitement contre lui.
40 Va ! petit, va!
Il desserra brusquement son étreinte et
partit très vite sans doute ne voulait-il point me montrer
ses larmes et je poursuivis ma route vers la gare. L'aînée
de mes soeurs, mes frères, Sidafa et les plus jeunes apprentis m'escortaient
avec mes bagages. A mesure que nous avancions, des amis se joignaient à
nous ; Fanta aussi rejoignit notre groupe. Et c'était un peu comme si
de nouveau j'avais été sur le chemin de l'école : tous
mes compagnons étaient là, et même notre bande n'avait jamais
été plus nombreuse. Et de fait, n'étais-je pas sur le chemin
de l'école?
Fanta, dis-je, nous sommes sur le chemin
de l'école.
Mais elle ne me répondit que par un pâle
sourire, et mes paroles n'eurent pas d'autre écho. J'étais en
vérité sur le chemin de l'école, mais j'étais seul
; déjà j'étais seul! Nous n'avions jamais été
plus nombreux, et jamais je n'avais été si seul. Bien que ma part
fût sans doute la plus lourde, nous portions tous le poids de la
séparation: à peine échangions-nous quelque rare
parole. Et nous fûmes sur le quai de la gare, attendant le train, sans
nous être quasiment rien dit ; mais qu'eussions-nous dit que nous
ne ressentions chacun? Tout allait sans le dire.
Plusieurs griots étaient venus saluer
mon départ. Je ne fus pas plus tôt sur le quai, qu'ils m'assaillirent
de flatteries. « Déjà tu es aussi savant que les Blancs!
chantaient-ils. Tu es véritablement comme les Blancs! A Conakry, tu t'assoieras
parmi les plus illustres! » De tels excès étaient assurément
plus faits pour me confondre que pour chatouiller ma vanité. Au vrai,
que savais-je? Ma science était bien courte encore ! Et ce que je savais,
d'autres aussi le savaient : mes compagnons qui m'entouraient, en savaient autant
que moi! J'aurais voulu demander aux griots de se taire ou tout
au moins de modérer leurs louanges, mais c'eût été
aller contre les usages, et je me tins coi. Leurs flatteries d'ailleurs n'étaient
peut-être pas tout à fait inutiles: elles me faisaient penser
à prendre mes études fort au sérieux, et il est vrai
que je les avais toujours prises fort au sérieux ; mais tout ce que chantaient
les griots à présent, je me voyais désormais contraint
de le réaliser un jour, si je ne voulais pas à mon retour, à
chaque retour, avoir l'air d'un âne.
45 Ces flatteries eurent encore un effet
supplémentaire; celui de me distraire du chagrin où j'étais
plongé. J'en avais souri j'avais commencé par en sourire
avant d'en ressentir de la confusion, mais si mes compagnons en avaient également
perçu le ridicule, et ils l'avaient nécessairement perçu,
rien néanmoins n'en affleurait sur leurs traits ; sans doute sommes-nous
si habitués aux hyperboles des griots, que nous n'y accordons plus attention.
Mais Fanta? Non, Fanta avait dû prendre ces flatteries pour argent comptant.
Fanta... Fanta ne songeait pas à sourire: elle avait les yeux embués.
Chère Fanta!... Je jetai, en désespoir de cause, un regard à
ma soeur: celle-ci pour sûr avait dû éprouver mes sentiments:
elle éprouvait toujours mes sentiments; mais je la vis simplement préoccupée
par mes bagages: elle m'avait déjà plusieurs fois recommandé
d'y veiller et elle profita de la rencontre de nos regards pour me le répéter.
Sois sans crainte, dis-je. J'y veillerai.
Te rappelles-tu leur nombre? dit-elle.
Certainement!
Bon! Alors ne les égare pas. Souviens-toi
que tu passes ta première nuit à Mamou: le train s'arrête
la nuit, à Mamou.
50 Suis-je un enfant auquel
il faut tout expliquer?
Non, mais tu ne sais pas comment sont
les gens là où tu vas. Garde tes bagages à portée
et, de temps en temps, compte-les. Tu me comprends: aie l'oeil dessus!
Oui, dis-je.
Et ne donne pas ta confiance au premier
venu! Tu m'entends?
Je t'entends!
55 Mais il y avait un moment déjà
que j'avais cessé de l'entendre et cessé de sourire des hyperboles
des griots : ma peine m'était brusquement revenue! Mes jeunes frères
avaient glissé leurs petites mains dans les miennes, et je pensais
à la tendre chaleur de leurs mains ; je pensais aussi que le train
n'allait plus tarder, et qu'il me faudrait lâcher leurs mains et me séparer
de cette chaleur, me séparer de cette douceur ; et je craignais de voir
déboucher le train, je souhaitais que le train eût du retard:
parfois il avait du retard; peut-être aujourd'hui aussi aurait-il
du retard. Je regardai l'heure, et il avait du retard! Il avait du retard!.
Mais il déboucha tout à coup, et je dus lâcher les mains,
quitter cette douceur et avoir l'impression de tout quitter!
Dans le brouhaha du départ, il me sembla
que je ne voyais que mes frères: ils étaient ici, ils étaient
là, et comme éperdus, mais se faufilant néanmoins chaque
fois au premier rang; et mes regards inlassablement les cherchaient, inlassablement
revenaient sur eux. Les aimais-je donc tant? Je ne sais pas. Il m'arrivait souvent
de les négliger quand je partais pour l'école, les plus petits
dormaient encore ou bien on les baignait, et quand je rentrais de l'école,
je n'avais pas toujours grand temps à leur donner; mais maintenant je
ne regardais qu'eux. Etait-ce leur chaleur qui imprégnait encore mes
mains et me rappelait que mon père, tout à l'heure, m'avait pris
la main? [cf. IX.31] Oui, peut-être; peut-être cette dernière
chaleur qui était celle de la case natale.
On me passa mes bagages par la fenêtre,
et je les éparpillai autour de moi; ma soeur sans doute me fit une dernière
recommandation aussi vaine que les précédentes; et chacun certainement
eut une parole gentille, Fanta sûrement aussi, Sidafa aussi mais dans
cet envolement de mains et d'écharpes qui salua le départ du train,
je ne vis vraiment que mes frères qui couraient le long du quai, le long
du train, en me criant adieu. Là où le quai finit, ma soeur et
Fanta les rejoignirent. Je regardai mes frères agiter leur béret,
ma soeur et Fanta agiter leur foulard, et puis soudain je les perdis
de vue; je les perdis de vue bien avant que l'éloignement du train m'y
eût contraint: mais c'est qu'une brume soudain les enveloppa, c'est
que les larmes brouillèrent ma vue... Longtemps je demeurai dans mon
coin de compartiment, comme prostré, mes bagages répandus autour
de moi, avec cette dernière vision dans les yeux: mes jeunes frères,
ma soeur, Fanta...
Vers midi, le train atteignit Dabola. J'avais
finalement rangé mes bagages et je les avais comptés;
et je commençais à reprendre un peu intérêt
aux choses et aux gens. J'entendis parler le peul : Dabola est à
l'entrée du pays peul. La grande plaine où j'avais vécu
jusque-là, cette plaine si riche, si pauvre aussi, si avare parfois avec
son sol brûlé, mais d'un visage si familier, si amical, cédait
la place aux premières pentes du Fouta-Djallon.
Le train repartit vers Mamou, et bientôt
les hautes falaises du massif apparurent. Elles barraient l'horizon, et le train
partait à leur conquête; mais c'était une conquête
très lente, presque désespérée, si lente et si désespérée
qu'il arrivait que le train dépassât à peine le pas d'homme.
Ce pays nouveau pour moi, trop nouveau pour moi, trop tourmenté, me déconcertait
plus qu'il ne m'enchantait; sa beauté m'échappait.
60 J'arrivai à Mamou un peu avant
la fin du jour. Comme le train ne repart de cette ville que le lendemain, les
voyageurs passent la nuit où cela se trouve, à l'hôtel ou
chez des amis. Un ancien apprenti de mon père, averti de mon passage,
me donna l'hospitalité pour la nuit. Cet apprenti se montra on ne peut
plus aimable en paroles; en fait mais peut-être ne se souvint-il
pas de l'opposition des climats il me logea dans une case juchée
sur une colline, où j'eus tout loisir plus de loisir que je n'en
souhaitais! d'éprouver les nuits froides et l'air sec du Fouta-Djallon.
La montagne décidément ne me disait rien!
Le lendemain, je repris le train, et un revirement
se fit en moi ; était-ce l'accoutumance déjà? je ne sais,
mais mon opinion sur la montagne se modifia brusquement et à telle enseigne
que, de Mamou à Kindia, je ne quittai pas la fenêtre une seconde.
Je regardais, et cette fois avec ravissement, se succéder cimes et précipices,
torrents et chutes d'eau, pentes boisées et vallées profondes.
L'eau jaillissait partout, donnait vie à tout. Le spectacle était
admirable, un peu terrifiant aussi quand le train s'approchait par trop des
précipices. Et parce que l'air était d'une extraordinaire pureté,
tout se voyait dans le moindre détail. C'était une terre heureuse
ou qui paraissait heureuse. D'innombrables troupeaux paissaient, et les
bergers nous saluaient au passage.
A l'arrêt de Kindia, je cessai d'entendre
parler le peul: on parlait le soussou, qui est le dialecte qu'on parle également
à Conakry. Je prêtai l'oreille un moment, mais presque tout m'échappa,
des paroles qu'on échangeait.
Nous descendions à présent vers
la côte et vers Conakry, et le train roulait, roulait, autant il s'était
essoufflé à escalader le massif, autant il le dévalait
joyeusement. Mais le paysage n'était plus le même qu'entre Mamou
et Kindia, le pittoresque n'était plus le même : c'était
ici une terre moins mouvementée, moins âpre et déjà
domestiquée, où de grandes étendues symétriquement
plantées de bananiers et de palmiers se suivaient avec monotonie. La
chaleur aussi était lourde, et toujours plus lourde à mesure que
nous nous rapprochions des terres basses et de la côte, et qu'elle gagnait
en humidité ; et l'air naturellement avait beaucoup perdu de sa transparence.
A la nuit tombée, la presqu'île
de Conakry se découvrit, vivement illuminée. Je l'aperçus
de loin comme une grande fleur claire posée sur les flots; sa tige la
retenait au rivage. L'eau à l'entour luisait doucement, luisait comme
le ciel ; mais le ciel n'a pas ce frémissement! Presque tout de suite,
la fleur se mit à grandir, et l'eau recula, l'eau un moment encore se
maintint des deux côtés de la tige, puis disparut. Nous nous rapprochions
maintenant rapidement. Quand nous fûmes dans la lumière même
de la presqu'île et au coeur de la fleur, le train s'arrêta.
65 Un homme de haute taille et qui imposait,
vint au-devant de moi. Je ne l'avais jamais vu ou, si je l'avais vu,
c'était dans un âge trop tendre pour m'en souvenir , mais
à la manière dont il me dévisageait, je devinai qu'il était
le frère de mon père.
Etes-vous mon oncle Mamadou, dis-je.
Oui, dit-il, et toi, tu es mon neveu Laye.
Je t'ai aussitôt reconnu: tu es le vivant portrait de ta mère!
Vraiment, je n'aurais pas pu ne pas te reconnaître. Et, dis-moi comment
va-t-elle, ta mère? Et comment va ton père?... Mais viens! nous
aurons tout loisir de parler de cela. Ce qui compte pour l'instant, c'est que
tu dînes et puis que tu te reposes. Alors suis-moi, et tu trouveras ton
dîner prêt et ta chambre préparée.
Cette nuit fut la première que je passai
dans une maison européenne. Etait-ce le manque d'habitude, était-ce
la chaleur humide de la ville ou la fatigue de deux journées de train,
je dormis mal. C'était pourtant une maison très confortable que
celle de mon oncle, et la chambre où je dormais était très
suffisamment vaste, le lit assurément moelleux, plus moelleux qu'aucun
de ceux sur lesquels je m'étais jusque-là étendu
; au surplus j'avais été très amicalement accueilli, accueilli
comme un fils pourrait l'être ; il n'empêche: je regrettais Kouroussa,
je regrettais ma case! Ma pensée demeurait toute tournée vers
Kouroussa: je revoyais ma mère, mon père, je revoyais mes frères
et mes soeurs, je revoyais mes amis. J'étais à Conakry et je n'étais
pas tout à fait à Conakry. J'étais toujours à Kouroussa
; et je n'étais plus à Kouroussa! J'étais ici et j'étais
là; j'étais déchiré Et je me sentais très
seul, en dépit de l'accueil affectueux que j'avais reçu.
Alors, me dit mon oncle, quand je me présentai
le lendemain devant lui, as-tu bien dormi ?
70 Oui, dis-je.
Non, dit-il; peut-être n'as-tu
pas très bien dormi. Le changement aura été
un peu brusque. Mais tout cela n'est qu'affaire d'habitude. Tu reposeras déjà
beaucoup mieux, la nuit prochaine. Tu ne crois pas ?
Je le crois.
Bon et aujourd'hui, que comptes-tu faire
?
Je ne sais pas. Ne dois-je pas rendre
visite à l'école ?
75 Nous ferons cette visite demain
et nous la ferons ensemble. Aujourd'hui, tu vas visiter la ville. Profite de
ton dernier jour de vacances! Es-tu d'accord?
Oui, mon oncle.
Je visitai la ville. Elle différait
fort de Kouroussa. Les avenues y étaient tirées au cordeau et
se coupaient à angle droit. Des manguiers les bordaient et par endroits
formaient charmille ; leur ombre épaisse était partout la bienvenue,
car la chaleur était accablante; non qu'elle fût beaucoup plus
forte qu'à Kouroussa peut-être même était-elle
moins forte , mais saturée de vapeur d'eau à un point inimaginable.
Les maisons s'entouraient toutes de fleurs et de feuillage ; beaucoup étaient
comme perdues dans la verdure, noyées dans un jaillissement effréné
de verdure. Et puis je vis la mer!
Je la vis brusquement au bout d'une avenue et
je demeurai un long moment à regarder son étendue, à regarder
les vagues se suivre et se poursuivre, et finalement se briser contre les roches
rouges du rivage. Au loin, des îles apparaissaient, très vertes
en dépit de la buée qui les environnait. Il me sembla que c'était
le spectacle le plus étonnant qu'on pût voir; du train et
de nuit, je n'avais fait que l'entrevoir ; je ne m'étais pas fait une
notion juste de l'immensité de la mer et moins encore de son mouvement,
de la sorte de fascination qui naît de son infatigable mouvement; à
présent j'avais le spectacle sous les yeux et je m'en arrachai difficilement.
Eh bien, comment as-tu trouvé la ville?
me dit mon onde à mon retour.
80 Superbe! dis-je.
Oui, dit-il, bien qu'un peu chaude si
j'en juge par l'état de tes vêtements. Tu es en nage! Va te changer.
Il faudra te changer ici plusieurs fois par jour. Mais ne traîne pas:
le repas doit être prêt, et tes tantes sont certainement impatientes
de le servir.
Mon oncle habitait la maison avec ses deux femmes,
mes tantes Awa et N'Gady, et un frère cadet, mon oncle Sékou.
Mes tantes, comme mes oncles, avaient chacune son logement particulier et elles
l'occupaient avec leurs enfants.
Mes tantes Awa et N'Gady se prirent d'affection
pour moi dès le premier soir et demeurèrent dans ce sentiment
au point que, bientôt, elles ne firent plus de différence
entre leurs propres enfants et moi-même. Quant aux enfants, plus jeunes
de beaucoup, on ne leur apprit pas que je n'étais que leur cousin: ils
me crurent leur frère aîné et de fait me traitèrent
d'emblée comme tel ; la journée n'était pas à sa
fin, qu'ils se pressaient contre moi et grimpaient sur mes genoux. Plus tard,
quand l'habitude fut prise de passer tous mes jours de congé chez mon
oncle, ils en vinrent même à guetter mon arrivée: ils ne
m'avaient pas plus tôt entendu ou aperçu qu'ils accouraient; et
s'il arrivait qu'occupés par leurs jeux, ils n'accourussent pas aussitôt,
mes tantes les rabrouaient : « Comment! disaient-elles. Voici une semaine
que vous n'avez vu votre grand frère et vous ne courez pas lui dire bonjour?
» Oui, très réellement mes deux tantes s'ingénièrent
à remplacer ma mère et elles persévérèrent
durant tout le temps de mon séjour. Elles poussèrent même
l'indulgence jusqu'à ne jamais me reprocher une maladresse, si bien qu'il
m'arriva d'en demeurer tout confus. Elles étaient foncièrement
bonnes et d'humeur enjouée, et je ne fus pas long à constater
qu'entre elles, elles s'entendaient on ne peut mieux. En vérité
je vécus là au sein d'une famille fort unie et dont toute criaillerie
demeurait résolument bannie. Je pense que l'autorité, très
souple au reste et quasi secrète, de mon oncle Mamadou fondait cette
paix et cette union.
Mon oncle Mamadou était un peu plus jeune
que mon père; il était grand et fort, toujours correctement vêtu,
calme et digne ; c'était un homme qui d'emblée imposait. Comme
mon père, il était né à Kouroussa, mais l'avait
quittée de bonne heure ; il y avait été écolier,
puis, comme je le faisais maintenant, il était venu poursuivre ses études
à Conakry et en avait achevé le cycle à l'Ecole
normale de Gorée. Je ne crois pas qu'il soit demeuré longtemps
instituteur : très vite le commerce l'avait attiré. Quand j'arrivai
à Conakry, il était chef comptable dans un établissement
français. J'ai fait petit à petit sa connaissance et plus
j'ai appris à le connaître, plus je l'ai aimé et
respecté.
85 Il était musulman, et je pourrais
dire : comme nous le sommes tous; mais il l'était de fait beaucoup plus
que nous ne le sommes généralement: son observance du Coran était
sans défaillance. Il ne fumait pas, ne buvait pas, et son honnêteté
était scrupuleuse. Il ne portait de vêtements européens
que pour se rendre à son travail; sitôt rentré, il se déshabillait,
passait un boubou qu'il exigeait immaculé, et disait ses prières.
A sa sortie de l'Ecole normale, il avait entrepris l'étude de l'arabe;
il l'avait appris à fond, et seul néanmoins, s'aidant de livres
bilingues et d'un dictionnaire; à présent il le parlait avec la
même aisance que le français, sans pour cela en faire aucunement
parade, car seule une meilleure connaissance de la religion l'avait incité
à l'apprendre : ce qui l'avait guidé, c'était l'immense
désir de lire couramment le Coran dans le texte. Le Coran dirigeait sa
vie! Jamais je n'ai vu mon oncle en colère, jamais je ne l'ai vu entrer
en discussion avec ses femmes ; je l'ai toujours vu calme, maître de lui
et infiniment patient. A Conakry, on avait grande considération pour
lui, et il suffisait que je me réclamasse de ma parenté, pour
qu'une part de son prestige rejaillît sur moi. A mes yeux, il faisait
figure de saint.
Mon oncle Sékou, le plus jeune de mes
oncles paternels, n'avait pas cette intransigeance. D'une certaine façon,
il était plus proche de moi : sa jeunesse le rapprochait de moi. Il y
avait en lui une exubérance qui me plaisait fort, et qui se traduisait
par une grande abondance de paroles. Sitôt qu'il commençait à
parler, mon oncle Sékou devenait intarissable. Je l'écoutais volontiers
tout le monde l'écoutait volontiers car rien de ce qu'il
disait n'était insignifiant, et il le disait avec une merveilleuse éloquence.
J'ajoute que son exubérance n'allait pas sans qualités profondes
et que ces qualités étaient sensiblement les mêmes que celles
de mon oncle Mamadou. A l'époque où je l'ai connu, il n'était
pas encore marié : fiancé seulement, ce qui était un motif
de plus de le rapprocher de moi. Il était employé au chemin de
fer Conakry-Niger. Lui aussi fut toujours parfait à mon égard,
et parce que l'âge mettait moins de distance entre nous, il fut plus pour
moi un frère aîné qu'un oncle.
Le lendemain et mon dernier jour de vacances
épuisé, mon oncle Mamadou me conduisit à ma nouvelle
école.
Travaille ferme à présent,
me dit-il, et Dieu te protégera. Dimanche, tu me conteras tes premières
impressions.
Dans la cour, où l'on me donna les premières
indications, au dortoir, où j'allai ranger mes vêtements, je trouvai
des élèves venus comme moi de Haute-Guinée, et nous
fîmes connaissance ; je ne me sentis pas seul. Un peu plus tard,
nous entrâmes en classe. Nous étions, anciens et nouveaux, réunis
dans une même grande salle. Je me préparai à mettre les
bouchées doubles, songeant à tirer déjà quelque
parti de l'enseignement qu'on donnerait aux anciens, tout en m'en tenant évidemment
au mien propre ; mais presque aussitôt je m'aperçus qu'on ne faisait
pas grande différence entre anciens et nouveaux il semblait plutôt
qu'on s'apprêtait à répéter aux anciens, pour la
deuxième, voire pour la troisième fois, le cours qu'on leur avait
seriné dès la première année. « Enfin, on
verra bien! » pensai-je; mais j'étais néanmoins troublé
; le procédé ne me paraissait pas de bon augure.
90 Pour commencer, on nous dicta un texte
très simple. Quand le maître corrigea les copies, j'eus peine à
comprendre qu'elles pussent fourmiller de tant de fautes. C'était, je
l'ai dit, un texte très simple, sans surprises, où pas un de mes
compagnons de Kouroussa n'eût trouvé occasion de trébucher.
Après, on nous donna un problème à résoudre; nous
fûmes très exactement deux à trouver la solution! J'en demeurai
atterré: était-ce là l'école où j'accéderais
à un niveau supérieur? Il me sembla que je retournais plusieurs
années en arrière, que j'étais assis encore dans une des
petites classes de Kouroussa. Mais c'était bien cela: la semaine s'écoula
sans que j'eusse rien appris. Le dimanche, je m'en plaignis vivement
à mon oncle
Rien! je n'ai rien appris, mon oncle!
Tout ce qu'on nous a enseigné, je le savais depuis longtemps. Est-ce
la peine vraiment d'aller à cette école? Autant regagner Kouroussa
tout de suite!
Non, dit mon oncle; non! Attends un peu!
Il n'y a rien à attendre! J'ai
bien vu qu'il n'y avait rien à attendre!
Allons! ne sois pas si impatient! Es-tu toujours
si impatient? Cette école où tu es, peut-être bien est-elle
à un niveau trop bas pour ce qui regarde l'enseignement général,
mais elle peut te donner une formation pratique que tu ne trouveras pas ailleurs.
N'as-tu pas travaillé dans les ateliers?
95 Je lui montrai mes mains; elles étaient zébrées
d'éraflures, et les pointes des doigts me brûlaient.
Mais je ne veux pas devenir un ouvrier!
dis-je.
Pourquoi le deviendrais-tu?
Je ne veux pas qu'on me méprise!
Aux yeux de l'opinion, il y avait une différence
énorme entre les élèves de notre école et ceux du
collège Camille Guy. Nous, on nous tenait simplement pour de futurs
ouvriers; certes, nous ne serions pas des manoeuvres, mais nous deviendrions
tout au plus des contremaîtres ; jamais, comme les élèves
du collège Camille Guy, nous n'avions accès aux écoles
de Dakar.
100 Ecoute-moi attentivement, dit mon oncle. Tous les élèves
venant de Kouroussa ont toujours dédaigné l'école technique,
toujours ils ont rêvé d'une carrière de gratte-papier. Est-ce
une telle carrière que tu ambitionnes? Une carrière où
vous serez perpétuellement treize à la douzaine ? Si réellement
ton choix s'est fixé sur une telle carrière, change d'école.
Mais dis-toi bien ceci, retiens bien ceci: si j'avais vingt ans de moins, si
j'avais mes études à refaire, je n'eusse point été
à l'Ecole normale; non! j'aurais appris un bon métier dans
une école professionnelle: un bon métier m'eût conduit
autrement loin!
Mais alors, dis-je, j'aurais aussi bien
pu ne pas quitter la forge paternelle!
Tu aurais pu ne pas la quitter. Mais,
dis-moi, n'as-tu jamais eu l'ambition de la dépasser?
Or, j'avais cette ambition; mais ce n'était
pas en devenant un travailleur manuel que je la réaliserais; pas
plus que l'opinion commune, je n'avais de considération pour de tels
travailleurs.
Mais qui te parle de travailleur manuel?
dit mon oncle. Un technicien n'est pas nécessairement un manuel et, en
tout cas, il n'est pas que cela: c'est un homme qui dirige et qui sait, le cas
échéant, mettre la main à la pâte. Or les hommes
qui dirigent des entreprises ne savent pas tous mettre la main à la pâte,
et ta supériorité sera là justement. Crois-moi; demeure
où tu es! Je vais d'ailleurs t'apprendre une chose que tu ignores encore:
ton école est en voie de réorganisation. Tu y verras sous peu
de grands changements, et l'enseignement général n'y sera
plus inférieur à celui du collège Camille Guy.
105 Est-ce que les arguments de mon oncle
finirent par me convaincre? Pas pleinement peut-être. Mais mon oncle Sékou
et mes tantes même joignirent leurs instances aux siennes, et je demeurai
donc à l'école technique.
Quatre jours sur six je travaillais dans les
ateliers, limant des bouts de ferraille ou rabotant des planches
sous la direction d'un moniteur. C'était un travail apparemment facile
et nullement ennuyeux, moins facile pourtant qu'il n'y paraissait à première
vue, parce que le manque d'habitude, d'abord, et les longues heures que nous
passions debout devant l'établi, ensuite, finissaient par le rendre pénible.
Je ne sais comment ou était-ce d'être demeuré trop
longtemps debout? était-ce quelque inflammation causée par les
échardes de métal et de bois? mes pieds enflèrent
et j'attrapai un ulcère. Je crois qu'à Kouroussa le mal eût
été bénin, je crois même qu'il ne se fût
seulement pas déclaré, mais ici, dans ce climat brûlant
et sursaturé d'eau, ce climat auquel le corps n'avait pas eu le
temps de s'adapter, l'ulcère gagna rapidement du champ, et on m'hospitalisa.
J'eus tout de suite le moral très bas.
La nourriture plus que spartiate qu'on distribuait dans cet hôpital par
ailleurs magnifique, n'était pas précisément faite pour
beaucoup relever ce moral. Mais sitôt que mes tantes apprirent ce qui
m'était arrivé, elles vinrent chaque jour m'apporter mes repas;
mes oncles également me firent visite et me tinrent compagnie.
Sans eux, sans elles, j'eusse été vraiment misérable,
vraiment abandonné, dans cette ville dont l'esprit m'était étranger,
le climat hostile, et dont le dialecte m'échappait presque entièrement
: autour de moi, on ne parlait que le soussou, et je suis Malinké, hormis
le français, je ne parle que le malinké.
Et puis je trouvais stupide de demeurer couché
à me tourner les pouces, à respirer l'air gluant, à transpirer
jour et nuit ; je trouvais plus stupide encore de n'être même pas
à l'école, de souffrir cet air accablant et cette immobilité
sans profit. Que faisais-je, sinon lamentablement perdre mon temps? Or, l'ulcère
ne se guérissait pas! Il n'empirait pas, mais il ne s'améliorait
pas non plus: il demeurait au même point...
L'année scolaire s'écoula lentement,
très lentement ; au vrai, elle me parut interminable, aussi interminable
que les longues pluies qui frappaient, des jours durant, parfois des semaines
durant, la tôle ondulée des toits; aussi interminable que ma guérison!
Puis, par une bizarrerie que je n'explique pas, la fin de cette année
scolaire coïncida avec mon rétablissement. Mais il n'était
que temps : j'étouffais! je bouillonnais d'impatience !... Je repartis
pour Kouroussa comme vers une terre promise!