La Princesse de Clèves: Lecture 4 (Mme de Clèves de retour à Paris)

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     Les jours suivants, le roi et les reines allèrent voir madame de Clèves. Monsieur de Nemours, qui avait attendu son retour avec une extrême impatience, et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l'heure que tout le monde en sortirait, et qu'apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortaient.     

     Cette princesse était sur son lit ; il faisait chaud, et la vue de monsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Madame de Clèves n'était pas moins interdite, de sorte qu'ils gardèrent assez longtemps le silence. Enfin monsieur de Nemours prit la parole, et lui fit des compliments sur son affliction ; madame de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu'elle avait faite ; et enfin, elle dit que, quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte impression, que son humeur en serait changée.

     -- Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit monsieur de Nemours, font de grands changements dans l'esprit ; et pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même madame la dauphine m'en parlait encore hier.

     -- Il est vrai, repartit madame de Clèves, qu'elle l'a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose. [cf. 3.47]

     -- Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua monsieur de Nemours, qu'elle s'en soit aperçue ; mais je voudrais qu'elle ne fût pas seule à s'en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n'ose donner d'autres marques de la passion qu'on a pour elles, que par les choses qui ne les regardent point ; et, n'osant leur faire paraître qu'on les aime, on voudrait du moins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé de personne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beauté, dans quelque rang qu'elle pût être, que l'on ne regardât avec indifférence, et qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d'ordinaire de la passion qu'on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu'on prend de leur plaire et de les chercher ; mais ce n'est pas une chose difficile pour peu qu'elles soient aimables ; ce qui est difficile, c'est de ne s'abandonner pas au plaisir de les suivre ; c'est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c'est de devenir entièrement opposé à ce que l'on était, et de n'avoir plus d'ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l'un et de l'autre.

5     Madame de Clèves entendait aisément la part qu'elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu'elle devait y répondre, et ne les pas souffrir. Il lui semblait aussi qu'elle ne devait pas les entendre, ni témoigner qu'elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et croyait ne devoir rien dire. Le discours de monsieur de Nemours lui plaisait et l'offensait quasi également ; elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait penser madame la dauphine 9cf. III.54-61); elle y trouvait quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d'un homme qui plaît donnent plus d'agitation que les déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaît pas. Elle demeurait donc sans répondre, et monsieur de Nemours se fût aperçu de son silence, dont il n'aurait peut-être pas tiré de mauvais présages, si l'arrivée de monsieur de Clèves n'eût fini la conversation et sa visite.

     Ce prince [Clèves] venait conter à sa femme des nouvelles de Sancerre ; mais elle n'avait pas une grande curiosité pour la suite de cette aventure. Elle était si occupée de ce qui se venait de passer, qu'à peine pouvait-elle cacher la distraction de son esprit. Quand elle fut en liberté de rêver, elle connut bien qu'elle s'était trompée, lorsqu'elle avait cru n'avoir plus que de l'indifférence pour monsieur de Nemours. [cf. 3.45] Ce qu'il lui avait dit avait fait toute l'impression qu'il pouvait souhaiter, et l'avait entièrement persuadée de sa passion. Les actions de ce prince [Nemours] s'accordaient trop bien avec ses paroles, pour laisser quelque doute à cette princesse. Elle ne se flatta plus de l'espérance de ne le pas aimer ; elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque. C'était une entreprise difficile, dont elle connaissait déjà les peines ; elle savait que le seul moyen d'y réussir était d'éviter la présence de ce prince [Nemours; c'est ce que sa mère lui avait dit III.4] ; et comme son deuil lui donnait lieu d'être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n'aller plus dans les lieux où il la pouvait voir. Elle était dans une tristesse profonde ; la mort de sa mère en paraissait la cause, et l'on n'en cherchait point d'autre.

     Monsieur de Nemours était désespéré de ne la voir presque plus ; et sachant qu'il ne la trouverait dans aucune assemblée et dans aucun des divertissements où était toute la cour, il ne pouvait se résoudre d'y paraître ; il feignit une passion grande pour la chasse, et il en faisait des parties les mêmes jours qu'il y avait des assemblées chez les reines. Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte pour demeurer chez lui, et pour éviter d'aller dans tous les lieux où il savait bien que madame de Clèves ne serait pas.

     Monsieur de Clèves fut malade à peu près dans le même temps. Madame de Clèves ne sortit point de sa chambre pendant son mal ; mais quand il se porta mieux, qu'il vit du monde, et entre autres monsieur de Nemours qui, sur le prétexte d'être encore faible, y passait la plus grande partie du jour, elle trouva qu'elle n'y pouvait plus demeurer ; elle n'eut pas néanmoins la force d'en sortir les premières fois qu'il y vint. Il y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait vu, pour se résoudre à ne le voir pas. Ce prince [Nemours] trouva le moyen de lui faire entendre par des discours qui ne semblaient que généraux, mais qu'elle entendait néanmoins parce qu'ils avaient du rapport à ce qu'il lui avait dit chez elle, qu'il allait à la chasse pour rêver, et qu'il n'allait point aux assemblées parce qu'elle n'y était pas. [cf. 4.4]

     Elle exécuta enfin la résolution qu'elle avait prise de sortir de chez son mari, lorsqu'il y serait ; ce fut toutefois en se faisant une extrême violence. Ce prince vit bien qu'elle le fuyait, et en fut sensiblement touché

10     Monsieur de Clèves ne prit pas garde d'abord à la conduite de sa femme : mais enfin il s'aperçut qu'elle ne voulait pas être dans sa chambre lorsqu'il y avait du monde. Il lui en parla, et elle lui répondit qu'elle ne croyait pas que la bienséance voulût qu'elle fût tous les soirs avec ce qu'il y avait de plus jeune à la cour ; qu'elle le suppliait de trouver bon qu'elle fît une vie plus retirée qu'elle n'avait accoutumé ; que la vertu et la présence de sa mère autorisaient beaucoup de choses, qu'une femme de son âge ne pouvait soutenir.

     Monsieur de Clèves, qui avait naturellement beaucoup de douceur et de complaisance pour sa femme, n'en eut pas en cette occasion, et il lui dit qu'il ne voulait pas absolument qu'elle changeât de conduite. Elle fut prête de lui dire que le bruit était dans le monde, que monsieur de Nemours était amoureux d'elle ; mais elle n'eut pas la force de le nommer. Elle sentit aussi de la honte de se vouloir servir d'une fausse raison, et de déguiser la vérité à un homme qui avait si bonne opinion d'elle.

     Quelques jours après, le roi était chez la reine à l'heure du cercle ; l'on parla des horoscopes et des prédictions. Les opinions étaient partagées sur la croyance que l'on y devait donner. La reine y ajoutait beaucoup de foi ; elle soutint qu'après tant de choses qui avaient été prédites, et que l'on avait vu arriver, on ne pouvait douter qu'il n'y eût quelque certitude dans cette science. D'autres soutenaient que, parmi ce nombre infini de prédictions, le peu qui se trouvaient véritables faisait bien voir que ce n'était qu'un effet du hasard.

     -- J'ai eu autrefois beaucoup de curiosité pour l'avenir, dit le roi ; mais on m'a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblables, que je suis demeuré convaincu que l'on ne peut rien savoir de véritable. Il y a quelques années qu'il vint ici un homme d'une grande réputation dans l'astrologie. Tout le monde l'alla voir ; j'y allai comme les autres, mais sans lui dire qui j'étais, et je menai monsieur de Guise, et d'Escars ; je les fis passer les premiers. L'astrologue néanmoins s'adressa d'abord à moi, comme s'il m'eût jugé le maître des autres. Peut-être qu'il me connaissait ; cependant il me dit une chose qui ne me convenait pas, s'il m'eût connu. Il me prédit que je serais tué en duel. Il dit ensuite à monsieur de Guise qu'il serait tué par derrière et à d'Escars qu'il aurait la tête cassée d'un coup de pied de cheval. Monsieur de Guise s'offensa quasi de cette prédiction, comme si on l'eût accusé de devoir fuir. D'Escars ne fut guère satisfait de trouver qu'il devait finir par un accident si malheureux. Enfin nous sortîmes tous très malcontents de l'astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à monsieur de Guise et à d'Escars ; mais il n'y a guère d'apparence que je sois tué en duel. Nous venons de faire la paix, le roi d'Espagne et moi ; et quand nous ne l'aurions pas faite, je doute que nous nous battions, et que je le fisse appeler comme le roi mon père fit appeler Charles-Quint.

     Après le malheur que le roi conta qu'on lui avait prédit, ceux qui avaient soutenu l'astrologie en abandonnèrent le parti, et tombèrent d'accord qu'il n'y fallait donner aucune croyance.

15     -- Pour moi, dit tout haut monsieur de Nemours, je suis l'homme du monde qui dois le moins y en avoir ; et se tournant vers madame de Clèves, auprès de qui il était: On m'a prédit, lui dit-il tout bas, que je serais heureux par les bontés de la personne du monde pour qui j'aurais la plus violente et la plus respectueuse passion.Vous pouvez juger, Madame, si je dois croire aux prédictions.

     Madame la dauphine qui crut par ce que monsieur de Nemours avait dit tout haut, que ce qu'il disait tout bas était quelque fausse prédiction qu'on lui avait faite, demanda à ce prince [Nemours] ce qu'il disait à madame de Clèves. S'il eût eu moins de présence d'esprit, il eût été surpris de cette demande. Mais prenant la parole sans hésiter :

     -- Je lui disais, Madame, répondit-il, que l'on m'a prédit que je serais élevé à une si haute fortune, que je n'oserais même y prétendre.

     -- Si l'on ne vous a fait que cette prédiction, repartit madame la dauphine en souriant, et pensant à l'affaire d'Angleterre, je ne vous conseille pas de décrier l'astrologie, et vous pourriez trouver des raisons pour la soutenir.

     Madame de Clèves comprit bien ce que voulait dire madame la dauphine ; mais elle entendait bien aussi que la fortune dont monsieur de Nemours voulait parler n'était pas d'être roi d'Angleterre.

20     Comme il y avait déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il fallait qu'elle commençât à paraître dans le monde, et à faire sa cour comme elle avait accoutumé. Elle voyait monsieur de Nemours chez madame la dauphine, elle le voyait chez monsieur de Clèves, où il venait souvent avec d'autres personnes de qualité de son âge, afin de ne se pas faire remarquer ; mais elle ne le voyait plus qu'avec un trouble dont il s'apercevait aisément.

     Quelque application qu'elle eût à éviter ses regards, et à lui parler moins qu'à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d'un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince [Nemours] qu'il ne lui était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s'en fût peut-être pas aperçu ; mais il avait déjà été aimé tant de fois, qu'il était difficile qu'il ne connût pas quand on l'aimait. Il voyait bien que le chevalier de Guise était son rival, et ce prince connaissait que monsieur de Nemours était le sien. Il était le seul homme de la cour qui eût démêlé cette vérité ; son intérêt l'avait rendu plus clairvoyant que les autres ; la connaissance qu'ils avaient de leurs sentiments leur donnait une aigreur qui paraissait en toutes choses, sans éclater néanmoins par aucun démêlé ; mais ils étaient opposés en tout. Ils étaient toujours de différent parti dans les courses de bague, dans les combats, à la barrière et dans tous les divertissements où le roi s'occupait ; et leur émulation était si grande, qu'elle ne se pouvait cacher.

     L'affaire d'Angleterre revenait souvent dans l'esprit de madame de Clèves : il lui semblait que monsieur de Nemours ne résisterait point aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec peine que ce dernier n'était point encore de retour, et elle l'attendait avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée avec soin de l'état de cette affaire, mais le même sentiment qui lui donnait de la curiosité l'obligeait à la cacher, et elle s'enquérait seulement de la beauté, de l'esprit et de l'humeur de la reine Élisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roi, qu'elle trouva plus beau qu'elle n'avait envie de le trouver ; et elle ne put s'empêcher de dire qu'il était flatté.

     -- Je ne le crois pas, reprit madame la dauphine, qui était présente ; cette princesse [Elisabeth d'Angleterre] a la réputation d'être belle, et d'avoir un esprit fort au-dessus du commun, et je sais bien qu'on me l'a proposée toute ma vie pour exemple. Elle doit être aimable, si elle ressemble à Anne de Boulen, sa mère.

Anne de Boulen (Anne Boleyn)

(Source: http://www.tudor-portraits.com/A_Boleyn_1.jpg)

Jamais femme n'a eu tant de charmes et tant d'agrément dans sa personne et dans son humeur. J'ai ouï dire que son visage avait quelque chose de vif et de singulier, et qu'elle n'avait aucune ressemblance avec les autres beautés anglaises.

     -- Il me semble aussi, reprit madame de Clèves, que l'on dit qu'elle était née en France.

25     -- Ceux qui l'ont cru se sont trompés, répondit madame la dauphine, et je vais vous conter son histoire en peu de mots.

[Troisième histoire inserrée: L'histoire d'Henry VIII d'Angleterre et d'Anne de Boulon]

     "Elle était d'une bonne maison d'Angleterre. Henri VIII avait été amoureux de sa soeur et de sa mère, et l'on a même soupçonné qu'elle était sa fille. Elle vint ici avec la soeur de Henri VII, qui épousa le roi Louis XII [le prédécesseur de François I]. Cette princesse [la soeur de Henry VII], qui était jeune et galante, eut beaucoup de peine à quitter la cour de France après la mort de son mari [Louis XII] ; mais Anne de Boulen, qui avait les mêmes inclinations que sa maîtresse, ne se put résoudre à en partir. Le feu roi [François I] en était amoureux, et elle demeura fille d'honneur de la reine Claude [femme de François I]. Cette reine mourut, et madame Marguerite soeur du roi [François I], duchesse d'Alençon, et depuis reine de Navarre, dont vous avez vu les contes [L'Heptaméron], la prit auprès d'elle, et elle [Anne de Boulen] prit auprès de cette princesse [Marguerite d'Alençon] les teintures de la religion nouvelle [le protestantisme].

Marguerite, soeur de François I, duchesse d'Alençon

(Source: http://gallica.bnf.fr/themes/Illustrations/NavarreReineDet.jpg)

Elle [Anne de Boulen] retourna ensuite en Angleterre et y charma tout le monde ; elle avait les manières de France qui plaisent à toutes les nations ; elle chantait bien, elle dansait admirablement ; on la mit fille de la reine Catherine d'Aragon [première femme de Henry VIII], et le roi Henri VIII en devint éperdument amoureux.

Catherine d'Aragon, première femme d'Henry VIII d'Angleterre, mère de Mary Tudor

(Source: http://www.tudor-portraits.com/Aragon_4.jpg)

     "Le cardinal de Wolsey, son favori et son premier ministre, avait prétendu au pontificat ;

Le cardinal de Wolsey

(Source: http://web.uvic.ca/shakespeare/Library/SLT/images/Wolsey.JPG)

et mal satisfait de l'Empereur [Charles Quint], qui ne l'avait pas soutenu dans cette prétention, il résolut de s'en venger, et d'unir le roi, son maître [Henry VIII], à la France. Il mit dans l'esprit de Henri VIII que son mariage avec la tante de l'Empereur était nul, et lui proposa d'épouser la duchesse d'Alençon, dont le mari venait de mourir. Anne de Boulen, qui avait de l'ambition, regarda ce divorce comme un chemin qui la pouvait conduire au trône. [N.B. Souvenez-vous de l'histoire de Mme d'Étampes, qui avait, elle aussi, de l'ambition II.28-38] Elle commença à donner au roi d'Angleterre [Henry VIII] des impressions de la religion de Luther, et engagea le feu roi [François I] à favoriser à Rome le divorce de Henri, sur l'espérance du mariage de madame d'Alençon. Le cardinal de Wolsey se fit députer en France sur d'autres prétextes, pour traiter cette affaire ; mais son maître [Henry VIII] ne put se résoudre à souffrir qu'on en fît seulement la proposition et il lui envoya un ordre à Calais, de ne point parler de ce mariage.

     "Au retour de France, le cardinal de Wolsey fut reçu avec des honneurs pareils à ceux que l'on rendait au roi même ; jamais favori n'a porté l'orgueil et la vanité à un si haut point. Il ménagea une entrevue entre les deux rois [Henry VIII et François I], qui se fit à Boulogne.

Boulogne-sur-mer et Calais marqués par les étoiles rouges

(Source: Mapquest)

François premier donna la main à Henri VIII, qui ne la voulait point recevoir. Ils se traitèrent tour à tour avec une magnificence extraordinaire, et se donnèrent des habits pareils à ceux qu'ils avaient fait faire pour eux-mêmes. Je me souviens d'avoir ouï dire que ceux que le feu roi [François I] envoya au roi d'Angleterre étaient de satin cramoisi, chamarré en triangle, avec des perles et des diamants, et la robe de velours blanc brodé d'or. Après avoir été quelques jours à Boulogne, ils allèrent encore à Calais. Anne de Boulen était logée chez Henri VIII avec le train d'une reine, et François premier lui fit les mêmes présents et lui rendit les mêmes honneurs que si elle l'eût été. Enfin, après une passion de neuf années, Henry l'épousa sans attendre la dissolution de son premier mariage, qu'il demandait à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations contre lui avec précipitation et Henri en fut tellement irrité, qu'il se déclara chef de la religion, et entraîna toute l'Angleterre dans le malheureux changement où vous la voyez.

     "Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de sa grandeur ; car lorsqu'elle la croyait plus assurée par la mort de Catherine d'Aragon, un jour qu'elle assistait avec toute la cour à des courses de bague que faisait le vicomte de Rochefort, son frère, le roi en fut frappé d'une telle jalousie, qu'il quitta brusquement le spectacle, s'en vint à Londres, et laissa ordre d'arrêter la reine, le vicomte de Rochefort et plusieurs autres, qu'il croyait amants ou confidents de cette princesse [Anne de Boulen]. Quoique cette jalousie parût née dans ce moment, il y avait déjà quelque temps qu'elle lui avait été inspirée par la vicomtesse de Rochefort, qui, ne pouvant souffrir la liaison étroite de son mari avec la reine, la fit regarder au roi comme une amitié criminelle ; en sorte que ce prince [Henry VIII], qui d'ailleurs était amoureux de Jeanne Seymour, ne songea qu'à se défaire d'Anne de Boulen. En moins de trois semaines, il fit faire le procès à cette reine [Anne de Boulen] et à son frère, leur fit couper la tête, et épousa Jeanne Seymour.

Jane Seymour, troisième femme d'Henry VIII

(Source: http://www.tudor-portraits.com/Jane_Seymour_2.jpg)

Il eut ensuite plusieurs femmes, qu'il répudia, ou qu'il fit mourir, et entre autres Catherine Howard, dont la comtesse de Rochefort était confidente, et qui eut la tête coupée avec elle.

Catherine Howard, cinquième femme d'Henry VIII

(Source: http://www.tudor-portraits.com/Catherine_Howard.jpg)

Elle fut ainsi punie des crimes qu'elle avait supposés à Anne de Boulen, et Henri VIII mourut étant devenu d'une grosseur prodigieuse."

[Fin de la troisième histoire inserrée: celle d'Henri VIII et d'Anne de Boulen]

 

30     Toutes les dames, qui étaient présentes au récit de madame la dauphine, la remercièrent de les avoir si bien instruites de la cour d'Angleterre, et entre autres madame de Clèves, qui ne put s'empêcher de lui faire encore plusieurs questions sur la reine Élisabeth.

     La reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour, pour les envoyer à la reine sa mère [Marie de Lorraine, reine d'Ecosse]. Le jour qu'on achevait celui de madame de Clèves, madame la dauphine vint passer l'après-dînée chez elle. Monsieur de Nemours ne manqua pas de s'y trouver ; il ne laissait échapper aucune occasion de voir madame de Clèves, sans laisser paraître néanmoins qu'il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là, qu'il en serait devenu amoureux quand il ne l'aurait pas été. Il n'osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu'on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le plaisir qu'il avait à la regarder.

     Madame la dauphine demanda à monsieur de Clèves un petit portrait qu'il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l'on achevait ; tout le monde dit son sentiment de l'un et de l'autre, et madame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui que l'on venait d'apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table.

     Il y avait longtemps que monsieur de Nemours souhaitait d'avoir le portrait de madame de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était à monsieur de Clèves, il ne put résister à l'envie de le dérober à un mari qu'il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu'un autre.

     Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à madame de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n'était qu'à demi fermé, monsieur de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait, et elle en fut si troublée, que madame la dauphine remarqua qu'elle ne l'écoutait pas, et lui demanda tout haut ce qu'elle regardait. Monsieur de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de madame de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu'il n'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire.

35     Madame de Clèves n'était pas peu embarrassée. La raison voulait qu'elle demandât son portrait ; mais en le demandant publiquement, c'était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince [Nemours] avait pour elle, et en le lui demandant en particulier, c'était quasi l'engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait faire, sans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. (cf. III.2) Monsieur de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause s'approcha d'elle, et lui dit tout bas :

     -- Si vous avez vu ce que j'ai osé faire, ayez la bonté, Madame, de me laisser croire que vous l'ignorez, je n'ose vous en demander davantage. Et il se retira après ces paroles, et n'attendit point sa réponse.

     Madame la dauphine sortit pour s'aller promener, suivie de toutes les dames, et monsieur de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d'avoir un portrait de madame de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable ; il aimait la plus aimable personne de la cour, il s'en faisait aimer malgré elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d'embarras que cause l'amour dans l'innocence de la première jeunesse.

     Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin ; comme on trouvait la boîte où il devait être, l'on ne soupçonna point qu'il eût été dérobé, et l'on crut qu'il était tombé par hasard. Monsieur de Clèves était affligé de cette perte, et, après qu'on eut encore cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d'une manière qui faisait voir qu'il ne le pensait pas, qu'elle avait sans doute quelque amant caché, à qui elle avait donné ce portrait, ou qui l'avait dérobé, et qu'un autre qu'un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boîte.

     Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans l'esprit de madame de Clèves. Elles lui donnèrent des remords ; elle fit réflexion à la violence de l'inclination qui l'entraînait vers monsieur de Nemours ; elle trouva qu'elle n'était plus maîtresse de ses paroles et de son visage ; elle pensa que Lignerolles était revenu ; qu'elle ne craignait plus l'affaire d'Angleterre ; qu'elle n'avait plus de soupçons sur madame la dauphine ; qu'enfin il n'y avait plus rien qui la pût défendre, et qu'il n'y avait de sûreté pour elle qu'en s'éloignant. Mais comme elle n'était pas maîtresse de s'éloigner, elle se trouvait dans une grande extrémité et prête à tomber dans ce qui lui paraissait le plus grand des malheurs, qui était de laisser voir à monsieur de Nemours l'inclination qu'elle avait pour lui. Elle se souvenait de tout ce que madame de Chartres lui avait dit en mourant, et des conseils qu'elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque difficiles qu'ils pussent être, plutôt que de s'embarquer dans une galanterie. [cf. 3.4] Ce que monsieur de Clèves lui avait dit sur la sincérité, en parlant de madame de Tournon, lui revint dans l'esprit [cf. 3.30]; il lui sembla qu'elle lui devait avouer l'inclination qu'elle avait pour monsieur de Nemours. Cette pensée l'occupa longtemps ; ensuite elle fut étonnée de l'avoir eue, elle y trouva de la folie, et retomba dans l'embarras de ne savoir quel parti prendre.

40     La paix était signée ; madame Élisabeth [fille d'Henri II], après beaucoup de répugnance, s'était résolue à obéir au roi son père. Le duc d'Albe avait été nommé pour venir l'épouser au nom du roi catholique [Philippe II d'Espagne], et il devait bientôt arriver. L'on attendait le duc de Savoie, qui venait épouser Madame [Marguerite], soeur du roi, et dont les noces se devaient faire en même temps. Le roi ne songeait qu'à rendre ces noces célèbres par des divertissements où il pût faire paraître l'adresse et la magnificence de sa cour. On proposa tout ce qui se pouvait faire de plus grand pour des ballets et des comédies, mais le roi trouva ces divertissements trop particuliers, et il en voulut d'un plus grand éclat. Il résolut de faire un tournoi, où les étrangers seraient reçus, et dont le peuple pourrait être spectateur. Tous les princes et les jeunes seigneurs entrèrent avec joie dans le dessein du roi, et surtout le duc de Ferrare, monsieur de Guise, et monsieur de Nemours, qui surpassaient tous les autres dans ces sortes d'exercices. Le roi les choisit pour être avec lui les quatre tenants du tournoi.

     L'on fit publier par tout le royaume, qu'en la ville de Paris le pas était ouvert au quinzième juin, par Sa Majesté Très Chrétienne, et par les princes Alphonse d'Este, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc de Guise, et Jacques de Savoie, duc de Nemours pour être tenu contre tous venants : à commencer le premier combat à cheval en lice, en double pièce, quatre coups de lance et un pour les dames ; le deuxième combat, à coups d'épée, un à un, ou deux à deux, à la volonté des maîtres du camp ; le troisième combat à pied, trois coups de pique et six coups d'épée ; que les tenants fourniraient de lances, d'épées et de piques, au choix des assaillants ; et que, si en courant on donnait au cheval, on serait mis hors des rangs ; qu'il y aurait quatre maîtres de camp pour donner les ordres, et que ceux des assaillants qui auraient le plus rompu et le mieux fait, auraient un prix dont la valeur serait à la discrétion des juges ; que tous les assaillants, tant français qu'étrangers, seraient tenus de venir toucher à l'un des écus qui seraient pendus au perron au bout de la lice, ou à plusieurs, selon leur choix ; que là ils trouveraient un officier d'armes, qui les recevrait pour les enrôler selon leur rang et selon les écus qu'ils auraient touchés ; que les assaillants seraient tenus de faire apporter par un gentilhomme leur écu, avec leurs armes, pour le pendre au perron trois jours avant le commencement du tournoi ; qu'autrement, ils n'y seraient point reçus sans le congé des tenants.

     On fit faire une grande lice proche de la Bastille, qui venait du château des Tournelles, qui traversait la rue Saint-Antoine, et qui allait se rendre aux écuries royales. Il y avait des deux côtés des échafauds et des amphithéâtres, avec des loges couvertes, qui formaient des espèces de galeries qui faisaient un très bel effet à la vue, et qui pouvaient contenir un nombre infini de personnes. Tous les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leur était nécessaire pour paraître avec éclat, et pour mêler dans leurs chiffres, ou dans leurs devises, quelque chose de galant qui eût rapport aux personnes qu'ils aimaient.

     Peu de jours avant l'arrivée du duc d'Albe, le roi fit une partie de paume avec monsieur de Nemours, le chevalier de Guise, et le vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, suivies de toutes les dames, et entre autres de madame de Clèves. Après que la partie fut finie, comme l'on sortait du jeu de paume, Châtelart s'approcha de la reine dauphine, et lui dit que le hasard lui venait de mettre entre les mains une lettre de galanterie qui était tombée de la poche de monsieur de Nemours. Cette reine, qui avait toujours de la curiosité pour ce qui regardait ce prince [Nemours], dit à Châtelart de la lui donner, elle la prit, et suivit la reine sa belle-mère, qui s'en allait avec le roi voir travailler à la lice. Après que l'on y eût été quelque temps, le roi fit amener des chevaux qu'il avait fait venir depuis peu. Quoiqu'ils ne fussent pas encore dressés, il les voulut monter, et en fit donner à tous ceux qui l'avaient suivi. Le roi et monsieur de Nemours se trouvèrent sur les plus fougueux ; ces chevaux se voulurent jeter l'un à l'autre. Monsieur de Nemours, par la crainte de blesser le roi, recula brusquement, et porta son cheval contre un pilier du manège, avec tant de violence, que la secousse le fit chanceler. On courut à lui, et on le crut considérablement blessé. Madame de Clèves le crut encore plus blessé que les autres. L'intérêt qu'elle y prenait lui donna une appréhension et un trouble qu'elle ne songea pas à cacher ; elle s'approcha de lui avec les reines, et avec un visage si changé, qu'un homme moins intéressé que le chevalier de Guise s'en fût aperçu : aussi le remarqua-t-il aisément, et il eut bien plus d'attention à l'état où était madame de Clèves qu'à celui où était monsieur de Nemours. Le coup que ce prince [Nemours] s'était donné lui causa un si grand éblouissement, qu'il demeura quelque temps la tête penchée sur ceux qui le soutenaient. Quand il la releva, il vit d'abord madame de Clèves ; il connut sur son visage la pitié qu'elle avait de lui, et il la regarda d'une sorte qui pût lui faire juger combien il en était touché. Il fit ensuite des remerciements aux reines de la bonté qu'elles lui témoignaient, et des excuses de l'état où il avait été devant elles. Le roi lui ordonna de s'aller reposer.

     Madame de Clèves, après s'être remise de la frayeur qu'elle avait eue, fit bientôt réflexion aux marques qu'elle en avait données. Le chevalier de Guise ne la laissa pas longtemps dans l'espérance que personne ne s'en serait aperçu ; il lui donna la main pour la conduire hors de la lice.

45     -- Je suis plus à plaindre que monsieur de Nemours. Madame, lui dit-il ; pardonnez-moi si je sors de ce profond respect que j'ai toujours eu pour vous, et si je vous fais paraître la vive douleur que je sens de ce que je viens de voir : c'est la première fois que j'ai été assez hardi pour vous parler, et ce sera aussi la dernière. La mort, ou du moins un éloignement éternel, m'ôteront d'un lieu où je ne puis plus vivre, puisque je viens de perdre la triste consolation de croire que tous ceux qui osent vous regarder sont aussi malheureux que moi.

     Madame de Clèves ne répondit que quelques paroles mal arrangées, comme si elle n'eût pas entendu ce que signifiaient celles du chevalier de Guise. Dans un autre temps elle aurait été offensée qu'il lui eût parlé des sentiments qu'il avait pour elle ; mais dans ce moment elle ne sentit que l'affliction de voir qu'il s'était aperçu de ceux qu'elle avait pour monsieur de Nemours. Le chevalier de Guise en fut si convaincu et si pénétré de douleur que, dès ce jour, il prit la résolution de ne penser jamais à être aimé de madame de Clèves. Mais pour quitter cette entreprise qui lui avait paru si difficile et si glorieuse, il en fallait quelque autre dont la grandeur pût l'occuper. Il se mit dans l'esprit de prendre Rhodes, dont il avait déjà eu quelque pensée ; et quand la mort l'ôta du monde dans la fleur de sa jeunesse, et dans le temps qu'il avait acquis la réputation d'un des plus grands princes de son siècle, le seul regret qu'il témoigna de quitter la vie fut de n'avoir pu exécuter une si belle résolution, dont il croyait le succès infaillible par tous les soins qu'il en avait pris.

     Madame de Clèves, en sortant de la lice, alla chez la reine, l'esprit bien occupé de ce qui s'était passé. Monsieur de Nemours y vint peu de temps après, habillé magnifiquement et comme un homme qui ne se sentait pas de l'accident qui lui était arrivé. Il paraissait même plus gai que de coutume ; et la joie de ce qu'il croyait avoir vu lui donnait un air qui augmentait encore son agrément. Tout le monde fut surpris lorsqu'il entra, et il n'y eut personne qui ne lui demandât de ses nouvelles, excepté madame de Clèves, qui demeura auprès de la cheminée sans faire semblant de le voir. Le roi sortit d'un cabinet où il était et, le voyant parmi les autres, il l'appela pour lui parler de son aventure. Monsieur de Nemours passa auprès de madame de Clèves et lui dit tout bas :

     -- J'ai reçu aujourd'hui des marques de votre pitié, Madame ; mais ce n'est pas de celles dont je suis le plus digne.

     Madame de Clèves s'était bien doutée que ce prince [Nemours] s'était aperçu de la sensibilité qu'elle avait eue pour lui, et ses paroles lui firent voir qu'elle ne s'était pas trompée. Ce lui était une grande douleur, de voir qu'elle n'était plus maîtresse de cacher ses sentiments, et de les avoir laissé paraître au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que monsieur de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n'était pas si entière, et elle était mêlée de quelque sorte de douceur. (cf. III.2, IV.35)

50     La reine dauphine, qui avait une extrême impatience de savoir ce qu'il y avait dans la lettre que Châtelart lui avait donnée, s'approcha de madame de Clèves :

     - Allez lire cette lettre, lui dit-elle ; elle s'adresse à monsieur de Nemours, et, selon les apparences, elle est de cette maîtresse pour qui il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvez lire présentement, gardez-la ; venez ce soir à mon coucher pour me la rendre, et pour me dire si vous en connaissez l'écriture.

     Madame la dauphine quitta madame de Clèves après ces paroles, et la laissa si étonnée et dans un si grand saisissement, qu'elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. L'impatience et le trouble où elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine ; elle s'en alla chez elle ; quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait accoutumé de se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main tremblante ; ses pensées étaient si confuses, qu'elle n'en avait aucune distincte, et elle se trouvait dans une sorte de douleur insupportable, qu'elle ne connaissait point, et qu'elle n'avait jamais sentie. Sitôt qu'elle fut dans son cabinet, elle ouvrit cette lettre, et la trouva telle :

     LETTRE

     "Je vous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changement qui vous paraît en moi soit un effet de ma légèreté ; je veux vous apprendre que votre infidélité en est la cause. Vous êtes bien surpris que je vous parle de votre infidélité ; vous me l'aviez cachée avec tant d'adresse, et j'ai pris tant de soin de vous cacher que je la savais, que vous avez raison d'être étonné qu'elle me soit connue. Je suis surprise moi-même, que j'aie pu ne vous en rien faire paraître. Jamais douleur n'a été pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente ; je ne vous cachais plus celle que j'avais pour vous, et dans le temps que je vous la laissais voir tout entière, j'appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre, et que, selon toutes les apparences, vous me sacrifiez à cette nouvelle maîtresse. Je le sus le jour de la course de bague ; c'est ce qui fit que je n'y allais point. Je feignis d'être malade pour cacher le désordre de mon esprit ; mais je le devins en effet, et mon corps ne put supporter une si violente agitation. Quand je commençai à me porter mieux, je feignis encore d'être fort mal, afin d'avoir un prétexte de ne vous point voir et de ne vous point écrire. Je voulus avoir du temps pour résoudre de quelle sorte j'en devais user avec vous ; je pris et je quittai vingt fois les mêmes résolutions ; mais enfin je vous trouvai indigne de voir ma douleur, et je résolus de ne vous la point faire paraître. Je voulus blesser votre orgueil, en vous faisant voir que ma passion s'affaiblissait d'elle-même. Je crus diminuer par là le prix du sacrifice que vous en faisiez ; je ne voulus pas que vous eussiez le plaisir de montrer combien je vous aimais pour en paraître plus aimable. Je résolus de vous écrire des lettres tièdes et languissantes, pour jeter dans l'esprit de celle à qui vous les donniez, que l'on cessait de vous aimer. Je ne voulus pas qu'elle eût le plaisir d'apprendre que je savais qu'elle triomphait de moi, ni augmenter son triomphe par mon désespoir et par mes reproches. Je pensais que je ne vous punirais pas assez en rompant avec vous, et que je ne vous donnerais qu'une légère douleur si je cessais de vous aimer lorsque vous ne m'aimiez plus. Je trouvai qu'il fallait que vous m'aimassiez pour sentir le mal de n'être point aimé, que j'éprouvais si cruellement. Je crus que si quelque chose pouvait rallumer les sentiments que vous aviez eus pour moi, c'était de vous faire voir que les miens étaient changés ; mais de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n'eusse pas eu la force de vous l'avouer. Je m'arrêtai à cette résolution ; mais qu'elle me fut difficile à prendre, et qu'en vous revoyant elle me parut impossible à exécuter ! Je fus prête cent fois à éclater par mes reproches et par mes pleurs ; l'état où j'étais encore par ma santé me servit à vous déguiser mon trouble et mon affliction. Je fus soutenue ensuite par le plaisir de dissimuler avec vous, comme vous dissimuliez avec moi ; néanmoins, je me faisais une si grande violence pour vous dire et pour vous écrire que je vous aimais, que vous vîtes plus tôt que je n'avais eu dessein de vous laisser voir, que mes sentiments étaient changés. Vous en fûtes blessé ; vous vous en plaignîtes. Je tâchais de vous rassurer ; mais c'était d'une manière si forcée, que vous en étiez encore mieux persuadé que je ne vous aimais plus. Enfin, je fis tout ce que j'avais eu intention de faire. La bizarrerie de votre coeur vous fit revenir vers moi, à mesure que vous voyiez que je m'éloignais de vous. J'ai joui de tout le plaisir que peut donner la vengeance ; il m'a paru que vous m'aimiez mieux que vous n'aviez jamais fait, et je vous ai fait voir que je ne vous aimais plus. J'ai eu lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui vous m'aviez quittée. J'ai eu aussi des raisons pour être persuadée que vous ne lui aviez jamais parlé de moi ; mais votre retour et votre discrétion n'ont pu réparer votre légèreté. Votre coeur a été partagé entre moi et une autre, vous m'avez trompée ; cela suffit pour m'ôter le plaisir d'être aimée de vous, comme je croyais mériter de l'être, et pour me laisser dans cette résolution que j'ai prise de ne vous voir jamais, et dont vous êtes si surpris.