La Princesse de Clèves: Lecture 3 (La mort de Mme de Chartres et le départ de Mme de Clèves pour la campagne)

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     Monsieur de Nemours, qui avait toujours eu beaucoup d'amitié pour lui [M de Clèves], n'avait pas cessé de lui en témoigner depuis son retour de Bruxelles. Pendant la maladie de madame de Chartres, ce prince trouva le moyen de voir plusieurs fois madame de Clèves, en faisant semblant de chercher son mari, ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchait même à des heures où il savait bien qu'il n'y était pas, et sous le prétexte de l'attendre, il demeurait dans l'antichambre de madame de Chartres, où il y avait toujours plusieurs personnes de qualité. Madame de Clèves y venait souvent, et, pour être affligée, elle n'en paraissait pas moins belle à monsieur de Nemours. Il lui faisait voir combien il prenait d'intérêt à son affliction, et il lui en parlait avec un air si doux et si soumis, qu'il la persuadait aisément que ce n'était pas de madame la dauphine dont il était amoureux.

     Elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir pourtant du plaisir à le voir ; mais quand elle ne le voyait plus, et qu'elle pensait que ce charme qu'elle trouvait dans sa vue était le commencement des passions, il s'en fallait peu qu'elle ne crût le haïr par la douleur que lui donnait cette pensée.

     Madame de Chartres empira si considérablement, que l'on commença à désespérer de sa vie ; elle reçut ce que les médecins lui dirent du péril où elle était, avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après qu'ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde, et appeler madame de Clèves.

     -- Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle, en lui tendant la main ; le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vous avez de l'inclination pour monsieur de Nemours ; je ne vous demande point de me l'avouer : je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d'abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement ; vous êtes sur le bord du précipice : il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à votre mari ; songez ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille, retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu'ils vous paraissent d'abord ; ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d'une galanterie. Si d'autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j'espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie, pour n'en être pas le témoin.

5     Madame de Clèves fondait en larmes sur la main de sa mère, qu'elle tenait serrée entre les siennes, et madame de Chartres se sentant touchée elle-même :

     -- Adieu, ma fille, lui dit-elle, finissons une conversation qui nous attendrit trop l'une et l'autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire.

     Elle se tourna de l'autre côté en achevant ces paroles, et commanda à sa fille d'appeler ses femmes, sans vouloir l'écouter, ni parler davantage. Madame de Clèves sortit de la chambre de sa mère en l'état que l'on peut s'imaginer, et madame de Chartres ne songea plus qu'à se préparer à la mort. Elle vécut encore deux jours, pendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fille, qui était la seule chose à quoi elle se sentait attachée.

     Madame de Clèves était dans une affliction extrême ; son mari ne la quittait point, et sitôt que madame de Chartres fut expirée, il l'emmena à la campagne, pour l'éloigner d'un lieu qui ne faisait qu'aigrir sa douleur. On n'en a jamais vu de pareille ; quoique la tendresse et la reconnaissance y eussent la plus grande part, le besoin qu'elle sentait qu'elle avait de sa mère, pour se défendre contre monsieur de Nemours, ne laissait pas d'y en avoir beaucoup. Elle se trouvait malheureuse d'être abandonnée à elle-même, dans un temps où elle était si peu maîtresse de ses sentiments, et où elle eût tant souhaité d'avoir quelqu'un qui pût la plaindre et lui donner de la force. La manière dont monsieur de Clèves en usait pour elle lui faisait souhaiter plus fortement que jamais, de ne manquer à rien de ce qu'elle lui devait. Elle lui témoignait aussi plus d'amitié et plus de tendresse qu'elle n'avait encore fait ; elle ne voulait point qu'il la quittât, et il lui semblait qu'à force de s'attacher à lui, il la défendrait contre monsieur de Nemours.

     Ce prince vint voir monsieur de Clèves à la campagne. Il fit ce qu'il put pour rendre aussi une visite à madame de Clèves ; mais elle ne le voulut point recevoir, et, sentant bien qu'elle ne pouvait s'empêcher de le trouver aimable, elle avait fait une forte résolution de s'empêcher de le voir, et d'en éviter toutes les occasions qui dépendraient d'elle.

10     Monsieur de Clèves vint à Paris pour faire sa cour, et promit à sa femme de s'en retourner le lendemain ; il ne revint néanmoins que le jour d'après.

     -- Je vous attendis tout hier, lui dit madame de Clèves, lorsqu'il arriva ; et je vous dois faire des reproches de n'être pas venu, comme vous me l'aviez promis. Vous savez que si je pouvais sentir une nouvelle affliction en l'état où je suis, ce serait la mort de madame de Tournon, que j'ai apprise ce matin. J'en aurais été touchée quand je ne l'aurais point connue ; c'est toujours une chose digne de pitié, qu'une femme jeune et belle comme celle-là soit morte en deux jours ; mais de plus, c'était une des personnes du monde qui me plaisait davantage, et qui paraissait avoir autant de sagesse que de mérite.

     -- Je fus très fâché de ne pas revenir hier, répondit monsieur de Clèves ; mais j'étais si nécessaire à la consolation d'un malheureux, qu'il m'était impossible de le quitter. Pour madame de Tournon, je ne vous conseille pas d'en être affligée, si vous la regrettez comme une femme pleine de sagesse, et digne de votre estime.

     -- Vous m'étonnez, reprit madame de Clèves, et je vous ai ouï dire plusieurs fois qu'il n'y avait point de femme à la cour que vous estimassiez davantage.

     -- Il est vrai, répondit-il, mais les femmes sont incompréhensibles, et, quand je les vois toutes, je me trouve si heureux de vous avoir, que je ne saurais assez admirer mon bonheur.

15     -- Vous m'estimez plus que je ne vaux, répliqua madame de Clèves en soupirant, et il n'est pas encore temps de me trouver digne de vous. Apprenez-moi, je vous en supplie, ce qui vous a détrompé de madame de Tournon.

     -- Il y a longtemps que je le suis, répliqua-t-il, et que je sais qu'elle aimait le comte de Sancerre, à qui elle donnait des espérances de l'épouser.

     -- Je ne saurais croire, interrompit madame de Clèves, que madame de Tournon, après cet éloignement si extraordinaire qu'elle a témoigné pour le mariage depuis qu'elle est veuve, et après les déclarations publiques qu'elle a faites de ne se remarier jamais, ait donné des espérances à Sancerre.

     -- Si elle n'en eût donné qu'à lui, répliqua monsieur de Clèves, il ne faudrait pas s'étonner ; mais ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'elle en donnait aussi à Estouteville dans le même temps ; et je vais vous apprendre toute cette histoire.

     SECONDE PARTIE

[Deuxième histoire inserée: L'histoire de Mme de Tournon, de Sancerre, et de d'Estouteville]

     "Vous savez l'amitié qu'il y a entre Sancerre et moi ; néanmoins il devint amoureux de madame de Tournon, il y a environ deux ans, et me le cacha avec beaucoup de soin, aussi bien qu'à tout le reste du monde. J'étais bien éloigné de le soupçonner. Madame de Tournon paraissait encore inconsolable de la mort de son mari, et vivait dans une retraite austère. La soeur de Sancerre était quasi la seule personne qu'elle vit, et c'était chez elle qu'il en était devenu amoureux.

20     "Un soir qu'il devait y avoir une comédie au Louvre, et que l'on n'attendait plus que le roi et madame de Valentinois pour commencer, l'on vint dire qu'elle s'était trouvée mal, et que le roi ne viendrait pas. On jugea aisément que le mal de cette duchesse était quelque démêlé avec le roi. Nous savions les jalousies qu'il avait eues du maréchal de Brissac, pendant qu'il avait été à la cour [cf. 2.36]; mais il était retourné en Piémont depuis quelques jours, et nous ne pouvions imaginer le sujet de cette brouillerie.

     "Comme j'en parlais avec Sancerre, monsieur d'Anville [un fils du Connétable] arriva dans la salle, et me dit tout bas que le roi était dans une affliction et dans une colère qui faisaient pitié ; qu'en un raccommodement qui s'était fait entre lui et madame de Valentinois, il y avait quelques jours, sur des démêlés qu'ils avaient eus pour le maréchal de Brissac, le roi lui avait donné une bague, et l'avait priée de la porter ; que pendant qu'elle s'habillait pour venir à la comédie, il avait remarqué qu'elle n'avait point cette bague, et lui en avait demandé la raison ; qu'elle avait paru étonnée de ne la pas avoir ; qu'elle l'avait demandée à ses femmes, lesquelles par malheur, ou faute d'être bien instruites, avaient répondu qu'il y avait quatre ou cinq jours qu'elles ne l'avaient vue.

     "Ce temps est précisément celui du départ du maréchal de Brissac, continua monsieur d'Anville ; le roi n'a point douté qu'elle ne lui ait donné la bague en lui disant adieu. Cette pensée a réveillé si vivement toute cette jalousie, qui n'était pas encore bien éteinte, qu'il s'est emporté contre son ordinaire, et lui a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez lui, très affligé ; mais je ne sais s'il l'est davantage de l'opinion que madame de Valentinois a sacrifié sa bague, que de la crainte de lui avoir déplu par sa colère.

     "Sitôt que monsieur d'Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre ; je la lui dis comme un secret que l'on venait de me confier, et dont je lui défendais d'en parler.

     "Le lendemain matin, j'allai d'assez bonne heure chez ma belle-soeur ; je trouvai madame de Tournon au chevet de son lit. Elle n'aimait pas madame de Valentinois, et elle savait bien que ma belle-soeur n'avait pas sujet de s'en louer. Sancerre avait été chez elle [Mme de Tournon] au sortir de la comédie. Il lui avait appris la brouillerie du roi avec cette duchesse, et madame de Tournon était venue la conter à ma belle-soeur, sans savoir ou sans faire réflexion que c'était moi qui l'avait apprise à son amant.

25     "Sitôt que je m'approchai de ma belle-soeur, elle dit à madame de Tournon que l'on pouvait me confier ce qu'elle venait de lui dire, et sans attendre la permission de madame de Tournon elle me conta mot pour mot tout ce que j'avais dit à Sancerre le soir précédent. Vous pouvez juger comme j'en fus étonné. Je regardai madame de Tournon, elle me parut embarrassée. Son embarras me donna du soupçon ; je n'avais dit la chose qu'à Sancerre, il m'avait quitté au sortir de la comédie sans m'en dire la raison ; je me souvins de lui avoir ouï extrêmement louer madame de Tournon. Toutes ces choses m'ouvrirent les yeux, et je n'eus pas de peine à démêler qu'il avait une galanterie avec elle, et qu'il l'avait vue depuis qu'il m'avait quitté.

     "Je fus si piqué de voir qu'il me cachait cette aventure, que je dis plusieurs choses qui firent connaître à madame de Tournon l'imprudence qu'elle avait faite ; je la remis à son carrosse, et je l'assurai, en la quittant, que j'enviais le bonheur de celui qui lui avait appris la brouillerie du roi et de madame de Valentinois. [N.B. Une drôle de chose à dire pour un homme tout récemment marié!]

     "Je m'en allai à l'heure même trouver Sancerre, je lui fis des reproches, et je lui dis que je savais sa passion pour madame de Tournon, sans lui dire comment je l'avais découverte. Il fut contraint de me l'avouer. Je lui contai ensuite ce qui me l'avait apprise, et il m'apprit aussi le détail de leur aventure ; il me dit que, quoiqu'il fût cadet de sa maison, et très éloigné de pouvoir prétendre un aussi bon parti, que néanmoins elle était résolue de l'épouser. L'on ne peut être plus surpris que je le fus. Je dis à Sancerre de presser la conclusion de son mariage, et qu'il n'y avait rien qu'il ne dût craindre d'une femme qui avait l'artifice de soutenir aux yeux du public un personnage si éloigné de la vérité. Il me répondit qu'elle avait été véritablement affligée, mais que l'inclination qu'elle avait eue pour lui avait surmonté cette affliction, et qu'elle n'avait pu laisser paraître tout d'un coup un si grand changement. Il me dit encore plusieurs autres raisons pour l'excuser, qui me firent voir à quel point il en était amoureux ; il m'assura qu'il la ferait consentir que je susse la passion qu'il avait pour elle, puisque aussi bien c'était elle-même qui me l'avait apprise. Il l'y obligea en effet, quoique avec beaucoup de peine, et je fus ensuite très avant dans leur confidence.

     "Je n'ai jamais vu une femme avoir une conduite si honnête et si agréable à l'égard de son amant ; néanmoins j'étais toujours choqué de son affectation à paraître encore affligée. Sancerre était si amoureux et si content de la manière dont elle en usait pour lui, qu'il n'osait quasi la presser de conclure leur mariage, de peur qu'elle ne crût qu'il le souhaitait plutôt par intérêt que par une véritable passion. Il lui en parla toutefois, et elle lui parut résolue à l'épouser ; elle commença même à quitter cette retraite où elle vivait, et à se remettre dans le monde. Elle venait chez ma belle-soeur à des heures où une partie de la cour s'y trouvait. Sancerre n'y venait que rarement ; mais ceux qui y étaient tous les soirs, et qui l'y voyaient souvent, la trouvaient très aimable.

     "Peu de temps après qu'elle eut commencé à quitter la solitude, Sancerre crut voir quelque refroidissement dans la passion qu'elle avait pour lui. Il m'en parla plusieurs fois, sans que je fisse aucun fondement sur ses plaintes ; mais à la fin, comme il me dit qu'au lieu d'achever leur mariage, elle semblait l'éloigner, je commençai à croire qu'il n'avait pas de tort d'avoir de l'inquiétude. Je lui répondis que quand la passion de madame de Tournon diminuerait après avoir duré deux ans, il ne faudrait pas s'en étonner [N.B. Donc, pour M de Clèves, les passions violentes ne durent pas, normalement. Ce qui expliquerait pourquoi la passion violente de 20 ans du Roi pour Mme de Valentinois (I.1) serait si remarquable]; que quand même sans être diminuée, elle ne serait pas assez forte pour l'obliger à l'épouser, qu'il ne devrait pas s'en plaindre ; que ce mariage, à l'égard du public, lui ferait un extrême tort, non seulement parce qu'il n'était pas un assez bon parti pour elle, mais par le préjudice qu'il apporterait à sa réputation ; qu'ainsi tout ce qu'il pouvait souhaiter, était qu'elle ne le trompât point et qu'elle ne lui donnât pas de fausses espérances. Je lui dis encore que si elle n'avait pas la force de l'épouser, ou qu'elle lui avouât qu'elle en aimait quelque autre, il ne fallait point qu'il s'emportât, ni qu'il se plaignît ; mais qu'il devrait conserver pour elle de l'estime et de la reconnaissance.

30     "Je vous donne, lui dis-je, le conseil que je prendrais pour moi-même ; car la sincérité me touche d'une telle sorte, que je crois que si ma maîtresse, et même ma femme, m'avouait que quelqu'un lui plût, j'en serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage d'amant ou de mari, pour la conseiller et pour la plaindre." [N.B. "si ma maîtresse, et même ma femme..."! M de Clèves aurait-il donc une maîtresse???]

     Ces paroles firent rougir madame de Clèves, et elle y trouva un certain rapport avec l'état où elle était, qui la surprit, et qui lui donna un trouble dont elle fut longtemps à se remettre.

     "Sancerre parla à madame de Tournon, continua monsieur de Clèves, il lui dit tout ce que je lui avais conseillé, mais elle le rassura avec tant de soin, et parut si offensée de ses soupçons, qu'elle les lui ôta entièrement. Elle remit néanmoins leur mariage après un voyage qu'il allait faire, et qui devait être assez long ; mais elle se conduisit si bien jusqu'à son départ, et en parut si affligée, que je crus, aussi bien que lui, qu'elle l'aimait véritablement. Il partit, il y a environ trois mois; pendant son absence, j'ai peu vu madame de Tournon ; vous m'avez entièrement occupé, et je savais seulement qu'il devait bientôt revenir.

     "Avant-hier, en arrivant à Paris, j'appris qu'elle était morte ; j'envoyai savoir chez lui [Sancerre] si on n'avait point eu de ses nouvelles. On me manda qu'il était arrivé de la veille, qui était précisément le jour de la mort de madame de Tournon. J'allai le voir à l'heure même, me doutant bien de l'état où je le trouverais ; mais son affliction passait de beaucoup ce que je m'en étais imaginé.

     "Je n'ai jamais vu une douleur si profonde et si tendre ; dès le moment qu'il me vit, il m'embrassa, fondant en larmes : Je ne la verrai plus, me dit-il, je ne la verrai plus, elle est morte ! je n'en étais pas digne, mais je la suivrai bientôt.

35     "Après cela il se tut ; et puis, de temps en temps redisant toujours : Elle est morte, et je ne la verrai plus ! il revenait aux cris et aux larmes, et demeurait comme un homme qui n'avait plus de raison. Il me dit qu'il n'avait pas reçu souvent de ses lettres pendant son absence, mais qu'il ne s'en était pas étonné, parce qu'il la connaissait et qu'il savait la peine qu'elle avait à hasarder de ses lettres. Il ne doutait point qu'il ne l'eût épousée à son retour ; il la regardait comme la plus aimable et la plus fidèle personne qui eût jamais été, il s'en croyait tendrement aimé ; il la perdait dans le moment qu'il pensait s'attacher à elle pour jamais. Toutes ces pensées le plongeaient dans une affliction violente, dont il était entièrement accablé ; et j'avoue que je ne pouvais m'empêcher d'en être touché.

     "Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi ; je lui promis que je reviendrais bientôt. Je revins en effet, et je ne fus jamais si surpris, que de le trouver tout différent de ce que je l'avais quitté. Il était debout dans sa chambre, avec un visage furieux, marchant et s'arrêtant comme s'il eût été hors de lui-même. -Venez, venez, me dit-il, venez voir l'homme du monde le plus désespéré ; je suis plus malheureux mille fois que je n'étais tantôt, et ce que je viens d'apprendre de madame de Tournon est pire que sa mort.

     "Je crus que la douleur le troublait entièrement, et je ne pouvais m'imaginer qu'il y eût quelque chose de pire que la mort d'une maîtresse que l'on aime, et dont on est aimé.[N.B. Notez bien qu'il dit "une maîtresse" et non pas "une femme."] Je lui dis que tant que son affliction avait eu des bornes, je l'avais approuvée, et que j'y étais entré ; mais que je ne le plaindrais plus s'il s'abandonnait au désespoir, et s'il perdait la raison.

     -- Je serais trop heureux de l'avoir perdue, et la vie aussi, s'écria-t-il : madame de Tournon m'était infidèle, et j'apprends son infidélité et sa trahison le lendemain que j'ai appris sa mort, dans un temps où mon âme est remplie et pénétrée de la plus vive douleur et de la plus tendre amour que l'on ait jamais senties ; dans un temps où son idée est dans mon coeur comme la plus parfaite chose qui ait jamais été, et la plus parfaite à mon égard ; je trouve que je suis trompé, et qu'elle ne mérite pas que je la pleure ; cependant j'ai la même affection de sa mort que si elle m'était fidèle, et je sens son infidélité comme si elle n'était point morte. Si j'avais appris son changement avant sa mort, la jalousie, la colère, la rage m'auraient rempli, et m'auraient endurci en quelque sorte contre la douleur de sa perte ; mais je suis dans un état où je ne puis ni m'en consoler, ni la haïr.

     "Vous pouvez juger si je fus surpris de ce que me disait Sancerre ; je lui demandai comment il avait su ce qu'il venait de me dire. Il me conta qu'un moment après que j'étais sorti de sa chambre, Estouteville, qui est son ami intime, mais qui ne savait pourtant rien de son amour pour madame de Tournon, l'était venu voir ; que d'abord qu'il avait été assis, il avait commencé à pleurer et qu'il lui avait dit qu'il lui demandait pardon de lui avoir caché ce qu'il lui allait apprendre ; qu'il le priait d'avoir pitié de lui ; qu'il venait lui ouvrir son coeur, et qu'il voyait l'homme du monde le plus affligé de la mort de madame de Tournon.

40     "Ce nom, me dit Sancerre, m'a tellement surpris, que, quoique mon premier mouvement ait été de lui dire que j'en étais plus affligé que lui, je n'ai pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué, et m'a dit qu'il était amoureux d'elle depuis six mois ; qu'il avait toujours voulu me le dire, mais qu'elle le lui avait défendu expressément, et avec tant d'autorité, qu'il n'avait osé lui désobéir ; qu'il lui avait plu quasi dans le même temps qu'il l'avait aimée ; qu'ils avaient caché leur passion à tout le monde ; qu'il n'avait jamais été chez elle publiquement ; qu'il avait eu le plaisir de la consoler de la mort de son mari ; et qu'enfin il l'allait épouser dans le temps qu'elle était morte ; mais que ce mariage, qui était un effet de passion, aurait paru un effet de devoir et d'obéissance ; qu'elle avait gagné son père pour se faire commander de l'épouser, afin qu'il n'y eût pas un trop grand changement dans sa conduite, qui avait été si éloignée de se remarier.

     "Tant qu'Estouteville m'a parlé, me dit Sancerre, j'ai ajouté foi a ses paroles, parce que j'y ai trouvé de la vraisemblance, et que le temps où il m'a dit qu'il avait commencé à aimer madame de Tournon est précisément celui où elle m'a paru changée [cf. 3.29] ; mais un moment après, je l'ai cru un menteur, ou du moins un visionnaire. J'ai été prêt à le lui dire ; j'ai passé ensuite à vouloir m'éclaircir, je l'ai questionné, je lui ai fait paraître des doutes ; enfin j'ai tant fait pour m'assurer de mon malheur, qu'il m'a demandé si je connaissais l'écriture de madame de Tournon. Il a mis sur mon lit quatre de ses lettres et son portrait ; mon frère est entré dans ce moment. Estouteville avait le visage si plein de larmes, qu'il a été contraint de sortir pour ne se pas laisser voir ; il m'a dit qu'il reviendrait ce soir requérir ce qu'il me laissait ; et moi je chassai mon frère, sur le prétexte de me trouver mal, par l'impatience de voir ces lettres que l'on m'avait laissées, et espérant d'y trouver quelque chose qui ne me persuaderait pas tout ce qu'Estouteville venait de me dire. Mais hélas ! que n'y ai-je point trouvé ? Quelle tendresse ! quels serments ! quelles assurances de l'épouser ! quelles lettres ! Jamais elle ne m'en a écrit de semblables. Ainsi, ajouta-t-il, j'éprouve à la fois la douleur de la mort et celle de l'infidélité ; ce sont deux maux que l'on a souvent comparés, mais qui n'ont jamais été sentis en même temps par la même personne. J'avoue, à ma honte, que je sens encore plus sa perte que son changement, je ne puis la trouver assez coupable pour consentir à sa mort. Si elle vivait, j'aurais le plaisir de lui faire des reproches, et de me venger d'elle en lui faisant connaître son injustice. Mais je ne la verrai plus, reprenait-il, je ne la verrai plus ; ce mal est le plus grand de tous les maux. Je souhaiterais de lui rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel souhait ! si elle revenait elle vivrait pour Estouteville. Que j'étais heureux hier ! s'écriait-il, que j'étais heureux ! j'étais l'homme du monde le plus affligé ; mais mon affliction était raisonnable, et je trouvais quelque douceur à penser que je ne devais jamais me consoler. Aujourd'hui, tous mes sentiments sont injustes. Je paye à une passion feinte qu'elle a eue pour moi le même tribut de douleur que je croyais devoir à une passion véritable. Je ne puis ni haïr, ni aimer sa mémoire ; je ne puis me consoler ni m'affliger. Du moins, me dit-il, en se retournant tout d'un coup vers moi, faites, je vous en conjure, que je ne voie jamais Estouteville ; son nom seul me fait horreur. Je sais bien que je n'ai nul sujet de m'en plaindre ; c'est ma faute de lui avoir caché que j'aimais madame de Tournon ; s'il l'eût su il ne s'y serait peut-être pas attaché, elle ne m'aurait pas été infidèle ; il est venu me chercher pour me confier sa douleur ; il me fait pitié. Et !c'est avec raison, s'écriait-il ; il aimait madame de Tournon, il en était aimé, et il ne la verra jamais ; je sens bien néanmoins que je ne saurais m'empêcher de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en sorte que je ne le voie point.

     "Sancerre se remit ensuite à pleurer, à regretter madame de Tournon, à lui parler, et à lui dire les choses du monde les plus tendres ; il repassa ensuite à la haine, aux plaintes, aux reproches et aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état si violent, je connus bien qu'il me fallait quelque secours pour m'aider à calmer son esprit. J'envoyai quérir son frère, que je venais de quitter chez le roi ; j'allai lui parler dans l'antichambre avant qu'il entrât, et je lui contai l'état où était Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher qu'il ne vît Estouteville, et nous employâmes une partie de la nuit à tâcher de le rendre capable de raison. Ce matin je l'ai encore trouvé plus affligé ; son frère est demeuré auprès de lui, et je suis revenu auprès de vous."

     -- L'on ne peut être plus surprise que je le suis, dit alors madame de Clèves, et je croyais madame de Tournon incapable d'amour et de tromperie.

     -- L'adresse et la dissimulation, reprit monsieur de Clèves, ne peuvent aller plus loin qu'elle les a portées. [N.B. Encore une fois, la dissimulation. Souvenez-vous des mots de Mme de Chartres: "ce qui paraît n'est presque jamais la vérité" (II.27) et l'importance de la dissimulation pour la Reine (I.4)] Remarquez que quand Sancerre crut qu'elle était changée pour lui, elle l'était véritablement, et qu'elle commençait à aimer Estouteville. Elle disait à ce dernier qu'il la consolait de la mort de son mari, et que c'était lui qui était cause qu'elle quittait cette grande retraite, et il paraissait à Sancerre que c'était parce que nous avions résolu qu'elle ne témoignerait plus d'être si affligée. Elle faisait valoir à Estouteville de cacher leur intelligence, et de paraître obligée à l'épouser par le commandement de son père, comme un effet du soin qu'elle avait de sa réputation ; et c'était pour abandonner Sancerre, sans qu'il eût sujet de s'en plaindre.

[Fin de l'histoire de Mme de Tournon, de Sancerre, et de d'Estouteville]

 

Il faut que je m'en retourne, continua monsieur de Clèves, pour voir ce malheureux, et je crois qu'il faut que vous reveniez aussi à Paris. Il est temps que vous voyiez le monde, et que vous receviez ce nombre infini de visites, dont aussi bien vous ne sauriez vous dispenser.

45     Madame de Clèves consentit à son retour, et elle revint le lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemours qu'elle n'avait été ; tout ce que lui avait dit madame de Chartres en mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui lui faisait croire qu'ils étaient entièrement effacés.

     Dès le même soir qu'elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir, et après lui avoir témoigné la part qu'elle avait prise à son affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées, elle voulait l'instruire de tout ce qui s'était passé à la cour en son absence ; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières.

     -- Mais ce que j'ai le plus d'envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c'est qu'il est certain que monsieur de Nemours est passionnément amoureux, et que ses amis les plus intimes, non seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu'ils ne peuvent deviner qui est la personne qu'il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d'une couronne.

     Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur l'Angleterre.

     -- J'ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de monsieur d'Anville ; et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérir, hier au soir, monsieur de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu'il ne peut plus soutenir auprès de la reine d'Angleterre [Elisabeth] les retardements de monsieur de Nemours ; qu'elle commence à s'en offenser, et qu'encore qu'elle n'eût point donné de parole positive, elle en avait assez dit pour faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à monsieur de Nemours, qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avait fait dans les commencements, ne fit que rire, que badiner, et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l'Europe condamnerait son imprudence, s'il hasardait d'aller en Angleterre comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du succès.

50     "Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps, de faire ce voyage présentement que le roi d'Espagne [Philippe II] fait de si grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas un rival bien redoutable dans une galanterie ; mais je pense que dans un mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelque chose.

     "- Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le roi ; mais vous n'aurez rien à lui disputer ; je sais qu'il a d'autres pensées ; et quand il n'en aurait pas, la reine Marie [Bloody Mary, la soeur aînée d'Elisabeth] s'est trop mal trouvée du joug de l'Espagne [elle avait été mariée à Philippe II], pour croire que sa soeur le veuille reprendre, et qu'elle se laisse éblouir à l'éclat de tant de couronnes jointes ensemble.

     "- Si elle ne s'en laisse pas éblouir, repartit monsieur de Nemours, il y a apparence qu'elle voudra se rendre heureuse par l'amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà quelques années ; il était aussi aimé de la reine Marie, qui l'aurait épousé du consentement de toute l'Angleterre, sans qu'elle connût que la jeunesse et la beauté de sa soeur Élisabeth le touchaient davantage que l'espérance de régner. Votre Majesté sait que les violentes jalousies qu'elle en eut la portèrent à les mettre l'un et l'autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le roi d'Espagne. Je crois qu'Élisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord et qu'elle choisira un homme qu'elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souffert pour elle, plutôt qu'un autre qu'elle n'a jamais vu.

     "-- Je serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivait encore ; mais j'ai su, depuis quelques jours, qu'il est mort à Padoue, où il était relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant monsieur de Nemours, qu'il faudrait faire votre mariage comme on ferait celui de monsieur le dauphin, et envoyer épouser la reine d'Angleterre par des ambassadeurs.

     "Monsieur d'Anville et monsieur le vidame, qui étaient chez le roi avec monsieur de Nemours, sont persuadés que c'est cette même passion dont il est occupé, qui le détourne d'un si grand dessein. Le vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à madame de Martigues que ce prince est tellement changé qu'il ne le reconnaît plus ; et ce qui l'étonne davantage, c'est qu'il ne lui voit aucun commerce, ni aucunes heures particulières où il se dérobe, en sorte qu'il croit qu'il n'a point d'intelligence avec la personne qu'il aime ; et c'est ce qui fait méconnaître monsieur de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point à son amour."

55     Quel poison pour madame de Clèves, que le discours de madame la dauphine ! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette personne dont on ne savait point le nom ? et le moyen de n'être pas pénétrée de reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une voie qui ne lui pouvait être suspecte, que ce prince [Nemours], qui touchait déjà son coeur, cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour l'amour d'elle les espérances d'une couronne. Aussi ne peut-on représenter ce qu'elle sentit, et le trouble qui s'éleva dans son âme. Si madame la dauphine l'eût regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu'elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes ; mais comme elle n'avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion.

     "Monsieur d'Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire, m'a appris tout ce détail, m'en croit mieux instruite que lui ; et il a une si grande opinion de mes charmes, qu'il est persuadé que je suis la seule personne qui puisse faire de si grands changements en monsieur de Nemours.

     Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre sorte de trouble à madame de Clèves, que celui qu'elle avait eu quelques moments auparavant.

     -- Je serais aisément de l'avis de monsieur d'Anville, répondit-elle ; et il y a beaucoup d'apparence, Madame, qu'il ne faut pas moins qu'une princesse telle que vous, pour faire mépriser la reine d'Angleterre.

     -- Je vous l'avouerais si je le savais, repartit madame la dauphine, et je le saurais s'il était véritable. Ces sortes de passions n'échappent point à la vue de celles qui les causent ; elles s'en aperçoivent les premières. Monsieur de Nemours ne m'a jamais témoigné que de légères complaisances ; mais il y a néanmoins une si grande différence de la manière dont il a vécu avec moi, à celle dont il y vit présentement, que je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l'indifférence qu'il a pour la couronne d'Angleterre.

60     "Je m'oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me souviens pas qu'il faut que j'aille voir Madame [Elisabeth, fille d'Henri II]. Vous savez que la paix [avec l'Espagne] est quasi conclue ; mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne [Philippe II] n'a voulu passer aucun article qu'à condition d'épouser cette princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s'y résoudre ; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu'elle sera inconsolable ; ce n'est pas une chose qui puisse plaire d'épouser un homme de l'âge et de l'humeur du roi d'Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, et qui s'attendait d'épouser un jeune prince pour qui elle a de l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si le roi en elle trouvera toute l'obéissance qu'il désire ; il m'a chargée de la voir parce qu'il sait qu'elle m'aime, et qu'il croit que j'aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente ; j'irai me réjouir avec Madame [Marguerite], soeur du roi. Tout est arrêté pour son mariage avec monsieur de Savoie ; et il sera ici dans peu de temps. Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie si entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu'on ne l'a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangers que nous n'avons pas de médiocres beautés."

     Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame [Elisabeth] fut su de tout le monde.