Préparation à la lecture

Voici une liste de personnages que vous aurez besoin de connaître. Note: L'histoire se passe en 1559.

La famille royale

Le feu roi, François I (1494-1547), roi de la France 1515-1547
Marguerite, duchesse d'Alençon, sa soeur
   François (?-1536), fils aîné de François I
   Le Roi, Henri II (1519-1559), deuxième fils de François I, roi de la France 1547-1559 Il a 40 ans à l'époque de l'histoire
   Le duc d'Orléans (?-1545), troisième fils de François I
   Madame [Marguerite] (1523-1574), fille de François I
   La Reine, Cathérine de Médicis (1519-1589), épouse d'Henri II - elle déteste Mme de Valentinois. Pourquoi? Elle a 40 ans à l'époque de l'histoire
      Le Dauphin, François (1544-1560), fils aîné d'Henri II Il a 15 ans à l'époque de l'histoire
      Madame Elisabeth (1545-1568), fille aînée d'Henri II Elle a 14 ans à l'époque de l'histoire
      Claude de France (1547-1575), seconde fille d'Henri II Elle a 12 ans à l'époque de l'histoire

Madame de Valentinois, Diane de Poitiers (1499-1566), maîtresse en titre d'Henri II - Elle déteste les de Guise. Pourquoi? Elle déteste aussi le Vidame de Chartres. Pourquoi? Elle a 60 ans à l'époque de l'histoire

La famille de Bourbon (protestante)

Le Roi de Navarre, Antoine, duc de Bourbon (1518-1562) Il a 41 ans à l'époque de l'histoire
Le prince de Condé, son frère - Louis I de Bourbon (1530-1569) Il a 29 ans à l'époque de l'histoire

La famille de Guise

D'abord, quatre frères et une soeur:

Le duc de Guise (1519-1563), épouse Claude de France, seconde fille d'Henri II (cf. supra) Il a 40 ans à l'époque de l'histoire
Le cardinal de Lorraine (1524-1574) - allié avec la Reine Il a 35 ans à l'époque de l'histoire
Le duc d'Aumale (1526-1573) - il a épousé une fille de Mme de Valentinois Il a 33 ans à l'époque de l'histoire
Le chevalier de Guise (1534-1563) - il aime Mlle de Chartres Il a 25 ans à l'époque de l'histoire
Marie de Lorraine, épouse de James V d'Ecosse - aimée autrefois par Le Roi (Henri II)
    Marie Stuart (1542-1587), fille de Marie de Lorraine, épouse du Dauphin (cf. supra), donc la Reine Dauphine Elle a 17 ans à l'époque de l'histoire

La famille de Clèves

Le duc de Nevers - François I de Clèves (1516-1561), duc de Nevers à partir de 1539; marié en 1538 à Marguerite de Vendôme, fille de Charles IV de Bourbon et donc soeur du Roi de Navarre, Antoine, duc de Bourbon (cf. supra) - lié à Mme de Valentinois, donc ennemi du Vidame de Chartres
    Le comte d'Eu, François II de Clèves (1539-1562) , fils aîné du duc de Nevers, marié en 1561 à Anne de Bourbon-Montpensier, fille de Louis III de Montpensier
    Le prince de Clèves, autre fils du duc de Nevers

La famille de Chartres

Le vidame de Chartres (?) - lié à la Reine. Comment? Il a dédaigné la fille de Mme de Valentinois
Madame de Chartres, soeur du vidame
    Mlle de Chartres (1543- ), fille de Madame de Chartres; elle deviendra Mme de Cleves Elle a 16 ans à l'époque de l'histoire

La famille Montmorency

Le connétable de Montmorency (1492-1567) - lié à Mme de Valentinois Il a 67 ans à l'époque de l'histoire
    Monsieur de Montmorency (?-1579), le fils aîné du connétable - il a épousé une fille illégitime du Roi (Henri II)
    Monsieur d'Anville (1534-1614), deuxième fils du connétable - il aime la Reine Dauphine; il épouse Mlle de la Marck, la petite fille de Mme de Valentinois Il a 25 ans à l'époque de l'histoire

La famille Montpensier
Le duc de Montpensier - Louis III de Bourbon-Vendôme (1513-1582)
    Le duc de Montpensier - François de Bourbon, dauphin d'Auvergne, duc de Montpensier (1542-1592); prince du sang de la maison de Bourbon, un des proches de la famille royale des Valois Il a 17 ans à l'époque de l'histoire

Le duc de Nemours (1531-1585) Il a 28 ans à l'époque de l'histoire

Le maréchal de Saint-André (?-1562)

Lecture

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PREMIERE PARTIE

     La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second.

Henri II, roi de France 1547-1559

(Source: http://perso.wanadoo.fr/philippe.couroyer/anet/image1/henry2.jpg)

Ce prince était galant, bienfait et amoureux ; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants.

Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, maîtresse en titre d'Henri II

(Source: http://perso.wanadoo.fr/philippe.couroyer/anet/image1/diane2.jpg)

2     Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étaient tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements ; les couleurs et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de La Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.

3     La présence de la reine autorisait la sienne.

La Reine (Cathérine de Médicis), femme d'Henri II

(Source: http://www.ac-strasbourg.fr/pedago/lettres/Victor%20Hugo/Notes/Catherine_de_Medicis.jpg)

Cette princesse [la Reine] était belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François premier, son père.

4     L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner ; il semblait qu'elle souffrît sans peine l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait aucune jalousie ; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il n'était pas amoureux : il demeurait tous les jours chez la reine à l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieux fait, de l'un et de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver.

5     Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits ; et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau, dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabeth de France [une fille d'Henri II], qui fut depuis reine d'Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d'Écosse, qui venait d'épouser monsieur le dauphin, et qu'on appelait la reine Dauphine, était une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps :

Marie Stuart, reine d'Ecosse, femme du dauphin et donc la Reine dauphine

(Source: http://www.costumes.org/history/renaissance/boehn/marystuart.jpg)

elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris toute la politesse, et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse, elle les aimait et s'y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame [Marguerite], soeur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie et la musique. Le goût que le roi François premier avait eu pour la poésie et pour les lettres régnait encore en France ; et le roi son fils aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de leur siècle.

    Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Il excellait dans la guerre, et le duc de Guise lui donnait une émulation qui l'avait porté plusieurs fois à quitter sa place de général, pour aller combattre auprès de lui comme un simple soldat, dans les lieux les plus périlleux.

Le duc de Guise

(Source: http://ambroise.pare.free.fr/duc_guise.jpg)

Il est vrai aussi que ce duc avait donné des marques d'une valeur si admirable et avait eu de si heureux succès, qu'il n'y avait point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur était soutenue de toutes les autres grandes qualités : il avait un esprit vaste et profond, une âme noble et élevée, et une égale capacité pour la guerre et pour les affaires. Le cardinal de Lorraine, son frère, était né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence admirable, et il avait acquis une science profonde, dont il se servait pour se rendre considérable en défendant la religion catholique qui commençait d'être attaquée. Le chevalier de Guise, que l'on appela depuis le grand prieur, était un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe.

Le chevalier de Guise

(Source: http://www.warsaw.pls-net.org/statue.jpg)

Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour.

Le duc de Nevers, père du prince de Clèves

(Source: http://www.taftmuseum.org/images/renovation/Limoges.jpg)

Il avait trois fils parfaitement bien faits : le second, qu'on appelait le prince de Clèves, était digne de soutenir la gloire de son nom ; il était brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre et dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral ; toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes ; enfin, il était seul digne d'être comparé au duc de Nemours, si quelqu'un lui eût pu être comparable.

Le duc de Nemours

(Source: http://www.diaam.com/ab/henri4_histoire/i44.jpg)

Mais ce prince [Nemours] était un chef-d'oeuvre de la nature ; ce qu'il avait de moins admirable était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions, que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul ; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin, un air dans toute sa personne, qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour, dont la gloire n'eût été flattée de le voir attaché à elle ; peu de celles à qui il s'était attaché se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion n'avaient pas laissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu'il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire : ainsi il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement. Il allait souvent chez la reine dauphine ; la beauté de cette princesse, sa douceur, le soin qu'elle avait de plaire à tout le monde, et l'estime particulière qu'elle témoignait à ce prince [Nemours], avaient souvent donné lieu de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle. Messieurs de Guise, dont elle était nièce, avaient beaucoup augmenté leur crédit et leur considération par son mariage [au dauphin François, le fils aîné d'Henri II]; leur ambition les faisait aspirer à s'égaler aux princes du sang, et à partager le pouvoir du connétable de Montmorency.

Le connétable de Montmorency

(Source: http://www.jack-travel.com/IledeFrance/Pictures/DaytripsChantillyMontmor.jpg)

Le roi se reposait sur lui de la plus grande partie du gouvernement des affaires, et traitait le duc de Guise et le maréchal de Saint-André comme ses favoris. Mais ceux que la faveur ou les affaires approchaient de sa personne ne s'y pouvaient maintenir qu'en se soumettant à la duchesse de Valentinois ; et quoiqu'elle n'eût plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernait avec un empire si absolu, que l'on peut dire qu'elle était maîtresse de sa personne et de l'État.

7     Le roi avait toujours aimé le connétable, et sitôt qu'il avait commencé à régner, il l'avait rappelé de l'exil où le roi François premier l'avait envoyé. La cour était partagée entre messieurs de Guise et le connétable, qui était soutenu des princes du sang. L'un et l'autre parti avait toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc d'Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles ;

Le duc d'Aumale (à droit)

(Source: http://www.siue.edu/COSTUMES/images/PLATE43DX.JPG)

le connétable aspirait à la même alliance. Il ne se contentait pas d'avoir marié son fils aîné avec madame Diane, fille du roi et d'une dame de Piémont, qui se fit religieuse aussitôt qu'elle fut accouchée. Ce mariage avait eu beaucoup d'obstacles, par les promesses que monsieur de Montmorency [le fils aîné du connétable] avait faites à mademoiselle de Piennes, une des filles d'honneur de la reine ; et bien que le roi les eût surmontés avec une patience et une bonté extrême, ce connétable ne se trouvait pas encore assez appuyé, s'il ne s'assurait de madame de Valentinois, et s'il ne la séparait de messieurs de Guise, dont la grandeur commençait à donner de l'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardé, autant qu'elle avait pu, le mariage du dauphin avec la reine d'Écosse : la beauté et l'esprit capable et avancé de cette jeune reine, et l'élévation que ce mariage donnait à messieurs de Guise, lui étaient insupportables. Elle haïssait particulièrement le cardinal de Lorraine ; il lui avait parlé avec aigreur, et même avec mépris. Elle voyait qu'il prenait des liaisons avec la reine ; de sorte que le connétable la trouva disposée à s'unir avec lui, et à entrer dans son alliance, par le mariage de mademoiselle de La Marck, sa petite fille, avec monsieur d'Anville, son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX [le deuxième fils d'Henri II]. Le connétable ne crut pas trouver d'obstacles dans l'esprit de monsieur d'Anville pour un mariage, comme il en avait trouvé dans l'esprit de monsieur de Montmorency ; mais, quoique les raisons lui en fussent cachées, les difficultés n'en furent guère moindres. Monsieur d'Anville était éperdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu d'espérance qu'il eût dans cette passion, il ne pouvait se résoudre à prendre un engagement qui partagerait ses soins. Le maréchal de Saint-André était le seul dans la cour qui n'eût point pris de parti. Il était un des favoris, et sa faveur ne tenait qu'à sa personne : le roi l'avait aimé dès le temps qu'il était dauphin ; et depuis, il l'avait fait maréchal de France, dans un âge où l'on n'a pas encore accoutumé de prétendre aux moindres dignités. Sa faveur lui donnait un éclat qu'il soutenait par son mérite et par l'agrément de sa personne, par une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnificence qu'on eût jamais vue en un particulier. La libéralité du roi fournissait à cette dépense; ce prince [Henri II] allait jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il aimait ; il n'avait pas toutes les grandes qualités, mais il en avait plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre ; aussi avait-il eu d'heureux succès et si on en excepte la bataille de Saint-Quentin, son règne n'avait été qu'une suite de victoires. Il avait gagné en personne la bataille de Renty ; le Piémont avait été conquis ; les Anglais avaient été chassés de France, et l'empereur Charles-Quint [roi d'Espagne] avait vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz, qu'il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne.

Voici Renty, Saint-Quentin, et Metz

(Source: Mapquest)

Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avait diminué l'espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune avait semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix.

8     La duchesse douairière de Lorraine avait commencé à en faire des propositions dans le temps du mariage de monsieur le dauphin ; il y avait toujours eu depuis quelque négociation secrète. Enfin, Cercamp, dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Le cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André s'y trouvèrent pour le roi ; le duc d'Albe et le prince d'Orange, pour Philippe II [fils de Charles-Quint, maintenant roi d'Espagne]; et le duc et la duchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principaux articles étaient le mariage de madame Élisabeth de France avec Don Carlos, infant d'Espagne [le fils aîné de Philippe II], et celui de Madame [Marguerite] soeur du roi, avec monsieur de Savoie.

     Le roi demeura cependant sur la frontière, et il y reçut la nouvelle de la mort de Marie, reine d'Angleterre [Bloody Mary]. Il envoya le comte de Randan à Élisabeth [d'Angleterre, deuxième fille d'Henry VIII], pour la complimenter sur son avènement à la couronne ; elle le reçut avec joie. Ses droits étaient si mal établis, qu'il lui était avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte la trouva instruite des intérêts de la cour de France, et du mérite de ceux qui la composaient ; mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince, et avec tant d'empressement, que, quand monsieur de Randan fut revenu, et qu'il rendit compte au roi de son voyage, il lui dit qu'il n'y avait rien que monsieur de Nemours ne pût prétendre auprès de cette princesse, et qu'il ne doutait point qu'elle ne fût capable de l'épouser. Le roi en parla à ce prince [Nemours] dès le soir même ; il lui fit conter par monsieur de Randan toutes ses conversations avec Élisabeth, et lui conseilla de tenter cette grande fortune. Monsieur de Nemours crut d'abord que le roi ne lui parlait pas sérieusement ; mais comme il vit le contraire :

10     -- Au moins, Sire, lui dit-il, si je m'embarque dans une entreprise chimérique, par le conseil et pour le service de Votre Majesté, je la supplie de me garder le secret, jusqu'à ce que le succès me justifie vers le public, et de vouloir bien ne me pas faire paraître rempli d'une assez grande vanité, pour prétendre qu'une reine, qui ne m'a jamais vu, me veuille épouser par amour.

     Le roi lui promit de ne parler qu'au connétable de ce dessein, et il jugea même le secret nécessaire pour le succès. Monsieur de Randan conseillait à monsieur de Nemours d'aller en Angleterre sur le simple prétexte de voyager ; mais ce prince ne put s'y résoudre. Il envoya Lignerolles qui était un jeune homme d'esprit, son favori, pour voir les sentiments de la reine, et pour tâcher de commencer quelque liaison. En attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui était alors à Bruxelles avec le roi d'Espagne. La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix ; l'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le roi revint à Paris.

12     Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.

     Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

14     Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s'était tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté, qu'il ne put cacher sa surprise ; et mademoiselle de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avait donné. Elle se remit néanmoins, sans témoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu'il paraissait. Monsieur de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu'il ne connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu'elle devait être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c'était une fille ; mais ne lui voyant point de mère, et l'Italien qui ne la connaissait point l'appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s'aperçut que ses regards l'embarrassaient, contre l'ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté ; il lui parut même qu'il était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement. Monsieur de Clèves se consola de la perdre de vue, dans l'espérance de savoir qui elle était ; mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissait point. Il demeura si touché de sa beauté, et de l'air modeste qu'il avait remarqué dans ses actions, qu'on peut dire qu'il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires. Il alla le soir chez Madame [Marguerite], soeur du roi.

15     Cette princesse était dans une grande considération, par le crédit qu'elle avait sur le roi, son frère ; et ce crédit était si grand, que le roi, en faisant la paix, consentait à rendre le Piémont, pour lui faire épouser le duc de Savoie. Quoiqu'elle eût désiré toute sa vie de se marier, elle n'avait jamais voulu épouser qu'un souverain, et elle avait refusé pour cette raison le roi de Navarre lorsqu'il était duc de Vendôme, et avait toujours souhaité monsieur de Savoie ; elle avait conservé de l'inclination pour lui depuis qu'elle l'avait vu à Nice, à l'entrevue du roi François premier et du pape Paul troisième. Comme elle avait beaucoup d'esprit, et un grand discernement pour les belles choses, elle attirait tous les honnêtes gens, et il y avait de certaines heures où toute la cour était chez elle.

     Monsieur de Clèves y vint à son ordinaire ; il était si rempli de l'esprit et de la beauté de mademoiselle de Chartres, qu'il ne pouvait parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvait se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avait vue, qu'il ne connaissait point. Madame lui dit qu'il n'y avait point de personne comme celle qu'il dépeignait, et que s'il y en avait quelqu'une, elle serait connue de tout le monde. Madame de Dampierre, qui était sa dame d'honneur et amie de madame de Chartres, entendant cette conversation, s'approcha de cette princesse, et lui dit tout bas que c'était sans doute mademoiselle de Chartres que monsieur de Clèves avait vue. Madame se retourna vers lui, et lui dit que s'il voulait revenir chez elle le lendemain, elle lui ferait voir cette beauté dont il était si touché. Mademoiselle de Chartres parut en effet le jour suivant ; elle fut reçue des reines avec tous les agréments qu'on peut s'imaginer, et avec une telle admiration de tout le monde, qu'elle n'entendait autour d'elle que des louanges. Elle les recevait avec une modestie si noble, qu'il ne semblait pas qu'elle les entendît, ou du moins qu'elle en fût touchée. Elle alla ensuite chez Madame [Marguerite], soeur du roi. Cette princesse, après avoir loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avait donné à monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.

17     -- Venez, lui dit-elle, voyez si je ne vous tiens pas ma parole, et si en vous montrant mademoiselle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez ; remerciez-moi au moins de lui avoir appris l'admiration que vous aviez déjà pour elle.

     Monsieur de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne qu'il avait trouvée si aimable était d'une qualité proportionnée à sa beauté ; il s'approcha d'elle, et il la supplia de se souvenir qu'il avait été le premier à l'admirer, et que, sans la connaître, il avait eu pour elle tous les sentiments de respect et d'estime qui lui étaient dus.

     Le chevalier de Guise et lui, qui étaient amis, sortirent ensemble de chez Madame. Ils louèrent d'abord mademoiselle de Chartres sans se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu'ils la louaient trop, et ils cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensaient ; mais ils furent contraints d'en parler les jours suivants, partout où ils se rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations. La reine lui donna de grandes louanges, et eut pour elle une considération extraordinaire ; la reine dauphine en fit une de ses favorites, et pria madame de Chartres de la mener souvent chez elle. Mesdames, filles du roi, l'envoyaient chercher pour être de tous leurs divertissements. Enfin, elle était aimée et admirée de toute la cour, excepté de madame de Valentinois. Ce n'est pas que cette beauté lui donnât de l'ombrage : une trop longue expérience lui avait appris qu'elle n'avait rien à craindre auprès du roi ; mais elle avait tant de haine pour le vidame de Chartres, qu'elle avait souhaité d'attacher à elle par le mariage d'une de ses filles, et qui s'était attaché à la reine, qu'elle ne pouvait regarder favorablement une personne qui portait son nom, et pour qui il faisait paraître une grande amitié.

20     Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de mademoiselle de Chartres, et souhaitait ardemment de l'épouser ; mais il craignait que l'orgueil de madame de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un homme qui n'était pas l'aîné de sa maison. Cependant cette maison était si grande, et le comte d'Eu, qui en était l'aîné, venait d'épouser une personne si proche de la maison royale, que c'était plutôt la timidité que donne l'amour, que de véritables raisons, qui causaient les craintes de monsieur de Clèves. Il avait un grand nombre de rivaux : le chevalier de Guise lui paraissait le plus redoutable par sa naissance, par son mérite, et par l'éclat que la faveur donnait à sa maison. Ce prince était devenu amoureux de mademoiselle de Chartres le premier jour qu'il l'avait vue ; il s'était aperçu de la passion de monsieur de Clèves, comme monsieur de Clèves s'était aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent amis, l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avait pas permis de s'expliquer ensemble ; et leur amitié s'était refroidie, sans qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui était arrivée à monsieur de Clèves, d'avoir vu le premier mademoiselle de Chartres, lui paraissait un heureux présage, et semblait lui donner quelque avantage sur ses rivaux ; mais il prévoyait de grands obstacles par le duc de Nevers son père. Ce duc avait d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois : elle était ennemie du vidame, et cette raison était suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce.

21     Madame de Chartres, qui avait eu tant d'application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires, et où il y avait tant d'exemples si dangereux. L'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part, que l'amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l'amour. Personne n'était tranquille, ni indifférent ; on songeait à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire ; on ne connaissait ni l'ennui, ni l'oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. Les dames avaient des attachements particuliers pour la reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour Madame [Marguerite], soeur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les raisons de bienséance, ou le rapport d'humeur faisaient ces différents attachements. Celles qui avaient passé la première jeunesse et qui faisaient profession d'une vertu plus austère étaient attachées à la reine. Celles qui étaient plus jeunes et qui cherchaient la joie et la galanterie faisaient leur cour à la reine dauphine. La reine de Navarre avait ses favorites ; elle était jeune et elle avait du pouvoir sur le roi son mari : il était joint au connétable, et avait par là beaucoup de crédit. Madame [Marguerite], soeur du roi, conservait encore de la beauté, et attirait plusieurs dames auprès d'elle. La duchesse de Valentinois avait toutes celles qu'elle daignait regarder ; mais peu de femmes lui étaient agréables ; et excepté quelques-unes qui avaient sa familiarité et sa confiance, et dont l'humeur avait du rapport avec la sienne, elle n'en recevait chez elle que les jours où elle prenait plaisir à avoir une cour comme celle de la reine.

22     Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les unes contre les autres : les dames qui les composaient avaient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants ; les intérêts de grandeur et d'élévation se trouvaient souvent joints à ces autres intérêts moins importants, mais qui n'étaient pas moins sensibles. Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre dans cette cour, qui la rendait très agréable, mais aussi très dangereuse pour une jeune personne. Madame de Chartres voyait ce péril, et ne songeait qu'aux moyens d'en garantir sa fille. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu'on lui dirait, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l'on était souvent embarrassée quand on était jeune.

     Le chevalier de Guise fit tellement paraître les sentiments et les desseins qu'il avait pour mademoiselle de Chartres, qu'ils ne furent ignorés de personne. Il ne voyait néanmoins que de l'impossibilité dans ce qu'il désirait ; il savait bien qu'il n'était point un parti qui convînt à mademoiselle de Chartres, par le peu de biens qu'il avait pour soutenir son rang ; et il savait bien aussi que ses frères n'approuveraient pas qu'il se mariât, par la crainte de l'abaissement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôt voir qu'il ne se trompait pas ; il condamna l'attachement qu'il témoignait pour mademoiselle de Chartres, avec une chaleur extraordinaire ; mais il ne lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avait une haine pour le vidame, qui était secrète alors, et qui éclata depuis. Il eût plutôt consenti à voir son frère entrer dans tout autre alliance que dans celle de ce vidame ; et il déclara si publiquement combien il en était éloigné, que madame de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit de grands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n'avait rien à craindre, et qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le vidame prit la même conduite, et sentit, encore plus que madame de Chartres, celle du cardinal de Lorraine, parce qu'il en savait mieux la cause.

24     Le prince de Clèves n'avait pas donné des marques moins publiques de sa passion, qu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin. Il crut néanmoins qu'il n'avait qu'à parler à son fils, pour le faire changer de conduite ; mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser mademoiselle de Chartres. Il blâma ce dessein ; il s'emporta et cacha si peu son emportement, que le sujet s'en répandit bientôt à la cour, et alla jusqu'à madame de Chartres. Elle n'avait pas mis en doute que monsieur de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme un avantage pour son fils ; elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut lui fit penser à trouver un parti pour sa fille, qui la mît au-dessus de ceux qui se croyaient au-dessus d'elle. Après avoir tout examiné, elle s'arrêta au prince dauphin, fils du duc de Montpensier. Il était lors à marier, et c'était ce qu'il y avait de plus grand à la cour. Comme madame de Chartres avait beaucoup d'esprit, qu'elle était aidée du vidame qui était dans une grande considération, et qu'en effet sa fille était un parti considérable, elle agit avec tant d'adresse et tant de succès, que monsieur de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il semblait qu'il ne s'y pouvait trouver de difficultés.

25     Le vidame, qui savait l'attachement de monsieur d'Anville [le deuxième fils du connétable de Montmorency] pour la reine dauphine, crut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir que cette princesse [la reine dauphine] avait sur lui, pour l'engager à servir mademoiselle de Chartres auprès du roi et auprès du prince de Montpensier, dont il était ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans une affaire où il s'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimait beaucoup ; elle le témoigna au vidame, et l'assura que, quoiqu'elle sût bien qu'elle ferait une chose désagréable au cardinal de Lorraine, son oncle, elle passerait avec joie par-dessus cette considération, parce qu'elle avait sujet de se plaindre de lui, et qu'il prenait tous les jours les intérêts de la reine contre les siens propres.

     Les personnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôt que le vidame eut quitté madame la dauphine, elle ordonna à Châtelart, qui était favori de monsieur d'Anville, et qui savait la passion qu'il avait pour elle, de lui aller dire, de sa part, de se trouver le soir chez la reine. Châtelart reçut cette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce gentilhomme était d'une bonne maison de Dauphiné ; mais son mérite et son esprit le mettaient au-dessus de sa naissance. Il était reçu et bien traité de tout ce qu'il y avait de grands seigneurs à la cour, et la faveur de la maison de Montmorency l'avait particulièrement attaché à monsieur d'Anville. Il était bien fait de sa personne, adroit à toutes sortes d'exercices ; il chantait agréablement, il faisait des vers, et avait un esprit galant et passionné qui plut si fort à monsieur d'Anville, qu'il le fit confident de l'amour qu'il avait pour la reine dauphine. Cette confidence l'approchait de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu'il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôta la raison, et qui lui coûta enfin la vie.

27     Monsieur d'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine ; il se trouva heureux que madame la dauphine l'eût choisi pour travailler à une chose qu'elle désirait, et il lui promit d'obéir exactement à ses ordres ; mais madame de Valentinois, ayant été avertie du dessein de ce mariage, l'avait traversé avec tant de soin, et avait tellement prévenu le roi que, lorsque monsieur d'Anville lui en parla, il lui fit paraître qu'il ne l'approuvait pas, et lui ordonna même de le dire au prince de Montpensier. L'on peut juger ce que sentit madame de Chartres par la rupture d'une chose qu'elle avait tant désirée, dont le mauvais succès donnait un si grand avantage à ses ennemis, et faisait un si grand tort à sa fille.

     La reine dauphine témoigna à mademoiselle de Chartres, avec beaucoup d'amitié, le déplaisir qu'elle avait de lui avoir été inutile :

29     -- Vous voyez, lui dit-elle, que j'ai un médiocre pouvoir ; je suis si haïe de la reine et de la duchesse de Valentinois, qu'il est difficile que par elles, ou par ceux qui sont dans leur dépendance, elles ne traversent toujours toutes les choses que je désire. Cependant, ajouta-t-elle, je n'ai jamais pensé qu'à leur plaire ; aussi elles ne me haïssent qu'à cause de la reine ma mère [Marie de Lorraine, reine d'Ecosse, soeur du duc de Guise, etc.], qui leur a donné autrefois de l'inquiétude et de la jalousie. Le roi en avait été amoureux avant qu'il le fût de madame de Valentinois ; et dans les premières années de son mariage, qu'il n'avait point encore d'enfants, quoiqu'il aimât cette duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser la reine ma mère. Madame de Valentinois qui craignait une femme qu'il avait déjà aimée, et dont la beauté et l'esprit pouvaient diminuer sa faveur, s'unit au connétable, qui ne souhaitait pas aussi que le roi épousât une soeur de messieurs de Guise. Ils mirent le feu roi [François I] dans leurs sentiments, et quoiqu'il haït mortellement la duchesse de Valentinois, comme il aimait la reine [Marie de Lorraine], il travailla avec eux pour empêcher le roi [Henri II, pas encore roi à l'époque] de se démarier ; mais pour lui ôter absolument la pensée d'épouser la reine ma mère, ils firent son mariage avec le roi d'Écosse, qui était veuf de madame Magdeleine, soeur du roi [Henri II], et ils le firent parce qu'il était le plus prêt à conclure, et manquèrent aux engagements qu'on avait avec le roi d'Angleterre [Henry VIII], qui la souhaitait ardemment. Il s'en fallait peu même que ce manquement ne fît une rupture entre les deux rois [François I et Henry VIII]. Henri VIII ne pouvait se consoler de n'avoir pas épousé la reine ma mère ; et, quelque autre princesse française qu'on lui proposât, il disait toujours qu'elle ne remplacerait jamais celle qu'on lui avait ôtée. Il est vrai aussi que la reine ma mère était une parfaite beauté, et que c'est une chose remarquable que, veuve d'un duc de Longueville, trois rois aient souhaité de l'épouser ; son malheur l'a donnée au moindre, et l'a mise dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je lui ressemble : je crains de lui ressembler aussi par sa malheureuse destinée, et, quelque bonheur qui semble se préparer pour moi, je ne saurais croire que j'en jouisse.

30     Mademoiselle de Chartres dit à la reine que ces tristes pressentiments étaient si mal fondés, qu'elle ne les conserverait pas longtemps, et qu'elle ne devait point douter que son bonheur ne répondît aux apparences.

     Personne n'osait plus penser à mademoiselle de Chartres, par la crainte de déplaire au roi, ou par la pensée de ne pas réussir auprès d'une personne qui avait espéré un prince du sang. Monsieur de Clèves ne fut retenu par aucune de ces considérations. La mort du duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son inclination, et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu'aux moyens d'épouser mademoiselle de Chartres. Il se trouvait heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui s'était passé avait éloigné les autres partis, et où il était quasi assuré qu'on ne la lui refuserait pas. Ce qui troublait sa joie, était la crainte de ne lui être pas agréable, et il eût préféré le bonheur de lui plaire à la certitude de l'épouser sans en être aimé.

32    Le chevalier de Guise lui avait donné quelque sorte de jalousie ; mais comme elle était plutôt fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune des actions de mademoiselle de Chartres, il songea seulement à tâcher de découvrir qu'il était assez heureux pour qu'elle approuvât la pensée qu'il avait pour elle. Il ne la voyait que chez les reines, ou aux assemblées ; il était difficile d'avoir une conversation particulière. Il en trouva pourtant les moyens, et il lui parla de son dessein et de sa passion avec tout le respect imaginable ; il la pressa de lui faire connaître quels étaient les sentiments qu'elle avait pour lui, et il lui dit que ceux qu'il avait pour elle étaient d'une nature qui le rendrait éternellement malheureux, si elle n'obéissait que par devoir aux volontés de madame sa mère.

     Comme mademoiselle de Chartres avait le coeur très noble et très bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'était ce prince : de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitait.

     Elle rendit compte à sa mère de cette conversation [cf. 1.22], et madame de Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités dans monsieur de Clèves, et qu'il faisait paraître tant de sagesse pour son âge, que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser, elle y consentirait avec joie. Mademoiselle de Chartres répondit qu'elle lui remarquait les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouserait même avec moins de répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait aucune inclination particulière pour sa personne.

35     Dès le lendemain, ce prince fit parler à madame de Chartres ; elle reçut la proposition qu'on lui faisait, et elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu'elle ne pût aimer, en lui donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus ; on parla au roi, et ce mariage fut su de tout le monde.

     Monsieur de Clèves se trouvait heureux, sans être néanmoins entièrement content. Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de les faire paraître sans choquer son extrême modestie. Il ne se passait guère de jours qu'il ne lui en fît ses plaintes.

     -- Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous épousant ? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire ; vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne.

     -- Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle ; je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage.

     -- Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-delà ; mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble.

40     -- Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble.

     -- Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ; c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre coeur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer.

     Mademoiselle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances. Monsieur de Clèves ne voyait que trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les entendait pas.