VIII - Le Rite de Circoncision
Plus tard, j'ai vécu une épreuve
autrement inquiétante que celle des lions, une épreuve vraiment
menaçante cette fois et dont le jeu est totalement absent : la circoncision.
J'étais alors en dernière année
du certificat d'études, j'étais enfin au nombre des grands, ces
grands que nous avions tant abhorrés quand nous étions
dans la petite classe, parce qu'ils nous extorquaient nourriture et argent et
nous frappaient (cf. VI); et voici que nous les remplacions, et que les sévices
que nous avions endurés étaient heureusement abolis.
Mais ce n'était pas le tout d'être
un grand, il fallait l'être encore dans toute l'acception du mot, et pour
cela être à la vie d'homme. Or j'étais toujours un enfant
; j'étais réputé n'avoir pas l'âge de raison! Parmi
mes condisciples, qui pour la plupart étaient circoncis, je demeurais
un authentique enfant. Je suppose que j'étais un peu plus jeune qu'eux,
ou étaient-ce mes séjours répétés à
Tindican qui avaient retardé mon initiation. Je ne me souviens pas. Quoi
qu'il en soit, j'avais l'âge, à présent, et il me fallait
à mon tour renaître, à mon tour abandonner l'enfance et
l'innocence, devenir un homme.
Je n'étais pas sans crainte devant ce
passage de l'enfance à l'âge d'homme, j'étais à dire
vrai fort angoissé, et mes compagnons d'épreuve ne l'étaient
pas moins. Certes, le rite nous était familier, la partie visible de
ce rite tout au moins, puisque, chaque année, nous avions vu les candidats
à la circoncision danser sur la grande place de la ville; mais il y avait
une part importante du rite, l'essentielle, qui demeurait secrète et
dont nous n'avions qu'une notion extrêmement vague, sauf en ce qui regardait
l'opération même que nous savions douloureuse.
5 Entre le rite public et le rite secret
il y a une antinomie complète. Le rite public est dédié
à la joie. Il est l'occasion d'une fête, une très grande
et très bruyante fête à laquelle la ville entière
participe et qui s'étend sur plusieurs journées. Et c'est un peu
comme si à renfort de bruit et de mouvement, de réjouissances
et de danses, l'on cherchait à nous faire oublier ce qu'il y a d'angoissant
dans l'attente et de réellement pénible dans l'épreuve;
mais l'angoisse ne se dissipe pas si aisément, si même elle faiblit
par intervalles, et la douleur de l'excision n'en demeure pas moins présente
à l'esprit, d'autant plus présente que la fête n'est pas
une fête comme les autres; bien que toute dédiée à
la joie, elle revêt par moments une gravité qui est absente des
autres, et une gravité qui se conçoit puisque l'événement
que la fête signale est le plus important de la vie, est très exactement
le début d'une nouvelle vie; or, en dépit du bruit et du mouvement,
du ruissellement des rythmes et du tourbillon des danses, chaque retour de cette
gravité sonne comme un rappel de l'épreuve, rappelle le visage
obscur du rite secret.
Mais quelle que soit l'angoisse et quelle que
soit la certitude de la souffrance, personne pourtant ne songerait à
se dérober à l'épreuve pas plus et moins encore
qu'on ne se dérobe à l'épreuve des lions et pour
ma part je n'y songeais aucunement; je voulais naître, renaître.
Je savais parfaitement que je souffrirais, mais je voulais être un homme,
et il ne semblait pas que rien fût trop pénible pour accéder
au rang d'homme. Mes compagnons ne pensaient pas différemment ; comme
moi, ils étaient prêts à payer le prix du sang. Ce prix,
nos aînés l'avaient payé avant nous; ceux qui naîtraient
après nous, le paieraient à leur tour; pourquoi l'eussions-nous
esquivé? La vie jaillissait du sang versé!
Cette année-là, je dansai une semaine
au long, sept jours au long, sur la grande place de Kouroussa, la danse du «
soli », qui est la danse des futurs circoncis. Chaque après-midi,
mes compagnons et moi nous nous dirigions vers le lieu de danse, coiffés
d'un bonnet et vêtus d'un boubou qui nous descendait jusqu'aux chevilles,
un boubou plus long que ceux qu'on porte généralement et fendu
sur les flancs;
Ces hommes portent des boubous
(Source: http://www.brynmawr.edu/Acads/Langs/french/sarzan/boubou.jpg)
le bonnet, un calot plus exactement, était orné d'un pompon qui nous tombait sur le dos ; et c'était notre premier bonnet d'homme! Les femmes et les jeunes filles accouraient sur le seuil des concessions pour nous regarder passer, puis nous emboîtaient le pas, revêtues de leurs atours de fête. Le tam-tam ronflait, et nous dansions sur la grande place jusqu'à n'en pouvoir plus; et plus nous avancions dans la semaine, plus les séances de danse s'allongeaient, plus la foule augmentait.
Mon boubou, comme celui de mes compagnons, était
d'un ton brun qui tirait sur le rouge, un ton où le sang ne risque pas
de laisser des traces trop distinctes. Il avait été spécialement
tissé pour la circonstance, puis confié aux ordonnateurs de la
cérémonie. Le boubou à ce moment était blanc ; c'étaient
les ordonnateurs qui s'étaient occupés à le teindre avec
des écorces d'arbre, et qui l'avaient ensuite plongé dans l'eau
boueuse d'une mare de la brousse ; le boubou avait trempé l'espace de
plusieurs semaines : le temps nécessaire pour obtenir le ton souhaité
peut-être, ou sinon pour quelque raison rituelle qui m'échappe.
Le bonnet, hormis le pompon qui était resté blanc, avait été
teint de la même manière, traité de la même manière.
Nous dansions, je l'ai dit, à perdre souffle,
mais nous n'étions pas seuls à danser: la ville entière
dansait! On venait nous regarder, on venait en foule, toute la ville en vérité
venait, car l'épreuve n'avait pas que pour nous une importance capitale,
elle avait quasiment la même importance pour chacun puisqu'il n'était
indifférent à personne que la ville, par une deuxième naissance
qui était notre vraie naissance, s'accrût d'une nouvelle fournée
de citoyens; et parce que toute réunion de danse a, chez nous, tendance
à se propager, parce que chaque appel de tam-tam a un pouvoir presque
irrésistible, les spectateurs se transformaient bientôt en danseurs;
ils envahissaient l'aire et, sans toutefois se mêler à notre groupe,
ils partageaient intimement notre ardeur ; ils rivalisaient avec nous de frénésie,
les hommes comme les femmes comme les jeunes filles, bien que femmes et jeunes
filles dansassent ici strictement de leur côté.
10 Tandis que je dansais, mon boubou fendu
sur les flancs, fendu du haut en bas, découvrait largement le foulard
aux couleurs vives que je m'étais enroulé autour des reins. Je
le savais et je ne faisais rien pour l'éviter : je faisais plutôt
tout pour y contribuer. C'est que nous portions chacun un foulard semblable,
plus ou moins coloré, plus ou moins riche, que nous tenions de notre
amie en titre. Celle-ci nous en avait fait cadeau pour la cérémonie
et l'avait le plus souvent retiré de sa tête pour nous le donner.
Comme le foulard ne peut passer inaperçu, comme il est la seule note
personnelle qui tranche sur l'uniforme commun, et que son dessin comme son coloris
le font facilement identifier, il y a là une sorte de manifestation publique
d'une amitié une amitié purement enfantine, il va de soi
que la cérémonie en cours va peut-être rompre à
jamais ou, le cas échéant, transformer en quelque chose de
moins innocent et de plus durable. Or, pour peu que notre amie attitrée
fût belle et par conséquent convoitée, nous nous déhanchions
avec excès pour mieux faire flotter notre boubou et ainsi plus amplement
dégager notre foulard ; en même temps nous tendions l'oreille pour
surprendre ce qu'on disait de nous, et de notre amie et de notre chance,
mais ce que notre oreille percevait était peu de chose : la musique était
assourdissante, l'animation extraordinaire et la foule trop dense aux abords
de l'aire.
Il arrivait qu'un homme fendit cette foule et
s'avançât vers nous. C'était généralement
un homme d'âge, et souvent un notable, qui avait des liens d'amitié
ou d'obligations avec la famille de l'un de nous. L'homme faisait signe qu'il
voulait parler, et les tam-tams s'interrompaient un moment, la danse cessait
un moment. Nous nous approchions de lui. L'homme alors s'adressait d'une voix
forte à l'un ou l'autre d'entre nous.
Toi, disait-il, écoute! Ta famille
a toujours été amie de la mienne; ton grand-père est l'ami
de mon père, ton père est mon ami, et toi, tu es l'ami de mon
fils. Aujourd'hui, je viens publiquement en porter témoignage. Que tous
ici sachent que nous sommes amis et que nous le demeurerons! Et en signe de
cette durable amitié, et afin de montrer ma reconnaissance pour les bons
procédés dont toujours ton père et ton grand-père
ont usé à mon égard et à l'égard des miens,
je te fais don d'un boeuf à l'occasion de ta circoncision!
Tous, nous l'acclamions ; l'assistance entière
l'acclamait. Beaucoup d'hommes d'âge, tous nos amis en vérité,
s'avançaient ainsi pour annoncer les cadeaux qu'ils nous faisaient. Chacun
offrait selon ses moyens et, la rivalité aidant, souvent même un
peu au-delà de ses moyens. Si ce n'était un boeuf, c'était
un sac de riz, ou de mil, ou de maïs.
C'est que la fête, la très grande
fête de la circoncision ne va pas sans un très grand repas et sans
de nombreux invités, un si grand repas qu'il y en a pour des jours
et des jours, en dépit du nombre des invités, avant d'en voir
le bout. Un tel repas est une dépense importante. Aussi quiconque est
ami de la famille du futur circoncis, ou lié par la reconnaissance, met
un point d'honneur à contribuer à la dépense, et il aide
aussi bien celui qui a besoin d'aide que celui qui n'en a aucun besoin. C'est
pourquoi, à chaque circoncision, il y a cette soudaine abondance de biens,
cette abondance de bonnes choses.
15 Mais nous réjouissions-nous beaucoup
de cette abondance? Nous ne nous en réjouissions pas sans arrière-pensée
: l'épreuve qui nous attendait n'était pas de celles qui aiguisent
l'appétit. Non, la longueur de notre appétit ne serait pas bien
importante quand, la circoncision faite, on nous convierait à prendre
notre part du festin ; si nous ne le savions pas par expérience
si nous allions seulement en faire l'expérience! , nous savions
très bien que les nouveaux circoncis font plutôt triste mine.
Cette pensée nous ramenait brutalement
à notre appréhension : nous acclamions le donateur, et du coup
notre pensée revenait à l'épreuve qui nous attendait. Je
l'ai dit; cette appréhension au milieu de l'excitation générale,
et d'une excitation à laquelle par nos danses répétées
nous participions au premier chef, n'était pas le côté le
moins paradoxal de ces journées. Ne dansions-nous que pour oublier ce
que nous redoutions? Je le croirais volontiers. Et à vrai dire, il
y avait des moments où nous finissions par oublier; mais
l'anxiété ne tardait pas à renaître : il y avait
constamment de nouvelles occasions de lui redonner vie. Nos mères
pouvaient multiplier les sacrifices à notre intention, et elles n'y manquaient
pas, aucune n'y manquait, cela ne nous réconfortait qu'à demi.
L'une d'elles parfois, ou quelque autre parent
très proche, se mêlait à la danse et souvent, en dansant,
brandissait l'insigne de notre condition, c'était généralement
une houe la condition paysanne en Guinée est de loin la plus commune
pour témoigner que le futur circoncis était bon cultivateur.
Il y eut ainsi un moment où je vis apparaître
la seconde épouse de mon père, un cahier et un stylo dans la main.
J'avoue que je n'y pris guère plaisir et n'en retirai aucun réconfort,
mais plutôt de la confusion, bien que je comprisse parfaitement
que ma seconde mère ne faisait que sacrifier à la coutume et dans
la meilleure intention de la terre, puisque cahier et stylo étaient les
insignes d'une occupation qui, à ses yeux, passait celles du cultivateur
ou de l'artisan.
Ma mère fut infiniment plus discrète
: elle se contenta de m'observer de loin, et même je remarquai qu'elle
se dissimulait dans la foule. Je suis sûr qu'elle était pour le
moins aussi inquiète que moi, encore qu'elle apportât tous ses
soins à n'en rien laisser paraître. Mais généralement
l'effervescence était telle, je veux dire, si communicative, que nous
demeurions seuls avec le poids de notre inquiétude.
20 Ajouterai-je que nous mangions vite
et mal? Il va de soi : tout était à la danse et aux préparatifs
de la fête. Nous rentrions fourbus et dormions d'un sommeil de plomb.
Le matin, nous ne pouvions nous arracher à notre lit : nous faisions
la grasse matinée, nous nous levions quelques minutes avant que
le tam-tam nous appelât. Qu'importait dès lors que les repas
fussent négligés ? A peine nous restait-il le temps de
manger. Il fallait vite, vite se laver, vite endosser notre boubou, coiffer
notre bonnet, courir à la grande place, danser! Et danser davantage chaque
jour, car nous dansions, toute la ville dansait, à présent ; après-midi
et soir le soir, à la lueur des torches ; et la veille de l'épreuve,
la ville dansa la journée entière, la nuit entière!
Ce dernier jour, nous l'avons vécu dans
une étrange fièvre. Les hommes qui conduisent cette initiation,
après nous avoir rasé la tête, nous avaient
rassemblés dans une case à l'écart des concessions. Cette
case, spacieuse, allait être désormais notre demeure; la cour où
elle se dressait, spacieuse elle aussi, était clôturée d'osiers
si strictement entrelacés qu'aucun regard n'aurait pu y pénétrer.
Quand nous sommes entrés dans la case,
nous avons vu nos boubous et nos calots étalés à même
le sol. Au cours de la nuit, les boubous avaient été cousus sur
les côtés, sauf un bref espace pour donner passage aux bras, mais
de façon à cacher absolument nos flancs. Quant aux calots, ils
s'étaient transformés en bonnets démesurément hauts
: il avait suffi de redresser et de fixer sur une armature d'osier le tissu
primitivement rabattu à l'intérieur. Nous nous sommes glissés
dans nos boubous, et nous avons eu un peu l'air d'être enfermés
maintenant plus minces encore que nous l'étions. Lorsque après
cela nous avons mis nos bonnets qui n'en finissaient plus, nous nous sommes
regardés un moment ; si les circonstances avaient été
autres, nous eussions sans doute pouffé de rire : nous
ressemblions à des bambous, nous en avions la hauteur et la maigreur.
Promenez-vous un instant dans la cour,
nous ont dit les hommes ; il faut vous accoutumer à votre boubou cousu.
Nous avons été faire quelques pas,
mais il ne fallait pas les faire trop grands. La couture ne le permettait pas;
l'étoffe se tendait, et les jambes butaient contre; nous avions les jambes
comme entravées.
25 Nous sommes revenus dans la case, nous
nous sommes assis sur les nattes et nous y sommes demeurés sous la surveillance
des hommes. Nous bavardions entre nous de choses et d'autres, dissimulant le
plus que nous pouvions notre inquiétude ; mais comment aurions-nous pu
effacer de notre pensée la cérémonie du lendemain. Notre
anxiété transparaissait au travers de nos paroles. Les hommes,
près de nous, n'ignoraient pas cet état d'esprit ; chaque fois
que, malgré notre volonté, nous laissions échapper quelque
chose de notre trouble, ils s'efforçaient honnêtement de nous rassurer,
fort différents en cela des grands qui conduisent la cérémonie
des lions et qui n'ont d'autre souci que d'effrayer.
Mais n'ayez donc pas peur! disaient-ils. Tous les hommes sont
passés par là. Voyez-vous qu'il leur en soit advenu du mal ? Il
ne vous en adviendra pas non plus. Maintenant que vous allez devenir des hommes,
conduisez-vous en hommes : chassez la crainte loin de vous! Un homme n'a peur
de rien. (cf. VIII.3)
Mais, justement, nous étions encore des
enfants ; toute cette dernière journée et toute cette dernière
nuit, nous serions toujours des enfants. Je l'ai dit: nous n'étions même
pas censés avoir l'âge de raison! Et si cet âge vient tard,
s'il est en vérité tardif, notre âge d'homme ne laissera
pas de paraître un peu bien prématuré. Nous étions
toujours des enfants. Demain... Mais mieux valait penser à autre
chose, penser par exemple à toute la ville réunie sur la grande
place et dansant joyeusement. Mais n'allions-nous pas bientôt nous joindre
à la danse ?
Non! Cette fois, nous allions danser seuls ;
nous allions danser, et les autres nous regarderaient : nous ne devions plus
nous mêler aux autres à présent ; nos mères à
présent ne pourraient même plus nous parler, moins encore nous
toucher. Et nous sommes sortis de la case, enserrés dans nos longs
fourreaux et le chef surmonté de notre immense bonnet.
Aussitôt que nous sommes apparus
sur la grande place, les hommes sont accourus. Nous avancions en file
indienne entre deux haies d'hommes. Le père de Kouyaté, vénérable
vieillard à la barbe blanche et à cheveux blancs, a fendu la haie
et s'est placé à notre tête : c'est à lui qu'il appartenait
de nous montrer comment se danse le « caba », une danse réservée,
comme celle du « soli », aux futurs circoncis, mais qui n'est dansée
que la veille de la circoncision. Le père de Kouyaté, par privilège
d'ancienneté et par l'effet de sa bonne renommée, avait seul le
droit d'entonner le chant qui accompagne le « coba ».
30 Je marchais derrière lui, et
il m'a dit de poser mes mains sur ses épaules ; après quoi, chacun
de nous a placé les mains sur les épaules de celui qui le précédait.
Quand notre file indienne s'est ainsi trouvée comme soudée (cf.
VII.29), les tam-tams et les tambours se sont brusquement tus, et tout le monde
s'est tu, tout est devenu muet et immobile. Le père de Kouyaté
alors a redressé sa haute taille, il a jeté le regard autour de
lui il y avait quelque chose d'impérieux et de noble
en lui! et, comme un ordre, il a lancé très haut le chant
du « coba » :
Coba! Aye coba, lama !
Aussitôt les tam-tams et les tambours ont
sonné avec force, et tous nous avons repris la phrase:
Coba! Aye coba, lama!
Nous marchions, comme le père de Kouyaté,
les jambes écartées, aussi écartées que le permettait
notre boubou, et à pas très lents naturellement. Et en prononçant
la phrase, nous tournions, comme l'avait fait le père de Kouyaté,
la tête à gauche, puis à droite ; et notre bonnet allongeait
curieusement ce mouvement de la tête.
35 Coba! Aye coba, lama!
Nous avons commencé de faire le tour de
la place. Les hommes se rangeaient à mesure que nous avancions ; et quand
le dernier des nôtres était passé, ils allaient se reformer
en groupe un peu au-delà et de nouveau se rangeaient pour nous donner
passage. Et parce que nous marchions lentement et les jambes écartées,
notre démarche était un peu celle du canard.
Coba! Aye coba, lama!
La haie que les hommes formaient sur notre passage
était épaisse, était compacte. Les femmes, derrière,
ne devaient guère voir que nos hauts bonnets, et les enfants n'en apercevaient
évidemment pas davantage: les années précédentes,
je n'avais fait qu'entrevoir le sommet des bonnets. Mais il suffisait : le «
coba » est affaire d'homme. Les femmes... Non, les femmes ici n'avaient
pas voix.
Coba! Aye coba, lama!
40 Nous avons fini par rejoindre l'endroit
où nous avions commencé notre danse. Le père de Kouyaté
alors s'est arrêté, les tam-tams et les tambours se sont tus,
et nous sommes repartis vers notre case. A peine avions-nous disparu,
que la danse et les cris ont repris sur la place.
Trois fois dans la journée, nous sommes
ainsi apparus sur la grande place pour danser le « coba »; et dans
la nuit, trois fois encore, à la clarté des torches ; et chaque
fois les hommes nous ont enfermés dans leur vivante haie. Nous
n'avons pas dormi, et personne n'a dormi ; la ville n'a pas fermé
l'oeil : elle a dansé toute la nuit ! Quand nous sommes sortis
de notre case pour la sixième fois, l'aube approchait.
Coba! Aye coba, lama!
Nos bonnets continuaient de marquer le rythme,
nos boubous continuaient de se tendre sur nos jambes écartées,
mais notre fatigue perçait et nos yeux brillaient fiévreusement,
notre anxiété grandissait. Si le tam-tam ne nous avait pas soutenus,
entraînés... Mais le tam-tam nous soutenait, le tam-tam nous entraînait!
Et nous avancions, nous obéissions, la tête étrangement
vide, vidée par la fatigue, étrangement pleine aussi, pleine du
sort qui allait être le nôtre.
Coba! Aye coba, lama.!
45 Quand nous avons achevé notre
tour, l'aube blanchissait la grande place. Nous n'avons pas regagné notre
case, cette fois ; nous sommes partis aussitôt dans la brousse, loin,
là où notre tranquillité ne risquait pas d'être interrompue.
Sur la place, la fête a cessé: les gens ont regagné leurs
demeures. Quelques hommes pourtant nous ont suivis. Les autres attendront,
dans leurs cases, les coups de feu qui doivent annoncer à tous qu'un
homme de plus, un Malinké de plus est né.
Nous avons atteint une aire circulaire parfaitement
désherbée. Tout autour, les herbes montaient très haut,
plus haut que tête d'homme ; l'endroit était le plus retiré
qu'on pût souhaiter. On nous a alignés, chacun devant
une pierre. A l'autre bout de l'aire, les hommes nous faisaient face. Et nous
nous sommes dévêtus.
J'avais peur, affreusement peur, mais je portais
toute mon attention à n'en rien témoigner : tous ces hommes devant
nous, qui nous observaient, ne devaient pas s'apercevoir de ma peur. Mes compagnons
ne se montraient pas moins braves, et il était indispensable qu'il en
fût ainsi : parmi ces hommes qui nous faisaient face, se trouvaient peut-être
notre beau-père futur, un parent futur ; ce n'était pas l'heure
de perdre la face!
Soudain l'opérateur est apparu. La veille,
nous l'avions entrevu, lorsqu'il avait fait sa danse sur la grande place. Cette
fois encore, je ne ferai que l'entrevoir : je m'étais à peine
aperçu de sa présence, qu'il s'est trouvé devant moi.
Ai-je eu peur? Je veux dire ai-je eu plus particulièrement
peur, ai-je eu à ce moment un surcroît de peur, puisque la peur
me talonnait depuis que j'étais parvenu sur l'aire? Je n'ai pas eu le
temps d'avoir peur: j'ai senti comme une brûlure, et j'ai fermé
les yeux une fraction de seconde. Je ne crois pas que j'aie crié.
Non, je ne dois pas avoir crié : je n'ai sûrement pas eu le temps
non plus de crier! Quand j'ai rouvert les yeux, l'opérateur était
penché sur mon voisin. En quelques secondes, la douzaine d'enfants que
nous étions cette année-là, sont devenus des hommes ; l'opérateur
m'a fait passer d'un état à l'autre, à une rapidité
que je ne puis exprimer.
50 Plus tard, j'ai su qu'il était
de la famille des Daman, la famille de ma mère. Sa renommée était
grande, et à juste titre ; aux fêtes importantes, il lui était
arrivé de circoncire plusieurs centaines d'enfants en moins d'une heure
; cette rapidité qui écourtait l'angoisse était fort appréciée.
Aussi tous les parents, tous les parents qui le pouvaient, recouraient-ils
à lui comme au plus habile ; il était leur hôte d'un soir
et l'hôte des notabilités, puis regagnait la campagne où
il habitait.
Sitôt l'opération faite, les fusils
sont partis. Nos mères, nos parents, dans leur concession, ont perçu
les détonations. Et tandis qu'on nous fait asseoir sur la pierre devant
laquelle nous nous tenions, des messagers s'élancent, se ruent
à travers la brousse pour aller annoncer l'heureuse nouvelle. Ils ont
couru d'une traite, le front, la poitrine, les bras inondés de sueur,
et parvenus à la concession, à peine peuvent-ils reprendre
souffle, à peine peuvent-ils délivrer leur message devant
la famille accourue.
Vraiment votre fils a été
très brave! crient-ils enfin à la mère du circoncis.
Et de fait nous avions tous été
très braves, nous avions tous très attentivement dissimulé
notre peur. Mais peut-être étions-nous moins braves à
présent : l'hémorragie qui suit l'opération est abondante,
est longue ; elle est inquiétante : tout ce sang perdu! Je regardais
mon sang couler et j'avais le coeur étreint. Je pensais: « Est-ce
que mon corps va entièrement se vider de son sang? » Et je levais
un regard implorant sur notre guérisseur, le « séma ».
Le sang doit couler, dit le « séma
». S'il ne coulait pas...
55 Il n'acheva pas sa phrase : il observait
la plaie. Quand il vit que le sang enfin s'épaississait un peu, il me
donna les premiers soins. Puis il passa aux autres.
Le sang finalement tarit, et on nous revêtit
de notre long boubou ; ce serait, hormis une chemise très courte, notre
seul vêtement durant toutes les semaines de convalescence qui allaient
suivre. Nous nous tenions maladroitement sur nos jambes, la tête vague
et le coeur comme près de la nausée. Parmi les hommes qui avaient
assisté à l'opération, j'en aperçus plusieurs,
apitoyés par notre misérable état, qui se détournaient
pour cacher leurs larmes.
A la ville, nos parents faisaient fête
au messager, le comblaient de cadeaux ; et les réjouissances aussitôt
reprenaient : ne fallait-il pas se réjouir de l'heureuse issue de l'épreuve,
se réjouir de notre nouvelle naissance? Déjà amis et voisins
se pressaient à l'intérieur des concessions des nouveaux circoncis,
et commençaient à danser en notre honneur le « fady fady
», la danse de bravoure, en attendant qu'un festin gargantuesque les réunît
autour des plats.
De ce festin, bien sûr, nous allions recevoir
notre large part. Les hommes, les jeunes hommes qui avaient conduit toute la
cérémonie et qui étaient en même temps nos surveillants,
mais aussi à présent, d'une certaine façon, nos serviteurs,
sont allés chercher cette part.
Hélas! nous avions perdu trop de sang,
vu trop de sang il nous semblait en sentir encore l'odeur fade!
et nous avions un peu de fièvre : nous frissonnions par intervalles.
Nous n'avons eu pour la succulente platée qu'un oeil morne : elle ne
nous tentait aucunement et même elle nous levait plutôt le coeur.
De cette abondance extraordinaire de mets réunis pour la fête,
réunis à notre intention, nous n'aurons qu'une part dérisoire;
nous regarderons les plats, nous en respirerons le fumet, nous en prendrons
quelques bouchées, puis nous détournerons la tête, et durant
assez de jours pour que cette abondance s'épuise et que revienne
le menu quotidien.
60 A la tombée de la nuit, nous
avons repris le chemin de la ville, escortés des jeunes hommes et de
notre guérisseur. Nous marchions avec beaucoup de prudence : il ne fallait
pas que le boubou frôlât notre plaie, mais parfois, en dépit
de nos précautions, il la frôlait et nous arrachait un gémissement
; et nous nous arrêtions un instant, le visage crispé par la douleur
; les jeunes hommes nous soutenaient. Nous avons mis un temps extraordinairement
long pour rejoindre notre case. Quand enfin nous y sommes parvenus, nous étions
à bout de forces. Nous nous sommes aussitôt étendus
sur les nattes.
Nous attendions le sommeil, mais le sommeil était
long à venir : la fièvre le chassait. Nos regards erraient tristement
sur les parois de la case. A l'idée que nous allions vivre là,
tant que notre convalescence durerait et elle durerait des semaines!
dans la compagnie de ces jeunes hommes et de notre guérisseur,
une sorte de désespoir nous prenait. Des hommes! Oui, nous étions
enfin des hommes, mais que le prix en était élevé!... Nous
nous sommes finalement endormis. Le lendemain, notre fièvre était
tombée, et nous avons ri de nos sombres pensées de la veille.
Certes, notre existence dans la case n'était
pas celle que nous menions dans nos concessions, mais elle n'avait rien d'insupportable
et elle avait ses joies, encore que la surveillance fût constante et la
discipline assez stricte, mais sage, mais raisonnée, avec le seul souci
d'éviter ce qui aurait pu retarder notre convalescence.
Si nous étions surveillés jour
et nuit, et plus étroitement encore de nuit que de jour, c'est que nous
ne devions nous étendre ni sur le flanc ni sur le ventre: nous devions,
tant que notre blessure ne serait pas cicatrisée, uniquement nous coucher
sur le dos, et bien entendu, il nous était absolument interdit de croiser
les jambes. Il va de soi que durant notre sommeil, nous maintenions difficilement
la position permise, mais les jeunes hommes intervenaient aussitôt : ils
rectifiaient notre position et ils le faisaient le plus délicatement
qu'ils pouvaient, afin de ne pas briser notre repos; ils se relayaient pour
que pas une seconde nous n'échappions à leur surveillance.
Mais peut-être ferais-je mieux de
parler de leurs « soins » que de leur « surveillance »
; ils étaient bien plus des gardes-malades que des surveillants. Dans
la journée, lorsque fatigués de demeurer étendus ou assis
sur nos nattes, nous demandions à nous lever, ils nous portaient aide
; au moindre pas en vérité que nous faisions, ils nous soutenaient.
Ils allaient chercher nos repas, ils transmettaient de nos nouvelles et en rapportaient.
Leur service n'était nullement une sinécure ; nous usions et parfois,
je crois bien, nous abusions de leur complaisance, mais ils ne rechignaient
pas : ils mettaient une incessante gentillesse à nous servir.
65 Notre guérisseur montrait moins
d'indulgence. Sans doute il donnait ses soins avec un entier dévouement,
mais avec pas mal d'autorité aussi, quoique sans rudesse ; seulement
il n'aimait pas qu'on fît la grimace lorsqu'il lavait notre plaie.
Vous n'êtes plus
des enfants, disait-il. Prenez sur vous!
Et il fallait bien que nous prenions sur
nous, si nous ne voulions pas passer pour d'irrémédiables pleurnicheurs.
Nous prenions donc sur nous deux fois par jour, car notre guérisseur
lavait notre plaie une première fois le matin, et une deuxième
fois le soir. Il employait pour cela une eau où macéraient certaines
écorces et, tout en lavant la plaie, il prononçait les incantations
qui guérissent. C'était lui aussi qui assumait la charge de nous
enseigner et de nous initier.
Après une première semaine entièrement
passée dans la solitude de la case, et dont la monotonie n'avait été
interrompue que par les quelques visites que mon père m'avait faites,
nous avons recouvré une liberté de marche suffisante pour entreprendre
quelques courtes promenades en brousse, sous la conduite de notre guérisseur.
Tant que nous demeurions aux environs immédiats
de la ville, les jeunes hommes nous précédaient. Ils marchaient
en éclaireurs afin que si quelque femme vînt à se trouver
sur notre chemin, ils l'avertissent à temps de s'éloigner. Nous
ne devions en effet point rencontrer de femmes, nous ne devions voir de femmes
sous aucun prétexte, même pas notre mère, tant que notre
plaie ne serait pas convenablement cicatrisée. L'interdit tend simplement
à ne pas contrecarrer la cicatrisation ; je ne crois pas qu'il faille
chercher des explications plus lointaines.
70 L'enseignement que nous recevions en
brousse, loin des oreilles indiscrètes, n'avait rien de très
mystérieux ; rien, je pense, que d'autres oreilles que
les nôtres n'auraient pu entendre. Ces leçons, les mêmes
que celles qui furent données à tous ceux qui nous ont précédés,
se résumaient à la ligne de conduite qu'un homme doit tenir dans
la vie (cf. I.41); être franc absolument, acquérir les vertus qui
en toutes circonstances font l'honnête homme, remplir nos devoirs envers
Dieu, envers nos parents, envers les notables, envers le prochain. Et cependant
nous ne devions rien communiquer de ce qui nous était dit, ni aux femmes
ni aux non-initiés ; pas plus que nous ne devions rien dévoiler
des rites secrets de la circoncision. La coutume est telle. Les femmes non plus
ne répètent rien des rites de l'excision.
Pour le cas où, plus tard, un non-initié
eût cherché à surprendre ce qui avait été
enseigné, et se fût fait à cette intention passer
pour un initié, on nous informait des moyens de le démasquer.
Le plus simple, mais non le moins laborieux de ces moyens, consiste en des phrases
avec refrains sifflés. Il y a quantité de ces refrains, il y en
a suffisamment pour que l'imposteur, fût-il parvenu par extraordinaire
à en retenir deux ou trois, se voie néanmoins dépisté
au quatrième ou au dixième, sinon au vingtième! Toujours
longs, toujours compliqués, ces refrains sont impossibles à répéter,
si on ne vous les a abondamment serinés, si on ne les a patiemment
appris.
Le fait est qu'il faut une longue patience pour
les apprendre, une mémoire exercée pour les retenir. Il nous arrivait
de nous en apercevoir : lorsque notre guérisseur nous jugeait par trop
rebelles à son enseignement et en vérité nous n'étions
pas toujours attentifs , il nous rappelait vivement à la discipline
; il se servait pour cela du pompon qui pendait à notre bonnet : il nous
en cinglait le dos! Cela paraîtra anodin; mais si le pompon est volumineux,
s'il est largement garni de coton, le noyau qu'on place au centre est dur, et
il tombe rudement!
La troisième semaine, on m'a permis de
voir ma mère. Quand un des jeunes hommes est venu me dire que ma mère
était devant la porte, je me suis précipité.
Holà! pas si vite! m'a-t-il dit
en me prenant la main. Attends-moi!
75 Oui, mais viens vite!
Trois semaines! Jamais encore nous n'étions
restés séparés un si long espace de temps. Quand je partais
en vacances pour Tindican, je demeurais rarement plus de dix ou quinze jours
absent, et ce n'était pas une absence qu'on aurait pu comparer
à celle qui nous séparait présentement.
Eh bien! tu viens? dis-je
Je trépignais d'impatience.
Ecoute! dit le jeune homme. Ecoute-moi
d'abord! Tu vas voir ta mère, il t'est permis de la voir, mais tu dois
la voir du seuil de l'enceinte : tu ne peux pas franchir l'enceinte!
80 Je resterai sur le seuil, dis-je.
Mais laisse-moi aller!
Et je secouais sa main.
Nous irons ensemble, dit-il.
Il n'avait pas lâché ma main, et
nous sommes sortis ensemble de la case. La porte de l'enceinte était
entrouverte. Sur le seuil, plusieurs des jeunes hommes étaient assis;
ils me firent signe de ne pas aller au-delà. Je franchis d'un pas rapide
les quelques mètres qui me séparaient de la porte, et brusquement
je vis ma mère! Elle se tenait dans la poussière du chemin, à
quelques pas de l'enceinte : elle non plus ne devait pas s'approcher davantage.
Mère! ai-je crié. Mère!
85 Et j'eus tout à coup la gorge
serrée. Etait-ce parce que je ne pouvais m'approcher plus près,
parce que je ne pouvais serrer ma mère dans mes bras ? Etait-ce parce
que tant de jours déjà nous séparaient, parce que beaucoup
de jours devaient nous séparer encore ? Je ne sais pas. Je sais seulement
que je ne pouvais que crier: « Mère », et qu'à ma
joie de la revoir, un brusque, un étrange abattement avait succédé.
Ou devais-je attribuer cette instabilité à la transformation qui
s'était faite en moi ? Quand j'avais quitté ma mère, j'étais
toujours un enfant. A présent... Mais étais-je vraiment un homme,
à présent ? Etais-je déjà un homme ?... J'étais
un homme! Oui, j'étais un homme! A présent, il y avait cette distance
entre ma mère et moi: l'homme! C'était une distance infiniment
plus grande que les quelques mètres qui nous séparaient.
Mère! ai-je de nouveau crié.
Mais je l'avais fait faiblement cette fois, comme
une plainte et comme pour moi-même, misérablement.
Eh bien, je suis là! a dit ma mère.
Je suis venue te voir.
Oui, tu es venue me voir!
90 Et je passai subitement de l'abattement
à la joie. De quoi m'embarrassais-je? Ma mère était là!
Elle était devant moi! En deux enjambées j'aurais pu la rejoindre;
je l'eusse assurément rejointe, s'il n'y avait eu
cette défense absurde de franchir le seuil de l'enceinte.
Je suis contente de te voir! a poursuivi
ma mère.
Et elle a souri. J'ai aussitôt compris
pourquoi elle souriait. Elle était venue, un peu inquiète, vaguement
inquiète. Bien qu'on lui apportât de mes nouvelles, bien
que mon père lui en rapportât, et que ces nouvelles fussent
bonnes, elle était demeurée un peu inquiète : qu'est-ce
qui l'assurait qu'on lui disait toute la vérité ? Mais maintenant
elle avait jugé par elle-même, elle avait reconnu à ma mine
que ma convalescence était réellement en bonne voie, et elle était
vraiment contente.
Je suis vraiment très contente
! a-t-elle dit.
Néanmoins elle n'a rien ajouté
: il suffisait de cette allusion lointaine. On ne doit pas parler ouvertement
de guérison, moins encore de notre guérison; cela n'est pas prudent,
cela risque de déchaîner des forces hostiles.
95 Je t'ai apporté des noix de kola, a dit ma mère.
Et elle a ouvert le petit cabas qu'elle tenait
à la main, elle m'a montré les noix. Un des jeunes hommes qui
étaient assis sur le seuil est allé les prendre et me les a remises.
Merci, mère !
Maintenant je vais rentrer, a-t-elle dit.
Dis bonjour à mon père,
dis bonjour à tous!
100 Oui, je le ferai.
A très bientôt, mère!
A très bientôt, a-t-elle
répondu.
Sa voix tremblait un peu. Je suis rentré
aussitôt. L'entrevue n'avait pas duré deux minutes, mais c'était
tout ce qui nous était permis ; et tout le temps, il y avait eu entre
nous cet espace que nous ne devions pas franchir. Pauvre chère
maman! Elle ne m'avait seulement pas serré contre sa poitrine ! Pourtant
je suis sûr qu'elle s'était éloignée, très
droite, très digne ; elle se tenait toujours très droite, et parce
qu'elle se tenait si droite, elle paraissait plus grande qu'elle n'était
; et elle marchait toujours très dignement : sa démarche était
naturellement digne. Il me semblait la voir marcher dans le chemin, la robe
tombant noblement, le pagne bien ajusté, les cheveux soigneusement nattés
et ramenés au niveau de la nuque. Comme ces trois semaines avaient dû
lui paraître longues!
Je me suis un peu promené dans la cour,
avant de regagner la case : j'étais triste, de nouveau j'étais
triste. Avais-je perdu, en même temps que l'enfance, mon insouciance ?
J'ai rejoint mes compagnons, j'ai partagé les noix; leur amertume si
plaisante généralement, si fraîche au palais quand, après,
on va boire au canari, n'était plus que pure amertume.
105 Certes mon père, lui, venait
souvent ; il pouvait me faire visite aussi souvent qu'il le voulait ; mais nous
nous disions très peu de choses : ces visites, au milieu de mes compagnons
et des jeunes hommes, étaient sans véritable intimité ;
nos paroles couraient ici, couraient là, nos paroles s'égaraient,
et nous serions bientôt demeurés sans plus rien nous
dire, si les jeunes hommes, si mes compagnons n'avaient finalement pris
part à notre conversation.
La quatrième semaine s'est passée
plus librement. Les plaies étaient pour la plupart cicatrisées
ou en telle voie qu'il n'y avait plus danger d'en voir la guérison s'interrompre.
La fin de la semaine nous a trouvé parfaitement valides. Les jeunes hommes
ont rabattu nos hauts bonnets et décousu nos boubous. Nous portions à
présent les larges pantalons des hommes et nous étions, il va
sans dire, impatients de nous montrer: nous sommes allés nous
promener dans la ville, très fiers, immensément fiers de notre
nouvel accoutrement, et parlant haut comme si déjà nous ne monopolisions
pas suffisamment les regards.
Nous demeurions toutefois en groupe, et c'est
en groupe aussi que nous avons entrepris la tournée des diverses concessions
auxquelles nous appartenions. A chaque visite on nous faisait fête,
et nous, nous faisions large honneur au festin qui nous attendait ; maintenant
que nous étions en pleine convalescence plusieurs avaient dépassé
déjà le stade de la convalescence; je l'avais, pour ma part, bel
et bien dépassé , nous avions les dents merveilleusement
longues.
Quand un incirconcis s'approchait un peu trop
près de notre joyeuse bande, nous nous saisissions de lui et le fouettions
par jeu avec nos pompons. Tout contact pourtant nous demeurait encore interdit
avec les jeunes filles, et c'était une défense qu'aucun de nous
n'eût enfreint; nous étions sévèrement avertis
que si quelque femme nous voyait intimement, nous courions le risque de rester
à jamais stériles. Fanta que je rencontrai, me fit discrètement
signe de loin ; je lui répondis de la même manière, par
un simple battement des paupières. L'aimais-je toujours ? Je ne savais
pas. Nous avions été si retranchés du monde, nous étions
devenus si différents de ce que nous avions été,
bien qu'un mois à peine se fût écoulé entre
notre enfance et notre âge d'homme, si indifférents à ce
que nous avions été, que je ne savais plus très bien
où j'en étais. « Le temps, pensais-je, le temps m'apportera
un nouvel équilibre. » Mais quelle sorte d'équilibre? Je
me l'imaginais mal.
L'heure vint finalement où le guérisseur
nous jugea tout à fait rétablis et nous rendit à nos parents.
Ce retour n'était pas absolu, mais il le fut exceptionnellement pour
moi: j'étais écolier et je ne pouvais plus longtemps me joindre
aux excursions que mes compagnons entreprenaient dans les villes et les villages
avoisinants; je ne pouvais davantage partager leurs travaux dans les champs
de notre guérisseur, en retour des soins que nous avions reçus.
Mes parents firent ce qui était nécessaire pour m'en dispenser.
110 Quand je regagnai définitivement
ma concession, toute la famille m'attendait. Mes parents me serrèrent
fortement dans leurs bras, ma mère particulièrement comme si elle
avait voulu secrètement affirmer que j'étais toujours son fils,
que ma seconde naissance n'enlevait point ma qualité de fils. Mon père
nous considéra un moment, puis il me dit comme à regret :
Voici désormais ta case, mon
petit.
La case faisait face à la case de ma mère
Oui, dit ma mère, à présent
tu dormiras là; mais, tu vois, je reste à portée de ta
voix.
J'ouvris la porte de la case : sur le lit, mes
vêtements étaient étalés. Je m'approchai et les pris
un à un, puis les reposai doucement ; c'étaient des vêtements
d'homme! Oui, la case faisait face à la case de ma mère, je restais
à portée de la voix de ma mère, mais les vêtements,
sur le lit, étaient des vêtements d'homme! J'étais
un homme!
115 Es-tu satisfait de tes nouveaux
vêtements? demanda ma mère.
Satisfait? Oui, j'étais satisfait : il
allait de soi que je fusse satisfait. Enfin je crois bien que j'étais
satisfait. C'étaient de beaux vêtements, c'étaient...
Je me tournai vers ma mère : elle me souriait tristement...