VII - La Nuit de Konden Diara
Je grandissais. Le temps était venu pour
moi d'entrer dans l'association des non-initiés. Cette société
un peu mystérieuse et à mes yeux de ce temps-là,
très mystérieuse, encore que très peu secrète
rassemblait tous les enfants, tous les incirconcis de douze, treize ou quatorze
ans, et elle était dirigée par nos aînés, que nous
appelions les grands « Kondén ». J'y entrai un soir précédant
le Ramadan.
Dès le soleil couchant, le tam-tam avait
commencé de retentir, et bien qu'éloigné, bien que sonné
dans un quartier lointain, ses coups m'avaient aussitôt atteint, m'avaient
frappé en pleine poitrine, en plein coeur, comme si Kodoké, le
meilleur de nos joueurs, l'eût battu pour moi uniquement. Un peu plus
tard, j'avais perçu les voix aiguës des enfants accompagnant le
tam-tam de leurs cris et de leurs chants... Oui, le temps pour moi était
venu ; le temps était là!
C'était la première fois que je
passais à Kouroussa la fête du Ramadan; jusqu'ici, ma grand-mère
avait toujours exigé que je passasse la fête chez elle,
à Tindikan. Toute la matinée et plus encore dans l'après-midi,
j'avais vécu dans l'agitation, chacun s'affairant aux préparatifs
de la fête, chacun se heurtant et se bousculant, et réclamant mon
aide. Dehors, le brouhaha n'était pas moindre: Kouroussa est le chef-lieu
du Cercle, et tous les chefs de canton, suivis de leurs musiciens, ont coutume
de s'y réunir pour la fête. De la porte de la concession, je les
avais regardé passer, avec leur cortège de griots, de balaphoniers
et de guitaristes, de sonneurs de tambours et de tam-tam. Je n'avais alors pensé
qu'à la fête et au plantureux repas qui m'attendait; mais à
présent il s'agissait de tout autre chose!
La troupe hurlante qui entourait Kodoké
et son fameux tam-tam, se rapprochait. Elle allait de concession en concession,
elle s'arrêtait un moment dans chaque concession où il y avait
un enfant en âge, comme moi, d'entrer dans l'association, et elle emmenait
l'enfant. C'est pourquoi son approche était lente mais certaine, mais
inéluctable; aussi certaine, aussi inéluctable que le sort qui
m'attendait.
5 Quel sort ? Ma rencontre avec «
Kondén Diara » !
Or, je n'ignorais pas qui était Kondén
Diara ; ma mère souvent, mes oncles parfois ou quiconque au vrai dans
mon entourage avait autorité sur moi, ne m'avaient que trop parlé,
que trop menacé de Kondén Diara, ce terrible croque-mitaine, ce
« lion des enfants ». Et voici que Kondén Diara mais
était-il homme ? était-il bête? n'était-il pas plutôt
mi-homme et mi-bête ? mon ami Kouyaté le croyait plus homme que
bête , voici que Kondén Diara quittait l'ombre des mots,
le voici qui prenait corps, le voici, oui, qui, éveillé par le
tam-tam de Kodoké, sans doute rôdait déjà autour
de la ville ! Cette nuit devait être la nuit de Kondén Diara.
J'entendais maintenant très clairement
le tam-tam Kodoké s'était beaucoup rapproché
j'entendais parfaitement les chants et les cris s'élever dans la nuit,
je percevais presque aussi distinctement les notes comme creuses, sèches
et pointues des coros, ces sortes de minuscules pirogues qu'on bat avec un bout
de bois. Je m'étais posté à l'entrée de la concession
et j'attendais ; je tenais, moi aussi, prêt à en jouer, mon coro
et ma baguette nerveusement serrés dans mes mains, et j'attendais, dissimulé
par l'ombre de la case; j'attendais, plein d'une affreuse angoisse, l'oeil fixé
sur la nuit.
Et alors ? fit mon père.
Il avait traversé l'atelier sans que je
l'entendisse.
10 ---Tu as peur?
Un peu, dis-je.
Il posa sa main sur mon épaule.
Allons ! détends-toi.
Il m'attira contre lui, et je sentis sa
chaleur; sa chaleur se communiqua à moi, et je commençai de m'apaiser,
le coeur me battit moins.
15 Tu ne dois pas avoir peur.
Non, dis-je.
Je savais que, quelle que fut mon angoisse, je
devais me montrer brave, je ne devais pas étaler mon effroi ni surtout
me cacher dans quelque coin, et moins encore me débattre ou crier quand
mes aînés m'emmèneraient.
Moi aussi, je suis passé par cette
épreuve, dit mon père.
--- Que se passe-t-il, dis-je.
20 --- Rien que tu doives vraiment craindre,
et que tu ne puisses surmonter en toi. Rappelle-toi; tu dois mater ta peur,
te mater toi-même ! Kondén Diara ne t'enlèvera pas; il rugit
; il se contente de rugir. Tu n'auras pas peur?
J'essayerai.
Même si tu avais peur, ne le montre
pas
Il s'en alla, et mon attente reprit, et l'inquiétant
tapage se rapprocha encore brusquement; j'aperçus la troupe qui débouchait
et se dirigeait de mon côté; Kodoké, son tam-tam en bandoulière,
marchait en tête, suivi des sonneurs de tambour.
Très vite, je regagnai la cour de la concession
et, me plantant au milieu, j'attendis, aussi crânement que je le pus,
la redoutable invasion. Je n'eus pas beaucoup à attendre: la troupe était
là, elle se répandait tumultueusement autour de moi, pleine de
cris, débordante de cris et de roulements de tam-tam et de tambour. Elle
fit cercle, et je me trouvai au centre, isolé, étrangement isolé,
libre encore et déjà captif. Au bord du cercle, je reconnus Kouyaté
et d'autres, beaucoup d'autres de mes petits camarades, cueillis en cours de
route, cueillis comme j'allais l'être, comme je l'étais déjà;
et il me sembla qu'ils n'étaient pas trop rassurés mais
l'étais-je plus qu'eux? Je frappais, comme eux, mon coro; peut-être
le frappais-je avec moins de conviction qu'eux.
25 Alors des jeunes filles et des femmes
entrèrent dans le cercle et se mirent à danser; se détachant
de la troupe, des jeunes hommes, des adolescents s'y glissèrent à
leur tour et, faisant face aux femmes, dansèrent de leur côté.
Les hommes chantaient, les femmes claquaient les mains. Il n'y eut bientôt
plus que les incirconcis pour former le cercle. Eux-aussi chantaient
il ne leur était pas encore permis de danser et en chantant, en
chantant en choeur, oubliaient leur anxiété; je mêlai ma
voix aux leurs. Quand, se regroupant, la troupe quitta notre concession, je
la suivis, à demi tranquillisé et frappant mon coro avec ardeur.
Kouyaté marchait à ma droite.
Vers le milieu de la nuit, notre parcours dans
la ville et la récolte des incirconcis se trouvèrent achevés;
nous étions parvenus à la limite des concessions, et la brousse,
devant nous, s'ouvrait. Les femmes et les jeunes filles aussitôt se retirèrent;
puis les hommes également nous quittèrent. Nous demeurâmes
seuls avec nos aînés, et je dirais plus exactement, songeant au
caractère souvent peu commode de nos aînés et à leur
abord rarement amène: « livrés » à nos aînés.
Femmes et jeunes filles se hâtaient maintenant
de regagner leurs demeures. Au fait, elles ne devaient pas être beaucoup
plus à l'aise que nous; je sais que pas une d'elles ne se serait hasardée
à franchir, cette nuit, les limites de la ville: déjà la
ville même, la nuit même devaient leur apparaître très
suffisamment suspectes; et je suis persuadé que plus d'une qui regagnait
isolément sa concession, devait regretter de s'être jointe à
la troupe; toutes ne reprendraient un peu coeur qu'après avoir refermé
sur elles les portes des concessions et des cases. En attendant, elles pressaient
le pas et par intervalles jetaient des regards inquiets derrière elles.
Tout à l'heure, quand Kondén Diara rugirait, elles ne pourraient
se retenir de frémir; beaucoup trembleraient, beaucoup s'assureraient
une dernière fois de la bonne fermeture des portes. Pour elles comme
pour nous, bien que dans une proportion infiniment moindre, cette nuit serait
la nuit de Kondén Diara.
Sitôt après que nos aînés
se furent assurés qu'aucune présence indiscrète ne menaçait
le mystère de la cérémonie, nous avons quitté la
ville et nous nous sommes engagés dans la brousse qui mène au
lieu sacré où, chaque année, l'initiation s'accomplit.
Le lieu est connu: c'est, sous un immense fromager, un bas-fond situé
dans l'angle de la rivière Komoni et du Niger.
Voici un fromager
(Source: http://www.wallonie.com/actu/fromager3.jpg)
En temps habituel, aucun interdit n'en défend l'accès; mais sans
doute n'en a-t-il pas toujours été ainsi, et quelque
chose, autour de l'énorme tronc du fromager, plane encore de ce passé
que je n'ai pas connu; je pense qu'une nuit comme celle que nous vivions, ressuscitait
certainement une part de ce passé.
Nous marchions en silence, très étroitement
encadrés par nos aînés. Craignait-on peut-être que
nous nous échappions ? On l'eût dit. Je ne crois
pas pourtant que l'idée de fuir fût venue à aucun
de nous : la nuit, cette nuit-ci particulièrement, était bien
trop impénétrable. Savions-nous où Kondén Diara
gîtait ? Savions-nous où il rôdait? Mais n'était-ce
pas ici précisément, dans le voisinage du bas-fond, qu'il gîtait
et qu'il rôdait? Oui, ici vraisemblablement. Et s'il fallait l'affronter
il faudrait nécessairement l'affronter! mieux valait à
coup sûr le faire en groupe, le faire dans ce coude à coude qui
nous soudait les uns aux autres et qui était, devant l'imminence du péril,
comme un dernier abri.
30 Quelque intime pourtant que fût
notre coude à coude et quelle que pût être la vigilance de
nos aînés, il n'en demeurait pas moins que cette marche silencieuse
succédant au hourvari de tout à l'heure, cette marche à
la lueur décolorée de la lune et loin des cases, et encore le
lieu sacré vers lequel nous nous dirigions, et enfin et surtout
la présence cachée de Kondén Diara nous angoissaient. Etait-ce
pour mieux nous surveiller seulement, que nos aînés nous serraient
de si près? Peut-être. Mais peut-être aussi ressentaient-ils
quelque chose de l'angoisse qui nous étreignait; pas plus que nous ils
ne devaient aimer la conjonction du silence et de la nuit; ce coude à
coude étroit était fait pour les rassurer, eux aussi.
Un peu avant d'atteindre le bas-fond,
nous avons vu flamber un grand feu de bois, que les broussailles nous avaient
jusque-là dissimulé. Kouyaté m'a furtivement serré
le bras, et j'ai compris qu'il faisait allusion à la présence
du foyer. Oui, il y avait du feu. Il y avait Konden Diara, la présence
latente de Kondén Diara, mais il y avait aussi une présence apaisante
au sein de la nuit, un grand feu! Et j'ai repris coeur, un peu repris coeur;
j'ai à mon tour rapidement serré le bras de Kouyaté. J'ai
hâté le pas tous nous hâtions le pas! et la
lueur rouge du brasier nous a environnés. Il y avait à présent
ce havre, cette sorte de havre dans la nuit: un grand feu et, dans notre dos,
l'énorme tronc du fromager. Oh! c'était un havre précaire,
mais quelque infime qu'il fût, c'était infiniment plus que le silence
et les ténèbres, le silence sournois des ténèbres.
Nous nous sommes rangés sous le fromager. Le sol, à nos pieds,
avait été débarrassé des roseaux et des hautes herbes.
Agenouillez-vous! crient tout à coup
nos aînés.
Nous plions aussitôt les genoux.
Têtes basses!
35 Nous courbons la tête.
Plus basses que cela!
Nous courbons la tête jusqu'au sol, comme
pour la prière.
Maintenant, cachez-vous les yeux!
Nous ne nous le faisons point répéter
; nous fermons les yeux, nous nouons étroitement les mains sur nos yeux:
ne mourrions-nous pas de peur, d'horreur, s'il nous arrivait de voir, simplement
d'entrevoir Kondén Diara! Au surplus, nos aînés traversent
nos rangs, passent devant et derrière nous pour s'assurer que nous avons
fidèlement obéi. Malheur à l'audacieux qui enfreindrait
la défense! Il serait cruellement fouetté ; d'autant plus cruellement
qu'il le serait sans espoir de revanche, car il ne trouverait personne pour
accueillir sa plainte, personne pour aller contre la coutume. Mais qui se risquerait
à faire l'audacieux en pareille occurrence!
40 Et maintenant que nous sommes agenouillés,
la tête contre terre et les mains nouées sur les yeux, éclate
brusquement le rugissement de Kondén Diara!
Ce cri rauque, nous l'attendions, nous n'attendions
que lui, mais il nous surprend, il nous perce comme si nous ne l'attendions
pas; et nos coeurs se glacent. Et puis ce n'est pas un lion seulement, ce n'est
pas Kondén Diara seulement qui rugit : c est dix, c'est vingt, c'est
trente lions peut-être qui, à sa suite, lancent leur terrible cri
et cernent la clairière ; dix ou trente lions dont quelques mètres
à peine nous séparent, et que le grand feu de bois ne tiendra
peut-être pas toujours à distance ; des lions de toutes tailles
et de tous âges nous le percevons à leurs rugissements,
de très vieux lions et jusque des lionceaux. Non, personne parmi nous
ne songerait à risquer un oeil; personne! Personne n'oserait lever
la tête du sol : chacun enfouirait plutôt sa tête dans le
sol, la cacherait et se cacherait plutôt entièrement dans le sol.
Et je me courbe, nous nous courbons davantage, nous plions plus fortement les
genoux, nous effaçons le dos tant que nous pouvons, je me fais tout petit,
nous nous faisons le plus petit que nous pouvons.
« Tu ne dois pas avoir peur! me dis-je.
Tu dois mater ta peur! [cf. VII.20] Ton père t'a dit de surmonter ta
peur! » Mais comment pourrais-je ne pas avoir peur? En ville même,
à distance de la clairière, femmes et enfants tremblent et se
terrent au fond des cases ; ils écoutent Kondén Diara grogner,
et beaucoup se bouchent les oreilles pour ne pas l'entendre grogner; les moins
peureux se lèvent il faut un certain courage à présent
pour quitter son lit , vont vérifier une fois de plus la porte
de leur case, vont s'assurer une fois de plus qu'elle est demeurée étroitement
assujettie, et n'en restent pas moins désemparés. Comment résisterais-je
à la peur, moi qui suis à portée du terrible monstre? S'il
lui plaisait, d'un seul bond, Kondén Diara franchirait le feu de bois
et me planterait ses griffes dans le dos!
Pas une seconde je ne mets en doute la présence
du monstre. Qui pourrait rassembler, certaines nuits, une troupe aussi nombreuse,
mener pareil sabbat, sinon Kondén Diara? « Lui seul, me dis-je,
lui seul peut ainsi commander aux lions... Eloigne-toi, Kondén Diara!
Eloigne-toi! retourne dans la brousse!... » Mais Kondén Diara continue
son sabbat, et parfois il me semble qu'il rugit au-dessus de ma tête même,
à mes oreilles même. « Eloigne- toi, je te prie, Kondén
Diara !... »
Qu'avait dit mon père? « Kondén
Diara rugit; il se contente de rugir; il ne t'emportera pas... » Oui,
cela ou à peu près. Mais est-ce vrai, bien vrai? Le bruit court
aussi que Kondén Diara parfois tombe, toutes griffes dehors, sur l'un
ou l'autre, l'emporte loin, très loin au profond de la brousse; et puis,
des jours et des jours plus tard, des mois ou des années plus tard, au
hasard d'une randonnée, on tombe sur des ossements blanchis. Est-ce qu'on
ne meurt pas aussi de peur?... Ah! comme je voudrais que cessent ces rugissements!
comme je voudrais... Comme je voudrais être loin de cette clairière,
être dans notre concession, dans le calme de notre concession, dans la
chaude sécurité de la case!... Est-ce que ces rugissements ne
vont pas bientôt cesser?... « Va-t'en, Kondén Diara! Va-t'en
!... Cesse de rugir!» Ah! ces rugissements!... Il me semble que je ne
vais plus pouvoir les supporter...
45 Et voici que brusquement ils cessent!
Ils cessent comme ils ont commencé. C'est si brusque à vrai dire,
que j'hésite à me réjouir. Est-ce fini? Vraiment fini?
... N'est-ce qu'une interruption momentanée ?.. Non, je n'ose pas me
réjouir encore. Et puis soudain la voix de nos aînés retentit
:
Debout!
Un soupir s'échappe de ma poitrine. C'est
fini! Cette fois, c'est bien fini! Nous nous regardons; je regarde Kouyaté,
les autres. Si la clarté est meilleure... Mais il suffit de la lueur
du foyer; de grosses gouttes de sueur perlent encore sur nos fronts;
pourtant la nuit est fraîche... Oui, nous avons eu peur! nous n'aurions
pas pu dissimuler notre peur.
Un nouvel ordre a retenti, et nous nous sommes
assis devant le feu. Nos aînés, à présent, entreprennent
notre initiation; tout le reste de la nuit, ils vont nous enseigner les chants
des incirconcis ; et nous ne bougeons plus, nous reprenons les paroles après
eux, l'air après eux ; nous sommes là comme si nous étions
à l'école, attentifs, pleinement attentifs et dociles.
A l'aube, notre instruction a pris fin. J'avais
les jambes, les bras engourdis ; j'ai fait jouer mes articulations, j'ai frictionné
un moment mes jambes, mais le sang demeurait lent ; à la vérité,
j'étais rompu de fatigue et j'avais froid. Promenant le regard autour
de moi, je n'ai plus compris comment j'avais pu tant trembler, la nuit ; les
premières lueurs de l'aube tombaient si légères, si rassurantes
sur le fromager, sur la clairière ; le ciel avait une telle pureté!...
Qui eût cru, qui eût admis que, quelques heures plus
tôt, une troupe de lions, conduite par Kondén Diara en chair et
en os, s'était rageusement démenée dans ces hautes herbes
et ces roseaux, séparée de nous seulement par un feu de bois qui,
à l'heure qu'il est, achève de s'éteindre. Personne
ne l'eût cru, et j'eusse douté de mes oreilles
et cru me réveiller d'un cauchemar, si l'un ou l'autre de mes
compagnons n'eût, par intervalles, jeté un regard
encore soupçonneux sur les plus hautes herbes.
50 Mais quels étaient ces longs
fils blancs qui tombaient, qui partaient plutôt du fromager et paraissaient
inscrire sur le ciel la direction de la ville? Je n'eus pas le loisir de beaucoup
me le demander ; nos aînés nous regroupaient; et parce que nous
dormions debout pour la plupart, le regroupement allait tant bien que mal, n'allait
pas sans grands cris ni sans rudesse. Finalement nous sommes repartis vers la
ville en chantant nos nouveaux chants ; et nous les chantions plus gaillardement
que je ne l'aurais imaginé; ainsi le cheval qui sent l'écurie
proche, tout à coup s'anime, quelque rendu qu'il soit.
Parvenu aux premières concessions, la
présence des longs fils blancs m'a de nouveau frappé; toutes les
cases principales en portaient de ces fils à leur sommet.
Tu vois les fils blancs ? dis-je à
Kouyaté.
Je les vois. Il y a toujours de ces fils
après la cérémonie de la clairière.
Qui les noue?
55 Kouyaté souleva les épaules.
C'est de là qu'ils viennent, dis-je
en montrant au loin le fromager.
Quelqu'un est grimpé au sommet.
Qui pourrait grimper sur un fromager?
Réfléchis!
Je ne sais pas !
60 Est-ce que quelqu'un est capable
d'embrasser un tronc de cette grosseur? dis-je. Et même s'il le pouvait,
comment pourrait-il se glisser sur une écorce aussi hérissée
d'épines. Ce que tu dis n'a pas de sens ! Te figures-tu bien le trajet
qu'il faudrait faire avant d'atteindre les premières branches.
Pourquoi en saurais-je plus long que toi,
dit Kouyaté.
Mais moi, c'est la première fois que
j'assiste à la cérémonie. Toi...
Je n'achevai pas ma phrase; nous avions atteint
la grande place de la ville, et je regardais avec étonnement les fromagers
qui ombragent le marché: eux aussi étaient garnis de ces mêmes
fils blancs. Toutes les cases un peu importantes, tous les très grands
arbres, en vérité, étaient ainsi reliés entre eux,
et leur point de départ comme leur ralliement était l'immense
fromager de la clairière, le lieu sacré que ce fromager signalait.
Des hirondelles nouent ces fils, dit tout
à coup Kouyaté.
65 Des hirondelles? Tu es fou! dis-je.
Les hirondelles ne volent pas la nuit.
J'interrogeai un de nos aînés qui
marchait à proximité.
C'est notre Chef à tous qui les lie,
dit-il. Notre Chef se transforme en hirondelle au cours de la nuit ; il vole
d'arbre en arbre et de case en case, et tous ces fils sont noués en moins
de temps qu'il n'en faut pour le dire.
Il vole d'arbre en arbre ? dis-je. Il
vole comme une hirondelle?
Eh bien, oui! Il est une vraie hirondelle,
il est rapide comme l'hirondelle. Tout le monde sait !
70 Ne te l'avais-je pas bien dit?
fit Kouyaté.
Je ne dis plus mot : la nuit de Kondén
Diara était une étrange nuit, une nuit terrible et merveilleuse,
une nuit qui passait l'entendement.
Comme la veille, nous allions de concession en
concession, précédés de tam-tams et de tambours, et nos
compagnons nous quittaient au fur et mesure qu'ils atteignaient leur logis.
Quand nous passions devant une concession où l'un ou l'autre avait manqué
de courage pour se joindre à nous, un chant de moquerie s'élevait
de nos rangs.
Je regagnai ma concession, recru de fatigue mais
très satisfait de ma personne : j'avais participé à la
cérémonie des lions ! Si même je n'en avais pas mené
large à l'heure où Kondén Diara s'était déchaîné,
la chose ne regardait que moi ; je pouvais la garder pour moi seul; et je passai
glorieusement la porte de notre demeure.
La fête du Ramadan commençait, et
j'aperçus dans la cour mes parents prêts à se rendre à
la mosquée.
75 Te voici enfin revenu! dit ma
mère.
Me voici! dis-je fièrement.
Est-ce une heure pour rentrer! dit-elle en
me serrant contre sa poitrine. La nuit est finie, et tu n'as seulement pas fermé
l'oeil.
La cérémonie n'a pris fin
qu'à l'aube, dis-je.
Je le sais bien, dit-elle. Tous les hommes
sont fous!
80 Et les lions ? dit mon père.
Kondén Diara ?
Je les ai entendus, dis-je. Ils étaient
tout près; ils étaient aussi près de moi que je le suis
ici de vous ; il y avait tout juste entre eux et nous la distance du feu!
C'est insensé! dit ma mère.
Va dormir: tu tombes de sommeil!
Elle se tourna vers mon père:
Je me demande à quoi tout cela
rime! dit-elle.
85 Eh bien c'est l'usage, dit mon
père.
Je n'aime pas cet usage! dit-elle. Des
enfants ne devraient pas passer la nuit à veiller.
As-tu eu peur ? me demanda mon père.
Devais-je avouer que j'avais eu grande peur?
Naturellement qu'il a eu peur! dit ma
mère. Comment voudrais-tu qu'il n'ait pas eu peur?
90 Il n'a eu qu'un peu peur, dit
mon père.
Va dormir, reprit ma mère. Si tu
ne dors pas maintenant, tu t'endormiras durant la fête.
J'allai m'étendre dans la case. J'entendais
ma mère qui querellait mon père: elle trouvait stupide de courir
des risques gratuits. (cf. II.49)
Plus tard, j'ai su qui était Kondén
Diara et j'ai su aussi que les risques étaient inexistants, mais je ne
l'ai appris qu'à l'heure où il m'était permis de le savoir.
Tant que nous n'avons pas été circoncis, tant que nous ne sommes
pas venus à cette seconde vie qui est notre vraie vie, on ne nous révèle
rien, et nous n'arrivons à rien surprendre.
Ce n'est qu'après avoir participé
plusieurs fois à la cérémonie des lions, que nous commençons
à vaguement entrevoir quelque chose, mais nous respectons le secret :
nous ne faisons part de ce que nous avons deviné qu'à ceux
de nos compagnons qui ont une même expérience; et l'essentiel nous
échappe jusqu'au jour de notre initiation à la vie d'homme.
95 Non, ce n'étaient pas de vrais lions
qui rugissaient dans la clairière, c'étaient nos aînés,
tout bonnement nos aînés. Ils s'aident à cet effet de petites
planchettes renflées au centre et à bords coupants, à bords
d'autant plus coupants que le renflement central aiguise davantage le tranchant.
La planchette est de forme ellipsoïdale et très petite; elle est
trouée sur un des côtés, pour permettre d'y passer une ficelle.
Nos aînés la font tournoyer comme une fronde et, pour en augmenter
encore la giration, tournoient en même temps qu'elle; la planchette coupe
l'air et produit un ronflement tout semblable au rugissement du lion ; les planchettes
les plus petites imitent le cri des lionceaux; les plus grandes, celui des lions.
C'est enfantin. Ce qui n'est pas enfantin, c'est
l'effet produit dans la nuit pour des oreilles non prévenues: le coeur
se glace ! Si ce n'était la crainte, plus grande encore, de se retrouver
égaré dans la brousse, isolé dans la brousse, l'effroi
disperserait les enfants; c'est la sorte de refuge que forment le tronc des
fromagers et le feu de bois allumé à proximité, qui maintient
groupés les non-initiés.
Mais si le grognement de Kondén Diara
est facilement explicable, la présence des longs fils blancs qui relient
l'immense fromager de la clairière sacrée aux plus grands arbres
et aux cases principales de la ville, l'est beaucoup moins. Je n'en ai, pour
ma part, point obtenu une explication parfaite : à l'époque où
j'aurais pu l'obtenir, en prenant place parmi les aînés qui dirigeaient
la cérémonie, j'avais cessé d'habiter Kouroussa. Je sais
seulement que ces fils sont de coton tissé, et qu'on se sert de perches
de bambou pour les nouer au sommet des cases; ce que j'ignore par contre, c'est
la manière dont on les attache au sommet des fromagers.
Nos fromagers sont de très grands
arbres, et on imagine difficilement des perches d'une vingtaine de mètres
: celles-ci fléchiraient nécessairement, quelque soin qu'on aurait
pu apporter à les assembler. Par ailleurs, je ne vois pas comment on
grimperait au sommet de ces arbres épineux. Il y a bien une sorte de
ceinture qui aide à grimper: on noue la ceinture autour de l'arbre et
on se place à l'intérieur, on passe la ceinture sous les reins,
puis on s'élève par saccades en prenant avec les pieds appui contre
le tronc ; mais cela ne se conçoit plus si l'arbre a un tronc de la dimension
de nos énormes fromagers.
Et pourquoi ne se servirait-on pas bonnement
de la fronde. Je ne sais pas. Un bon tireur à la fronde réussit
des miracles. Peut-être est-ce à un miracle de cette espèce
qu'il convient le plus naturellement d'attribuer l'incompréhensible présence
des fils blancs au sommet des fromagers, mais je ne puis en décider.
100 Ce que je sais bien, c'est que nos
aînés qui nouent ces fils, doivent se montrer on ne peut plus attentifs
à ne point égarer les perches : il ne faut donner l'éveil
en aucune façon! Or il suffirait d'une perche abandonnée à
pied d'oeuvre pour peut-être mettre femmes ou enfants sur la voie du secret.
C'est pourquoi, sitôt les fils noués, on n'a d'autre hâte
que de remiser perches et planchettes. Les cachettes habituelles sont le chaume
des toits ou des endroits retirés de la brousse. Et ainsi rien ne
transpire de ces manifestations de la puissance de Kondén Diara.
Mais les hommes? Mais tous ceux qui savent?
Eh bien ils ne disent pas une parole, ils tiennent
leur science strictement secrète. Non seulement ils laissent femmes et
enfants dans l'incertitude ou dans la crainte, mais encore ils y ajoutent en
les avertissant de tenir rigoureusement closes les portes des cases.
Je n'ignore pas qu'un tel comportement paraîtra
étrange, mais il est parfaitement fondé. Si la cérémonie
des lions a les caractères d'un jeu, si elle est pour une bonne part
une mystification, elle est chose importante aussi : elle est une épreuve,
un moyen d'aguerrir et un rite qui est le prélude à un rite de
passage, et cette fois c'est tout dire! Il va de soi que si le secret était
éventé, la cérémonie perdrait beaucoup de
son prestige. Certes, l'enseignement qui succède aux rugissements demeurerait
ce qu'il est, mais rien ne subsisterait de l'épreuve de
la peur, rien de cette occasion donnée à chacun de surmonter sa
peur et de se surmonter, rien non plus de la nécessaire préparation
au douloureux rite de passage qu'est la circoncision. Mais au vrai qu'en subsiste-t-il
à l'heure où j'écris? Le secret... Avons-nous encore des
secrets!