La Princesse de Clèves: Lecture 6 (Mme de Clèves à Coulommiers; sa confession à son mari - et ses conséquences)

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     Après qu'on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monsieur de Clèves et monsieur de Nemours s'en allèrent. Madame de Clèves demeura seule, et sitôt qu'elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l'on aime, elle revint comme d'un songe ; elle regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l'état où elle était le soir, d'avec celui où elle se trouvait alors ; elle se remit devant les yeux l'aigreur et la froideur qu'elle avait fait paraître à monsieur de Nemours, tant qu'elle avait cru que la lettre de madame de Thémines s'adressait à lui (cf. V.29-41); quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu'il l'avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas (cf. V.43). Quand elle pensait qu'elle s'était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naître [à sa chute au tournoi, cf. IV.49] et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore que monsieur de Nemours voyait bien qu'elle connaissait son amour [quand il a vu qu'elle l'a vu voler son portrait; cf. IV.34-35], qu'il voyait bien aussi que malgré cette connaissance elle ne l'en traitait pas plus mal en présence même de son mari, qu'au contraire elle ne l'avait jamais regardé si favorablement, qu'elle était cause que monsieur de Clèves l'avait envoyé quérir [pour écrire la fausse lettre pour la Dauphine, cf. V.56], et qu'ils venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle trouvait qu'elle était d'intelligence avec monsieur de Nemours, qu'elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d'être trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d'estime aux yeux même de son amant. [Mais est-ce qu'elle a trompé M de Clèves?] Mais ce qu'elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le souvenir de l'état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que monsieur de Nemours aimait ailleurs et qu'elle était trompée. [après avoir lu la lettre de Mme de Thémines, cf. V.2]

     Elle avait ignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie ; elle n'avait pensé qu'à se défendre d'aimer monsieur de Nemours, et elle n'avait point encore commencé à craindre qu'il en aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avait donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d'être trompée, et de lui donner des impressions de défiance et de jalousie qu'elle n'avait jamais eues. Elle fut étonnée de n'avoir point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme monsieur de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion. [Ce sont les leçons qu'elle a apprises depuis son arrivée à la cour. La passion, même violente, ne dure pas, avec quelle exception?] "Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m'engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à monsieur de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l'amour ? [Elle se pose toutes les questions que ses expériences, directes et indirectes, lui ont fait connaître.] Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m'entraîne malgré moi. [Souvenez-vous de ce que son oncle, le Vidame de Chartres, a dit: "l'on n'est pas amoureux par sa volonté" (V.19). Est-ce vrai, ou une justification de faiblesse? Encore une fois, Mme de Clèves veut rester maîtresse de ses sentiments et de ses actions, et elle est désolée d'imaginer qu'elle ne l'est plus.] Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui, et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m'arracher de la présence de monsieur de Nemours ; il faut m'en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage ; et si monsieur de Clèves s'opiniâtre à l'empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre." Elle demeura dans cette résolution, et passa tout le soir chez elle, sans aller savoir de madame la dauphine ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame.

     Quand monsieur de Clèves fut revenu, elle lui dit qu'elle voulait aller à la campagne, qu'elle se trouvait mal et qu'elle avait besoin de prendre l'air. Monsieur de Clèves, à qui elle paraissait d'une beauté qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se moqua d'abord de la proposition de ce voyage, et lui répondit qu'elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s'allaient faire, et qu'elle n'avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même magnificence que les autres femmes. [M de Clèves est fier. Il veut que sa femme paraisse à la cour dans toute sa beauté, bien que cette beauté la rende encore plus désirable aux autres hommes.] Les raisons de son mari ne la firent pas changer de dessein ; elle le pria de trouver bon que pendant qu'il irait à Compiègne avec le roi, elle allât à Coulommiers, qui était une belle maison à une journée de Paris, qu'ils faisaient bâtir avec soin.

Compiègne et Coulommiers sont marqués par des étoiles rouges

(Source: Mapquest)

Monsieur de Clèves y consentit ; elle y alla dans le dessein de n'en pas revenir sitôt, et le roi partit pour Compiègne, où il ne devait être que peu de jours.

[Mme de Clèves à Coulommiers]

     Monsieur de Nemours avait eu bien de la douleur de n'avoir point revu madame de Clèves depuis cette après-dînée qu'il avait passée avec elle si agréablement [à écrire la fausse lettre dans son boudoir] et qui avait augmenté ses espérances. Il avait une impatience de la revoir qui ne lui donnait point de repos, de sorte que quand le roi revint à Paris, il résolut d'aller chez sa soeur, la duchesse de Mercoeur, qui était à la campagne assez près de Coulommiers. Il proposa au vidame d'y aller avec lui, qui accepta aisément cette proposition ; et monsieur de Nemours la fit dans l'espérance de voir madame de Clèves et d'aller chez elle avec le vidame.

5     Madame de Mercoeur les reçut avec beaucoup de joie, et ne pensa qu'à les divertir et à leur donner tous les plaisirs de la campagne. Comme ils étaient à la chasse à courir le cerf, monsieur de Nemours s'égara dans la forêt. En s'enquérant du chemin qu'il devait tenir pour s'en retourner, il sut qu'il était proche de Coulommiers. A ce mot de Coulommiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son dessein [C'est bizarre ; pourquoi n'y pense-t-il pas?], il alla à toute bride du côté qu'on le lui montrait. Il arriva dans la forêt, et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec soin, qu'il jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l'un était ouvert sur un jardin de fleurs, qui n'était séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu'il vît venir par cette allée du parc monsieur et madame de Clèves, accompagnés d'un grand nombre de domestiques. Comme il ne s'était pas attendu à trouver monsieur de Clèves, qu'il avait laissé auprès du roi, son premier mouvement le porta à se cacher : il entra dans le cabinet qui donnait sur le jardin de fleurs, dans la pensée d'en ressortir par une porte qui était ouverte sur la forêt ; mais voyant que madame de Clèves et son mari s'étaient assis sous le pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans le parc, et qu'ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans le lieu où étaient monsieur et madame de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité d'écouter la conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu'aucun de ses rivaux. [Pourquoi Nemours est-il jaloux de M de Clèves?]

     Il entendit que monsieur de Clèves disait à sa femme :

     -- Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m'étonne et qui m'afflige parce qu'il nous sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume, et je crains que vous n'ayez quelque sujet d'affliction.

     -- Je n'ai rien de fâcheux dans l'esprit, répondit-elle avec un air embarrassé ; mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours un si grand monde chez vous, qu'il est impossible que le corps et l'esprit ne se lassent, et que l'on ne cherche du repos.

     -- Le repos, répliqua-t-il, n'est guère propre pour une personne de votre âge. Vous êtes chez vous et dans la cour, d'une sorte à ne vous pas donner de lassitude, et je craindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d'être séparée de moi.

10     -- Vous me feriez une grande injustice d'avoir cette pensée, reprit-elle avec un embarras qui augmentait toujours ; mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j'en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous voulussiez bien n'y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais.

     -- Ah ! Madame ! s'écria monsieur de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire.

     Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger ; et après qu'elle se fût défendue d'une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d'un coup prenant la parole et le regardant :

     -- Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. [Encore une fois, Mme de Clèves veut rester maîtresse de sa conduite. Elle ne veut pas être l'esclave d'un autre, ou de ses propres passions.]

     -- Que me faites-vous envisager, Madame ! s'écria monsieur de Clèves. Je n'oserais vous le dire de peur de vous offenser.

15     Madame de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avait pensé :

     -- Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe pas.

     -- Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari, mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. [Mme de Clèves, elle aussi, est fière. Elle se voit maintenant comme supérieure à toute autre femme.] Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de faiblesse [Elle ne veut pas être prise pour faible, encore. Elle veut être maîtresse de ses actions et ses émotions, mais elle veut aussi être vue comme maîtresse], et je ne craindrais pas d'en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j'avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. [Encore une fois, Mme de Clèves a besoin d'une confidante pour l'aider. Elle ne peut pas naviguer la vie à la cour seule.] Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu [encore une fois, elle est fière de sa supériorite]; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.

     Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta les yeux sur elle qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant :

     -- Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis digne ; et pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue [Est-ce que Mme de Clèves est donc responsable de la passion violente de son mari?], vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre : elle dure encore ; je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois que vous craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu'a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre coeur ? Je m'étais consolé en quelque sorte de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était incapable de l'être. Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire. J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossible d'avoir celle d'un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini : vous m'estimez assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n'en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter.

20     -- Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.

     -- Ne craignez point, Madame, reprit monsieur de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la considération d'un mari n'empêche pas que l'on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont, et non pas s'en plaindre ; et encore une fois, Madame, je vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie de savoir.

     -- Vous m'en presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j'ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai fait n'a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher. [Encore une fois, Mme de Clèves se vante d'être forte et de ne pas être faible.]

     Monsieur de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation ; et ce que venait de dire madame de Clèves ne lui donnait guère moins de jalousie qu'à son mari. Il était si éperdument amoureux d'elle, qu'il croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il était véritable aussi qu'il avait plusieurs rivaux ; mais il s'en imaginait encore davantage, et son esprit s'égarait à chercher celui dont madame de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des fois qu'il ne lui était pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui parurent si légères dans ce moment, qu'il ne put s'imaginer qu'il eût donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était si transporté qu'il ne savait quasi ce qu'il voyait, et il ne pouvait pardonner à monsieur de Clèves de ne pas assez presser sa femme de lui dire ce nom qu'elle lui cachait. [Nemours, malgré son succès avec les femmes, souffre donc d'une insécurité?]

     Monsieur de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le savoir ; et, après qu'il l'en eut pressée inutilement :

25     -- Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma sincérité ; ne m'en demandez pas davantage, et ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de l'assurance que je vous donne encore, qu'aucune de mes actions n'a fait paraître mes sentiments, et que l'on ne m'a jamais rien dit dont j'aie pu m'offenser. [Mme de Clèves ment. Elle sait qu'elle a fait paraître ses sentiments pour M de Nemours lors de son accident, parce que le Chevalier de Guise [IV.45] et M de Nemours [IV.49] l'ont bien indiqué.]

     -- Ah ! Madame, reprit tout d'un coup monsieur de Clèves, je ne vous saurais croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, vous avez donné ce portrait qui m'était si cher et qui m'appartenait si légitimement. Vous n'avez pu cacher vos sentiments ; vous aimez, on le sait ; votre vertu vous a jusqu'ici garantie du reste.

     -- Est-il possible, s'écria cette princesse, que vous puissiez penser qu'il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu'aucune raison ne m'obligeait à vous faire ! Fiez-vous à mes paroles ; c'est par un assez grand prix que j'achète la confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n'ai point donné mon portrait : il est vrai que je le vis prendre (cf. IV.34]; mais je ne voulus pas faire paraître que je le voyais, de peur de m'exposer à me faire dire des choses que l'on ne m'a encore osé dire. cf. IV.35)

     -- Par où vous a-t-on donc fait voir qu'on vous aimait, reprit monsieur de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on données ?

     -- Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués, et qui ne m'ont que trop persuadée de ma faiblesse.

30     -- Vous avez raison, Madame, reprit-il ; je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses ; mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande.

     Dans ce moment plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés dans les allées, vinrent avertir monsieur de Clèves qu'un gentilhomme venait le chercher de la part du roi, pour lui ordonner de se trouver le soir à Paris.

     Monsieur de Clèves fut contraint de s'en aller, et il ne put rien dire à sa femme, sinon qu'il la suppliait de venir le lendemain, et qu'il la conjurait de croire que quoi qu'il fût affligé, il avait pour elle une tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite.

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     Lorsque ce prince fut parti, que madame de Clèves demeura seule, qu'elle regarda ce qu'elle venait de faire, elle en fut si épouvantée, qu'à peine put-elle s'imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu'elle s'était ôté elle-même le coeur et l'estime de son mari, et qu'elle s'était creusé un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouvait qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein. [Elle se ment. Cf. VI.2] La singularité d'un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d'exemple, lui en faisait voir tout le péril. [Encore une fois, elle se pique de sa singularité.]

     Mais quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent qu'il fût, était le seul qui la pouvait défendre contre monsieur de Nemours, elle trouvait qu'elle ne devait point se repentir, et qu'elle n'avait point trop hasardé. Elle passa toute la nuit, pleine d'incertitude, de trouble et de crainte, mais enfin le calme revint dans son esprit. Elle trouva même de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritait si bien, qui avait tant d'estime et tant d'amitié pour elle, et qui venait de lui en donner encore des marques par la manière dont il avait reçu ce qu'elle lui avait avoué.

35     Cependant monsieur de Nemours était sorti du lieu où il avait entendu une conversation qui le touchait si sensiblement, et s'était enfoncé dans la forêt. Ce qu'avait dit madame de Clèves de son portrait lui avait redonné la vie, en lui faisant connaître que c'était lui qu'elle ne haïssait pas. [Il n'est plus insécure. Cf. VI.23] Il s'abandonna d'abord à cette joie ; mais elle ne fut pas longue, quand il fit réflexion que la même chose qui lui venait d'apprendre qu'il avait touché le coeur de madame de Clèves le devait persuader aussi qu'il n'en recevrait jamais nulle marque, et qu'il était impossible d'engager une personne qui avait recours à un remède si extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de l'avoir réduite à cette extrémité. [M de Nemours est, lui-aussi, orgueilleux. Il est bien content d'avoir réduite Mme de Clèves à souffrir.] Il trouva de la gloire à s'être fait aimer d'une femme si différente de toutes celles de son sexe ; enfin, il se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le surprit dans la forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez madame de Mercoeur. Il y arriva à la pointe du jour. Il fut assez embarrassé de rendre compte de ce qui l'avait retenu ; il s'en démêla le mieux qu'il lui fut possible, et revint ce jour même à Paris avec le vidame.

     Ce prince [Nemours] était si rempli de sa passion, et si surpris de ce qu'il avait entendu, qu'il tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de parler en termes généraux de ses sentiments particuliers, et de conter ses propres aventures sous des noms empruntés. En revenant il tourna la conversation sur l'amour, il exagéra le plaisir d'être amoureux d'une personne digne d'être aimée. Il parla des effets bizarres de cette passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-même l'étonnement que lui donnait l'action de madame de Clèves, il la conta au vidame, sans lui nommer la personne, et sans lui dire qu'il y eût aucune part [qui d'autre avait l'imprudence de raconter ses affaires amoureuses à ses amis?]; mais il la conta avec tant de chaleur et avec tant d'admiration que le vidame soupçonna aisément que cette histoire regardait ce prince [Nemours]. Il le pressa extrêmement de le lui avouer. Il lui dit qu'il connaissait depuis longtemps qu'il avait quelque passion violente, et qu'il y avait de l'injustice de se défier d'un homme qui lui avait confié le secret de sa vie [ses affaires avec Mme de Thémines et la Reine; V.6-19]. Monsieur de Nemours était trop amoureux pour avouer son amour ; il l'avait toujours caché au vidame, quoique ce fût l'homme de la cour qu'il aimât le mieux. [Souvenez-vous de Sancerre, qui n'a raconté son amour pour Mme de Tournon ni à M de Clèves, ni à Estouteville; III.19-43] Il lui répondit qu'un de ses amis lui avait conté cette aventure et lui avait fait promettre de n'en point parler, et qu'il le conjurait aussi de garder ce secret. Le vidame l'assura qu'il n'en parlerait point [Souvenez-vous : c'est l'homme qui voulait lire la lettre de Mme de Thémines à tous ses amis V.3]; néanmoins monsieur de Nemours se repentit de lui en avoir tant appris.

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     Cependant, monsieur de Clèves était allé trouver le roi, le coeur pénétré d'une douleur mortelle. Jamais mari n'avait eu une passion si violente pour sa femme, et ne l'avait tant estimée. Ce qu'il venait d'apprendre ne lui ôtait pas l'estime ; mais elle lui en donnait d'une espèce différente de celle qu'il avait eue jusqu'alors. Ce qui l'occupait le plus était l'envie de deviner celui qui avait su lui plaire. Monsieur de Nemours lui vint d'abord dans l'esprit, comme ce qu'il y avait de plus aimable à la cour, et le chevalier de Guise et le maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avaient pensé à lui plaire et qui lui rendaient encore beaucoup de soins ; de sorte qu'il s'arrêta à croire qu'il fallait que ce fût l'un des trois. Il arriva au Louvre, et le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu'il l'avait choisi pour conduire Madame [sa fille, Elisabeth] en Espagne ; qu'il avait cru que personne ne s'acquitterait mieux que lui de cette commission, et que personne aussi ne ferait tant d'honneur à la France que madame de Clèves. Monsieur de Clèves reçut l'honneur de ce choix comme il le devait, et le regarda même comme une chose qui éloignerait sa femme de la cour, sans qu'il parût de changement dans sa conduite. Néanmoins le temps de ce départ était encore trop éloigné pour être un remède à l'embarras où il se trouvait. Il écrivit à l'heure même à madame de Clèves, pour lui apprendre ce que le roi venait de lui dire, et lui manda encore qu'il voulait absolument qu'elle revînt à Paris. Elle y revint comme il l'ordonnait, et lorsqu'ils se virent, ils se trouvèrent tous deux dans une tristesse extraordinaire.

[De retour à Paris]

     Monsieur de Clèves lui parla comme le plus honnête homme du monde, et le plus digne de ce qu'elle avait fait.

     -- Je n'ai nulle inquiétude de votre conduite, lui dit-il ; vous avez plus de force et plus de vertu que vous ne pensez. Ce n'est point aussi la crainte de l'avenir qui m'afflige. Je ne suis affligé que de vous voir pour un autre des sentiments que je n'ai pu vous donner. [C'est donc l'orgueil de M de Clèves qui est blessé.]

40     -- Je ne sais que vous répondre, lui dit-elle ; je meurs de honte en vous en parlant. Épargnez-moi, je vous en conjure, de si cruelles conversations ; réglez ma conduite ; faites que je ne voie personne. C'est tout ce que je vous demande. Mais trouvez bon que je ne vous parle plus d'une chose qui me fait paraître si peu digne de vous, et que je trouve si indigne de moi.

     -- Vous avez raison, Madame, répliqua-t-il ; j'abuse de votre douceur et de votre confiance. Mais aussi ayez quelque compassion de l'état où vous m'avez mis, et songez que, quoi que vous m'ayez dit, vous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec laquelle je ne saurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la satisfaire ; mais je ne puis m'empêcher de vous dire que je crois que celui que je dois envier est le maréchal de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guise

     -- Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous donnerai aucun lieu, par mes réponses, de diminuer ni de fortifier vos soupçons. Mais si vous essayez de les éclaircir en m'observant, vous me donnerez un embarras qui paraîtra aux yeux de tout le monde. Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque maladie, je ne voie personne.

     -- Non, Madame, répliqua-t-il, on démêlerait bientôt que ce serait une chose supposée ; et de plus, je ne me veux fier qu'à vous-même : c'est le chemin que mon coeur me conseille de prendre, et la raison me conseille aussi. De l'humeur dont vous êtes, en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en prescrire.

     Monsieur de Clèves ne se trompait pas : la confiance qu'il témoignait à sa femme la fortifiait davantage contre monsieur de Nemours, et lui faisait prendre des résolutions plus austères qu'aucune contrainte n'aurait pu faire. Elle alla donc au Louvre et chez la reine dauphine à son ordinaire ; mais elle évitait la présence et les yeux de monsieur de Nemours avec tant de soin, qu'elle lui ôta quasi toute la joie qu'il avait de se croire aimé d'elle. Il ne voyait rien dans ses actions qui ne lui persuadât le contraire. Il ne savait quasi si ce qu'il avait entendu [dans le parc à Coulommiers] n'était point un songe, tant il y trouvait peu de vraisemblance. La seule chose qui l'assurait qu'il ne s'était pas trompé était l'extrême tristesse de madame de Clèves, quelque effort qu'elle fît pour la cacher : peut-être que des regards et des paroles obligeantes n'eussent pas tant augmenté l'amour de monsieur de Nemours que faisait cette conduite austère.

45     Un soir que monsieur et madame de Clèves étaient chez la reine, quelqu'un dit que le bruit courait que le roi mènerait encore un grand seigneur de la cour, pour aller conduire Madame en Espagne. Monsieur de Clèves avait les yeux sur sa femme dans le temps que l'on ajouta que ce serait peut-être le chevalier de Guise ou le maréchal de Saint-André. Il remarqua qu'elle n'avait point été émue de ces deux noms, ni de la proposition qu'ils fissent ce voyage avec elle. Cela lui fit croire que pas un des deux n'était celui dont elle craignait la présence et voulant s'éclaircir de ses soupçons, il entra dans le cabinet de la reine, où était le roi. Après y avoir demeuré quelque temps, il revint auprès de sa femme, et lui dit tout bas qu'il venait d'apprendre que ce serait monsieur de Nemours qui irait avec eux en Espagne. [M de Clèves ment à sa femme pour apprendre ce qu'elle refusait de lui dire, bien qu'il lui ait juré qu'il n'abuserait pas de sa confession à lui VI.19]

     Le nom de monsieur de Nemours et la pensée d'être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyage en présence de son mari, donna un tel trouble à madame de Clèves, qu'elle ne le put cacher ; et voulant y donner d'autres raisons :

     -- C'est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que celui de ce prince. [Nemours] Il partagera tous les honneurs, et il me semble que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre.

     -- Ce n'est pas la gloire, Madame, reprit monsieur de Clèves, qui vous fait appréhender que monsieur de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez vient d'une autre cause. Ce chagrin m'apprend ce que j'aurais appris d'une autre femme, par la joie qu'elle en aurait eue. Mais ne craignez point ; ce que je viens de vous dire n'est pas véritable, et je l'ai inventé pour m'assurer d'une chose que je ne croyais déjà que trop.

     Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa présence l'extrême embarras où il voyait sa femme.

50     Monsieur de Nemours entra dans cet instant et remarqua d'abord l'état où était madame de Clèves. Il s'approcha d'elle, et lui dit tout bas qu'il n'osait par respect lui demander ce qui la rendait plus rêveuse que de coutume. La voix de monsieur de Nemours la fit revenir, et le regardant sans avoir entendu ce qu'il venait de lui dire, pleine de ses propres pensées et de la crainte que son mari ne le vît auprès d'elle :

     -- Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos.

     -- Hélas ! Madame, répondit-il, je ne vous y laisse que trop ; de quoi pouvez-vous vous plaindre ? Je n'ose vous parler, je n'ose même vous regarder : je ne vous approche qu'en tremblant. Par où me suis-je attiré ce que vous venez de me dire, et pourquoi me faites-vous paraître que j'ai quelque part au chagrin où je vous vois? [Nemours ose dire qu'il n'a aucun part dans le chagrin dont elle souffre.]

     Madame de Clèves fut bien fâchée d'avoir donné lieu à monsieur de Nemours de s'expliquer plus clairement qu'il n'avait fait en toute sa vie. Elle le quitta, sans lui répondre, et s'en revint chez elle, l'esprit plus agité qu'elle ne l'avait jamais eu. Son mari s'aperçut aisément de l'augmentation de son embarras. Il vit qu'elle craignait qu'il ne lui parlât de ce qui s'était passé. Il la suivit dans un cabinet où elle était entrée.

     -- Ne m'évitez point, Madame, lui dit-il, je ne vous dirai rien qui puisse vous déplaire ; je vous demande pardon de la surprise que je vous ai faite tantôt. J'en suis assez puni, par ce que j'ai appris. Monsieur de Nemours était de tous les hommes celui que je craignais le plus. Je vois le péril où vous êtes ; ayez du pouvoir sur vous pour l'amour de vous-même, et s'il est possible, pour l'amour de moi. Je ne vous le demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites tout le bonheur, et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente que celui que votre coeur lui préfère.

55     Monsieur de Clèves s'attendrit en prononçant ces dernières paroles, et eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée et fondant en larmes elle l'embrassa avec une tendresse et une douleur qui le mirent dans un état peu différent du sien. Ils demeurèrent quelque temps sans se rien dire, et se séparèrent sans avoir la force de se parler.

[Les mariages royaux]

     Les préparatifs pour le mariage de Madame [fille d'Henri II] étaient achevés. Le duc d'Albe arriva pour l'épouser [de la part de Philippe II, roi d'Espagne].

Le duc d'Albe 1507-82

Source: isd.canberra.edu.au/special/art/details/mor.html

Il fut reçu avec toute la magnificence et toutes les cérémonies qui se pouvaient faire dans une pareille occasion. Le roi envoya au-devant de lui le prince de Condé, les cardinaux de Lorraine et de Guise [des frères], les ducs de Lorraine [un cousin des cardinaux], de Ferrare, d'Aumale [un frère des cardinaux], de Bouillon [petit fils de Diane de Poitiers], de Guise et de Nemours. Ils avaient plusieurs gentilshommes, et grand nombre de pages vêtus de leurs livrées. Le roi attendit lui-même le duc d'Albe à la première porte du Louvre, avec les deux cents gentilshommes servants, et le connétable à leur tête. Lorsque ce duc [d'Albe] fut proche du roi, il voulut lui embrasser les genoux ; mais le roi l'en empêcha et le fit marcher à son côté jusque chez la reine et chez Madame [Elisabeth], à qui le duc d'Albe apporta un présent magnifique de la part de son maître [Philippe II, roi d'Espagne]. Il alla ensuite chez madame Marguerite soeur du roi, lui faire les compliments de monsieur de Savoie, et l'assurer qu'il arriverait dans peu de jours. L'on fit de grandes assemblées au Louvre, pour faire voir au duc d'Albe, et au prince d'Orange qui l'avait accompagné, les beautés de la cour.

     Madame de Clèves n'osa se dispenser de s'y trouver, quelque envie qu'elle en eût, par la crainte de déplaire à son mari qui lui commanda absolument d'y aller. Ce qui l'y déterminait encore davantage était l'absence de monsieur de Nemours. Il était allé au-devant de monsieur de Savoie et après que ce prince [Savoie] fut arrivé, il fut obligé de se tenir presque toujours auprès de lui, pour lui aider à toutes les choses qui regardaient les cérémonies de ses noces. Cela fit que madame de Clèves ne rencontra pas ce prince [Nemours] aussi souvent qu'elle avait accoutumé, et elle s'en trouvait dans quelque sorte de repos.

     Le vidame de Chartres n'avait pas oublié la conversation qu'il avait eue avec monsieur de Nemours [à propos de la femme qui a confessé son amour pour un autre à son mari VI.36]. Il lui était demeuré dans l'esprit que l'aventure que ce prince [Nemours] lui avait contée était la sienne propre, et il l'observait avec tant de soin, que peut-être aurait-il démêlé la vérité, sans que l'arrivée du duc d'Albe et celle de monsieur de Savoie firent un changement et une occupation dans la cour, qui l'empêcha de voir ce qui aurait pu l'éclairer. L'envie de s'éclaircir, ou plutôt la disposition naturelle que l'on a de conter tout ce que l'on sait à ce que l'on aime, fit qu'il redit à madame de Martigues l'action extraordinaire de cette personne, qui avait avoué à son mari la passion qu'elle avait pour un autre. [Souvenez-vous : le Vidame avait promis à Nemours qu'il n'en parlerait pas VI.36, comme Sancerre avait promis à M de Clèves qu'il ne répéterait pas l'histoire de Mme de Valentinois et le Roi III.23-25] Il l'assura que monsieur de Nemours était celui qui avait inspiré cette violente passion, et il la conjura de lui aider à observer ce prince. [Nemours] Madame de Martigues fut bien aise d'apprendre ce que lui dit le vidame ; et la curiosité qu'elle avait toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardait monsieur de Nemours lui donnait encore plus d'envie de pénétrer cette aventure.

     Peu de jours avant celui que l'on avait choisi pour la cérémonie du mariage, la reine dauphine donnait à souper au roi son beau-père et à la duchesse de Valentinois. Madame de Clèves, qui était occupée à s'habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant, elle trouva un gentilhomme qui la venait quérir de la part de madame la dauphine. Comme elle entrait dans la chambre, cette princesse [la Reine dauphine] lui cria, de dessus son lit où elle était, qu'elle l'attendait avec une grande impatience.

[Chez la Reine dauphine]

60     -- Je crois, Madame, lui répondit-elle, que je ne dois pas vous remercier de cette impatience, et qu'elle est sans doute causée par quelque autre chose que par l'envie de me voir.

     -- Vous avez raison, répliqua la reine dauphine ; mais néanmoins vous devez m'en être obligée ; car je veux vous apprendre une aventure que je suis assurée que vous serez bien aise de savoir.

     Madame de Clèves se mit à genoux devant son lit, et par bonheur pour elle, elle n'avait pas le jour au visage.

     -- Vous savez, lui dit cette reine, l'envie que nous avions de deviner ce qui causait le changement qui paraît au duc de Nemours (cf. III.46-59): je crois le savoir, et c'est une chose qui vous surprendra. Il est éperdument amoureux et fort aimé d'une des plus belles personnes de la cour.

     Ces paroles, que madame de Clèves ne pouvait s'attribuer, puisqu'elle ne croyait pas que personne sût qu'elle aimait ce prince [Nemours], lui causèrent une douleur qu'il est aisé de s'imaginer.

65     -- Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive surprendre d'un homme de l'âge de monsieur de Nemours et fait comme il est.

     - Ce n'est pas aussi, reprit madame la dauphine, ce qui vous doit étonner ; mais c'est de savoir que cette femme qui aime monsieur de Nemours ne lui en a jamais donné aucune marque, et que la peur qu'elle a eue de n'être pas toujours maîtresse de sa passion a fait qu'elle l'a avouée à son mari, afin qu'il l'ôtât de la cour. Et c'est monsieur de Nemours lui-même qui a conté ce que je vous dis.

     Si madame de Clèves avait eu d'abord de la douleur par la pensée qu'elle n'avait aucune part à cette aventure, les dernières paroles de madame la dauphine lui donnèrent du désespoir, par la certitude de n'y en avoir que trop. Elle ne put répondre, et demeura la tête penchée sur le lit pendant que la reine continuait de parler, si occupée de ce qu'elle disait qu'elle ne prenait pas garde à cet embarras. Lorsque madame de Clèves fut un peu remise :

     -- Cette histoire ne me paraît guère vraisemblable, Madame, répondit-elle, et je voudrais bien savoir qui vous l'a contée.

     -- C'est madame de Martigues, répliqua madame la dauphine, qui l'a apprise du vidame de Chartres. Vous savez qu'il en est amoureux ; il la lui a confiée comme un secret, et il la sait du duc de Nemours lui-même [cf. 6.36]. Il est vrai que le duc de Nemours ne lui a pas dit le nom de la dame, et ne lui a pas même avoué que ce fût lui qui en fût aimé ; mais le vidame de Chartres n'en doute point.

70     Comme la reine dauphine achevait ces paroles, quelqu'un s'approcha du lit. Madame de Clèves était tournée d'une sorte qui l'empêchait de voir qui c'était ; mais elle n'en douta pas, lorsque madame la dauphine se récria avec un air de gaieté et de surprise.

     -- Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qui en est.

     Madame de Clèves connut bien que c'était le duc de Nemours, comme ce l'était en effet. Sans se tourner de son côté, elle s'avança avec précipitation vers madame la dauphine, et lui dit tout bas qu'il fallait bien se garder de lui parler de cette aventure ; qu'il l'avait confiée au vidame de Chartres ; et que ce serait une chose capable de les brouiller. Madame la dauphine lui répondit, en riant, qu'elle était trop prudente, et se retourna vers monsieur de Nemours. Il était paré pour l'assemblée du soir, et, prenant la parole avec cette grâce qui lui était si naturelle :

     -- Je crois, Madame, lui dit-il, que je puis penser sans témérité, que vous parliez de moi quand je suis entré, que vous aviez dessein de me demander quelque chose, et que madame de Clèves s'y oppose.

     -- Il est vrai, répondit madame la dauphine ; mais je n'aurai pas pour elle la complaisance que j'ai accoutumé d'avoir. Je veux savoir de vous si une histoire que l'on m'a contée est véritable, et si vous n'êtes pas celui qui êtes amoureux, et aimé d'une femme de la cour, qui vous cache sa passion avec soin et qui l'a avouée à son mari.

75     Le trouble et l'embarras de madame de Clèves étaient au-delà de tout ce que l'on peut s'imaginer, et si la mort se fût présentée pour la tirer de cet état, elle l'aurait trouvée agréable. Mais monsieur de Nemours était encore plus embarrassé, s'il est possible. Le discours de madame la dauphine, dont il avait eu lieu de croire qu'il n'était pas haï, en présence de madame de Clèves, qui était la personne de la cour en qui elle avait le plus de confiance, et qui en avait aussi le plus en elle, lui donnait une si grande confusion de pensées bizarres, qu'il lui fut impossible d'être maître de son visage. L'embarras où il voyait madame de Clèves par sa faute, et la pensée du juste sujet qu'il lui donnait de le haïr, lui causa un saisissement qui ne lui permit pas de répondre. Madame la dauphine voyant à quel point il était interdit :

     -- Regardez-le, regardez-le, dit-elle à madame de Clèves, et jugez si cette aventure n'est pas la sienne.

     Cependant monsieur de Nemours revenant de son premier trouble, et voyant l'importance de sortir d'un pas si dangereux, se rendit maître tout d'un coup de son esprit et de son visage.

     -- J'avoue, Madame, dit-il, que l'on ne peut être plus surpris et plus affligé que je le suis de l'infidélité que m'a faite le vidame de Chartres, en racontant l'aventure d'un de mes amis que je lui avais confiée. Je pourrais m'en venger, continua-t-il en souriant avec un air tranquille, qui ôta quasi à madame la dauphine les soupçons qu'elle venait d'avoir. Il m'a confié des choses qui ne sont pas d'une médiocre importance ; mais je ne sais, Madame, poursuivit-il, pourquoi vous me faites l'honneur de me mêler à cette aventure. Le vidame ne peut pas dire qu'elle me regarde, puisque je lui ai dit le contraire. La qualité d'un homme amoureux me peut convenir ; mais pour celle d'un homme aimé, je ne crois pas, Madame, que vous puissiez me la donner.

     Ce prince [Nemours] fut bien aise de dire quelque chose à madame la dauphine, qui eût du rapport à ce qu'il lui avait fait paraître en d'autres temps, afin de lui détourner l'esprit des pensées qu'elle avait pu avoir. Elle crut bien aussi entendre ce qu'il disait ; mais sans y répondre, elle continua à lui faire la guerre de son embarras

80     -- J'ai été troublé, Madame, lui répondit-il, pour l'intérêt de mon ami, et par les justes reproches qu'il me pourrait faire d'avoir redit une chose qui lui est plus chère que la vie. Il ne me l'a néanmoins confiée qu'à demi, et il ne m'a pas nommé la personne qu'il aime. Je sais seulement qu'il est l'homme du monde le plus amoureux et le plus à plaindre.

     -- Le trouvez-vous si à plaindre, répliqua madame la dauphine, puisqu'il est aimé ?

     -- Croyez-vous qu'il le soit, Madame, reprit-il, et qu'une personne, qui aurait une véritable passion, pût la découvrir à son mari ? Cette personne ne connaît pas sans doute l'amour, et elle a pris pour lui une légère reconnaissance de l'attachement que l'on a pour elle. Mon ami ne se peut flatter d'aucune espérance ; mais, tout malheureux qu'il est, il se trouve heureux d'avoir du moins donné la peur de l'aimer, et il ne changerait pas son état contre celui du plus heureux amant du monde.

     -- Votre ami a une passion bien aisée à satisfaire, dit madame la dauphine, et je commence à croire que ce n'est pas de vous dont vous parlez. Il ne s'en faut guère, continua-t-elle, que je ne sois de l'avis de madame de Clèves, qui soutient que cette aventure ne peut être véritable.

Voyez cette scène sur Youtube ou KSUtube

     -- Je ne crois pas en effet qu'elle le puisse être, reprit madame de Clèves qui n'avait point encore parlé ; et quand il serait possible qu'elle le fût, par où l'aurait-on pu savoir? Il n'y a pas d'apparence qu'une femme, capable d'une chose si extraordinaire, eût la faiblesse de la raconter [pour Mme de Cleves, c'est toujours une question d'avoir la force d'être maîtresse de ses actions et sentiments]; apparemment son mari ne l'aurait pas racontée non plus, ou ce serait un mari bien indigne du procédé que l'on aurait eu avec lui. [Évidemment, elle doit soupçonner son mari d'avoir raconté la scène à Coulommiers, puisqu'ils étaient, semblait-il, seuls.]

85     Monsieur de Nemours, qui vit les soupçons de madame de Clèves sur son mari, fut bien aise de les lui confirmer. Il savait que c'était le plus redoutable rival qu'il eût à détruire.

     -- La jalousie, répondit-il, et la curiosité d'en savoir peut-être davantage que l'on ne lui en a dit peuvent faire faire bien des imprudences à un mari. [Souvenez-vous des mots de M de Clèves à propos des hommes : "je connais trop le monde pour ignorer que la considération d'un mari n'empêche pas que l'on ne soit amoureux de sa femme" (VI.21) Nemours est un ami intime de M de Clèves, mais il cherche maintenant à le détruire]

     Madame de Clèves était à la dernière épreuve de sa force et de son courage, et ne pouvant plus soutenir la conversation, elle allait dire qu'elle se trouvait mal, lorsque, par bonheur pour elle, la duchesse de Valentinois entra, qui dit à madame la dauphine que le roi allait arriver. Cette reine passa dans son cabinet pour s'habiller. Monsieur de Nemours s'approcha de madame de Clèves, comme elle la voulait suivre.

     -- Je donnerais ma vie, Madame, lui dit-il, pour vous parler un moment ; mais de tout ce que j'aurais d'important à vous dire, rien ne me le paraît davantage que de vous supplier de croire que si j'ai dit quelque chose où madame la dauphine puisse prendre part, je l'ai fait par des raisons qui ne la regardent pas.

     Madame de Clèves ne fit pas semblant d'entendre monsieur de Nemours ; elle le quitta sans le regarder et se mit à suivre le roi qui venait d'entrer. Comme il y avait beaucoup de monde, elle s'embarrassa dans sa robe, et fit un faux pas : elle se servit de ce prétexte pour sortir d'un lieu où elle n'avait pas la force de demeurer, et, feignant de ne se pouvoir soutenir, elle s'en alla chez elle.