La Princesse de Clèves: Lecture 8

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[à Coulommiers]

     Elle s'en alla à Coulommiers ; et en y allant, elle eut soin d'y faire porter de grands tableaux qu'elle avait fait copier sur des originaux qu'avait fait faire madame deValentinois pour sa belle maison d'Anet.

Anet, un des châteaux de Diane de Poitiers

(Source: http://www.eure-et-loir.org/tourisme/visite/Drouais/images/anet.jpg)

Toutes les actions remarquables qui s'étaient passées du règne du roi étaient dans ces tableaux. Il y avait entre autres le siège de Metz [cf. 1.7], et tous ceux qui s'y étaient distingués étaient peints fort ressemblants. Monsieur de Nemours était de ce nombre, et c'était peut-être ce qui avait donné envie à madame de Clèves d'avoir ces tableaux. [Pourquoi "peut-être"? Pourquoi ne narrateur ne sait-il/elle pas?]

     Madame de Martigues, qui n'avait pu partir avec la cour, lui promit d'aller passer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reine [Marie Stuart] qu'elles partageaient ne leur avait point donné d'envie ni d'éloignement l'une de l'autre ; elles étaient amies, sans néanmoins se confier leurs sentiments. [Comme Sancerre, qui n'osait pas se confier à ses amis intimes d'Estouteville (cf. III.39) et Clèves (cf. III.19), ces femmes n'osent pas se confier même à leurs amies intimes.] Madame de Clèves savait que madame de Martigues aimait le vidame ; mais madame de Martigues ne savait pas que madame de Clèves aimât monsieur de Nemours, ni qu'elle en fût aimée. La qualité de nièce du vidame rendait madame de Clèves plus chère à madame de Martigues ; et madame de Clèves l'aimait aussi comme une personne qui avait une passion aussi bien qu'elle, et qui l'avait pour l'ami intime de son amant.

     Madame de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l'avait promis à madame de Clèves ; elle la trouva dans une vie fort solitaire. Cette princesse avait même cherché le moyen d'être dans une solitude entière, et de passer les soirs dans les jardins, sans être accompagnée de ses domestiques. Elle venait dans ce pavillon où monsieur de Nemours l'avait écoutée [cf. VI.6-30]; elle entrait dans le cabinet qui était ouvert sur le jardin. Ses femmes et ses domestiques demeuraient dans l'autre cabinet, ou sous le pavillon, et ne venaient point à elle qu'elle ne les appelât. Madame de Martigues n'avait jamais vu Coulommiers ; elle fut surprise de toutes les beautés qu'elle y trouva et surtout de l'agrément de ce pavillon. Madame de Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laissait pas finir la conversation entre deux jeunes personnes, qui avaient des passions violentes dans le coeur ; et quoiqu'elles ne s'en fissent point de confidence, elles trouvaient un grand plaisir à se parler. Madame de Martigues aurait eu de la peine à quitter Coulommiers, si, en le quittant, elle n'eût dû aller dans un lieu où était le vidame. Elle partit pour aller à Chambord, où la cour était alors.

Chambord est peut-être le château le plus spectaculaire érigé par François I

(Source: http://www.xs4all.nl/~jvddoel/loire/chambord.jpg)

[à Chambord]

     Le sacre avait été fait à Reims [cf. VII.34] par le cardinal de Lorraine, et l'on devait passer le reste de l'été dans le château de Chambord, qui était nouvellement bâti. La reine [Marie Stuart] témoigna une grande joie de revoir madame de Martigues ; et après lui en avoir donné plusieurs marques, elle lui demanda des nouvelles de madame de Clèves, et de ce qu'elle faisait à la campagne. Monsieur de Nemours et monsieur de Clèves étaient alors chez cette reine. Madame de Martigues, qui avait trouvé Coulommiers admirable, en conta toutes les beautés, et elle s'étendit extrêmement sur la description de ce pavillon de la forêt et sur le plaisir qu'avait madame de Clèves de s'y promener seule une partie de la nuit. Monsieur de Nemours, qui connaissait assez le lieu pour entendre ce qu'en disait madame de Martigues, pensa qu'il n'était pas impossible qu'il y pût voir madame de Clèves, sans être vu que d'elle. Il fit quelques questions à madame de Martigues pour s'en éclaircir encore ; et monsieur de Clèves qui l'avait toujours regardé pendant que madame de Martigues avait parlé, crut voir dans ce moment ce qui lui passait dans l'esprit. Les questions que fit ce prince [Nemours] le confirmèrent encore dans cette pensée ; en sorte qu'il [Clèves] ne douta point qu'il [Nemours] n'eût dessein d'aller voir sa femme. Il ne se trompait pas dans ses soupçons. Ce dessein entra si fortement dans l'esprit de monsieur de Nemours, qu'après avoir passé la nuit à songer aux moyens de l'exécuter, dès le lendemain matin, il demanda congé au roi pour aller à Paris, sur quelque prétexte qu'il inventa.

5     Monsieur de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage ; mais il résolut de s'éclaircir de la conduite de sa femme, et de ne pas demeurer dans une cruelle incertitude. Il eut envie de partir en même temps que monsieur de Nemours, et de venir lui-même caché découvrir quel succès aurait ce voyage ; mais craignant que son départ ne parût extraordinaire, et que monsieur de Nemours, en étant averti, ne prît d'autres mesures, il résolut de se fier à un gentilhomme qui était à lui, dont il connaissait la fidélité et l'esprit. Il lui conta dans quel embarras il se trouvait. Il lui dit quelle avait été jusqu'alors la vertu de madame de Clèves, et lui ordonna de partir sur les pas de monsieur de Nemours, de l'observer exactement, de voir s'il n'irait point à Coulommiers, et s'il n'entrerait point la nuit dans le jardin.

[à Coulommiers]

     Le gentilhomme qui était très capable d'une telle commission, s'en acquitta avec toute l'exactitude imaginable. Il suivit monsieur de Nemours jusqu'à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où ce prince [Nemours] s'arrêta, et le gentilhomme devina aisément que c'était pour y attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l'y attendre aussi ; il passa le village et alla dans la forêt, à l'endroit par où il jugeait que monsieur de Nemours pouvait passer ; il ne se trompa point dans tout ce qu'il avait pensé. Sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher, et quoiqu'il fît obscur, il reconnut aisément monsieur de Nemours. Il le vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s'il n'y entendrait personne, et pour choisir le lieu par où il pourrait passer le plus aisément. Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu'on ne pût entrer ; en sorte qu'il était assez difficile de se faire passage. Monsieur de Nemours en vint à bout néanmoins ; sitôt qu'il fut dans ce jardin, il n'eut pas de peine à démêler où était madame de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes ; et, en se glissant le long des palissades, il s'en approcha avec un trouble et une émotion qu'il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servait de porte, pour voir ce que faisait madame de Clèves. Il vit qu'elle était seule ; mais il la vit d'une si admirable beauté, qu'à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi. [cf. VII.22] Il vit qu'elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu'il avait portée quelque temps, et qu'il avait donnée à sa soeur [Mme de Mercoeur], à qui madame de Clèves l'avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à monsieur de Nemours. Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu'elle avait dans le coeur, elle prit un flambeau et s'en alla proche d'une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de monsieur de Nemours ; elle s'assit, et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. [Souvenez-vous que M de Nemours a volé le portrait de Mme de Clèves pour en faire autant IV.34]

     On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu'il adorait ; la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.

     Ce prince [Nemours] était aussi tellement hors de lui-même, qu'il demeurait immobile à regarder madame de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu'il devait attendre à lui parler qu'elle allât dans le jardin ; il crut qu'il le pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu'elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais voyant qu'elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d'y entrer. Quand il voulut l'exécuter, quel trouble n'eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur, et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !

     Il trouva qu'il y avait eu de la folie, non pas à venir voir madame de Clèves sans être vu, mais à penser de s'en faire voir ; il vit tout ce qu'il n'avait point encore envisagé. Il lui parut de l'extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre au milieu de la nuit, une personne à qui il n'avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu'il ne devait pas prétendre qu'elle le voulût écouter, et qu'elle aurait une juste colère du péril où il l'exposait, par les accidents qui pouvaient arriver. Tout son courage l'abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s'en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu'il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu'une écharpe qu'il avait s'embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu'il fit du bruit. Madame de Clèves tourna la tête, et, soit qu'elle eût l'esprit rempli de ce prince [Nemours], ou qu'il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu'elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. [Encore une fois, le narrateur ne semble pas avoir accès aux pensées de Mme de Clèves. Qu'est-ce que cela implique?] Elle y entra avec tant de trouble qu'elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu'elle se trouvait mal ; et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens, et pour donner le temps à monsieur de Nemours de se retirer. Quand elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu'elle s'était trompée, et que c'était un effet de son imagination d'avoir cru voir monsieur de Nemours. Elle savait qu'il était à Chambord, elle ne trouvait nulle apparence qu'il eût entrepris une chose si hasardeuse ; elle eut envie plusieurs fois de rentrer dans le cabinet, et d'aller voir dans le jardin s'il y avait quelqu'un. Peut-être souhaitait-elle, autant qu'elle le craignait, d'y trouver monsieur de Nemours ; mais enfin la raison et la prudence l'emportèrent sur tous ses autres sentiments, et elle trouva qu'il valait mieux demeurer dans le doute où elle était, que de prendre le hasard de s'en éclaircir. Elle fut longtemps à se résoudre à sortir d'un lieu dont elle pensait que ce prince [Nemours] était peut-être si proche, et il était quasi jour quand elle revint au château.

10     Monsieur de Nemours était demeuré dans le jardin, tant qu'il avait vu de la lumière ; il n'avait pu perdre l'espérance de revoir madame de Clèves, quoiqu'il fût persuadé qu'elle l'avait reconnu, et qu'elle n'était sortie que pour l'éviter ; mais, voyant qu'on fermait les portes, il jugea bien qu'il n'avait plus rien à espérer. Il vint reprendre son cheval tout proche du lieu où attendait le gentilhomme de monsieur de Clèves. Ce gentilhomme le suivit jusqu'au même village, d'où il était parti le soir. Monsieur de Nemours se résolut d'y passer tout le jour, afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir si madame de Clèves aurait encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne se pas exposer à être vue ; quoiqu'il eût une joie sensible de l'avoir trouvée si remplie de son idée, il était néanmoins très affligé de lui avoir vu un mouvement si naturel de le fuir.

     La passion n'a jamais été si tendre et si violente qu'elle l'était alors en ce prince [Nemours]. Il s'en alla sous des saules, le long d'un petit ruisseau qui coulait derrière la maison où il était caché. Il s'éloigna le plus qu'il lui fut possible, pour n'être vu ni entendu de personne ; il s'abandonna aux transports de son amour, et son coeur en fut tellement pressé qu'il fut contraint de laisser couler quelques larmes ; mais ces larmes n'étaient pas de celles que la douleur seule fait répandre, elles étaient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se trouve que dans l'amour.

     Il se mit à repasser toutes les actions de madame de Clèves depuis qu'il en était amoureux ; quelle rigueur honnête et modeste elle avait toujours eue pour lui, quoiqu'elle l'aimât. "Car, enfin, elle m'aime, disait-il ; elle m'aime, je n'en saurais douter ; les plus grands engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j'en ai eues. Cependant je suis traité avec la même rigueur que si j'étais haï ; j'ai espéré au temps, je n'en dois plus rien attendre ; je la vois toujours se défendre également contre moi et contre elle-même. Si je n'étais point aimé, je songerais à plaire ; mais je plais, on m'aime, et on me le cache. Que puis-je donc espérer, et quel changement dois-je attendre dans ma destinée ? Quoi ! je serai aimé de la plus aimable personne du monde, et je n'aurai cet excès d'amour que donnent les premières certitudes d'être aimé, que pour mieux sentir la douleur d'être maltraité ! Laissez-moi voir que vous m'aimez, belle princesse, s'écria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments ; pourvu que je les connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m'accablez. Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue cette nuit regarder mon portrait (cf. VIII.6); pouvez-vous l'avoir regardé avec tant de douceur, et m'avoir fui moi-même si cruellement ? Que craignez-vous ? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable ? [Est-il donc vrai que Nemours ne comprend pas ce que Mme de Clèves craint?] Vous m'aimez, vous me le cachez inutilement; vous-même m'en avez donné des marques involontaires [au tournoi IV.43]. Je sais mon bonheur ; laissez-m'en jouir [Qu'est-ce que "jouir" veut dire?], et cessez de me rendre malheureux. Est-il possible, reprenait-il, que je sois aimé de madame de Clèves, et que je sois malheureux ? Qu'elle était belle cette nuit ! Comment ai-je pu résister à l'envie de me jeter à ses pieds ? Si je l'avais fait, je l'aurais peut-être empêchée de me fuir, mon respect l'aurait rassurée ; mais peut-être elle ne m'a pas reconnu ; je m'afflige plus que je ne dois, et la vue d'un homme, à une heure si extraordinaire, l'a effrayée."

     Ces mêmes pensées occupèrent tout le jour monsieur de Nemours ; il attendit la nuit avec impatience ; et quand elle fut venue, il reprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de monsieur de Clèves, qui s'était déguisé afin d'être moins remarqué, le suivit jusqu'au lieu où il l'avait suivi le soir d'auparavant, et le vit entrer dans le même jardin. Ce prince [Nemours] connut bientôt que madame de Clèves n'avait pas voulu hasarder qu'il essayât encore de la voir ; toutes les portes étaient fermées. Il tourna de tous les côtés pour découvrir s'il ne verrait point de lumières ; mais ce fut inutilement.

     Madame de Clèves s'étant doutée que monsieur de Nemours pourrait revenir, était demeurée dans sa chambre ; elle avait appréhendé de n'avoir pas toujours la force de le fuir, et elle n'avait pas voulu se mettre au hasard de lui parler d'une manière si peu conforme à la conduite qu'elle avait eue jusqu'alors.

15     Quoique monsieur de Nemours n'eût aucune espérance de la voir, il ne put se résoudre à sortir si tôt d'un lieu où elle était si souvent. Il passa la nuit entière dans le jardin, et trouva quelque consolation à voir du moins les mêmes objets qu'elle voyait tous les jours. Le soleil était levé devant qu'il pensât à se retirer ; mais enfin la crainte d'être découvert l'obligea à s'en aller.

     Il lui fut impossible de s'éloigner sans voir madame de Clèves ; et il alla chez madame de Mercoeur, qui était alors dans cette maison qu'elle avait proche de Coulommiers. Elle fut extrêmement surprise de l'arrivée de son frère. Il inventa une cause de son voyage, assez vraisemblable pour la tromper, et enfin il conduisit si habilement son dessein, qu'il l'obligea à lui proposer d'elle-même d'aller chez madame de Clèves. Cette proposition fut exécutée dès le même jour, et monsieur de Nemours dit à sa soeur qu'il la quitterait à Coulommiers, pour s'en retourner en diligence trouver le roi. Il fit ce dessein de la quitter à Coulommiers, dans la pensée de l'en laisser partir la première ; et il crut avoir trouvé un moyen infaillible de parler à madame de Clèves.

     Comme ils arrivèrent, elle se promenait dans une grande allée qui borde le parterre. La vue de monsieur de Nemours ne lui causa pas un médiocre trouble, et ne lui laissa plus douter que ce ne fût lui qu'elle avait vu la nuit précédente. Cette certitude lui donna quelque mouvement de colère, par la hardiesse et l'imprudence qu'elle trouvait dans ce qu'il avait entrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur son visage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut de choses indifférentes ; et néanmoins, il trouva l'art d'y faire paraître tant d'esprit, tant de complaisance et tant d'admiration pour madame de Clèves, qu'il dissipa malgré elle une partie de la froideur qu'elle avait eue d'abord.

     Lorsqu'il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une extrême curiosité d'aller voir le pavillon de la forêt. Il en parla comme du plus agréable lieu du monde et en fit même une description si particulière, que madame de Mercoeur lui dit qu'il fallait qu'il y eût été plusieurs fois pour en connaître si bien toutes les beautés.

     -- Je ne crois pourtant pas, reprit madame de Clèves, que monsieur de Nemours y ait jamais entré ; c'est un lieu qui n'est achevé que depuis peu.

20     -- Il n'y a pas longtemps aussi que j'y ai été, reprit monsieur de Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien aise que vous ayez oublié de m'y avoir vu. [Quand M de Nemours a-t-il été au pavillon? Pourquoi le dit-il ici, et devant sa soeur?]

     Madame de Mercoeur, qui regardait la beauté des jardins, n'avait point d'attention à ce que disait son frère. Madame de Clèves rougit, et baissant les yeux sans regarder monsieur de Nemours :

     -- Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu ; et si vous y avez été, c'est sans que je l'aie su.

     -- Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, que j'y ai été sans vos ordres, et j'y ai passé les plus doux et les plus cruels moments de ma vie. [C'est une déclaration d'amour qui n'affirme rien.]

     Madame de Clèves entendait trop bien tout ce que disait ce prince [Nemours], mais elle n'y répondit point ; elle songea à empêcher madame de Mercoeur d'aller dans ce cabinet, parce que le portrait de monsieur de Nemours y était [cf. VIII.6], et qu'elle ne voulait pas qu'elle l'y vît. Elle fit si bien que le temps se passa insensiblement, et madame de Mercoeur parla de s'en retourner. Mais quand madame de Clèves vit que monsieur de Nemours et sa soeur ne s'en allaient pas ensemble, elle jugea bien à quoi elle allait être exposée ; elle se trouva dans le même embarras où elle s'était trouvée à Paris et elle prit aussi le même parti. La crainte que cette visite ne fût encore une confirmation des soupçons qu'avait son mari ne contribua pas peu à la déterminer ; et pour éviter que monsieur de Nemours ne demeurât seul avec elle, elle dit à madame de Mercoeur qu'elle l'allait conduire jusqu'au bord de la forêt, et elle ordonna que son carrosse la suivît. La douleur qu'eut ce prince [Nemours] de trouver toujours cette même continuation des rigueurs en madame de Clèves fut si violente qu'il en pâlit dans le même moment. Madame de Mercoeur lui demanda s'il se trouvait mal; mais il regarda madame de Clèves, sans que personne s'en aperçût, et il lui fit juger par ses regards qu'il n'avait d'autre mal que son désespoir. Cependant il fallut qu'il les laissât partir sans oser les suivre, et après ce qu'il avait dit, il ne pouvait plus retourner avec sa soeur ; ainsi, il revint à Paris, et en partit le lendemain.

[à Paris]

25     Le gentilhomme de monsieur de Clèves l'avait toujours observé : il revint aussi à Paris, et, comme il vit monsieur de Nemours parti pour Chambord, il prit la poste afin d'y arriver devant lui, et de rendre compte de son voyage. Son maître attendait son retour, comme ce qui allait décider du malheur de toute sa vie.

     Sitôt qu'il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu'il n'avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi d'affliction, la tête baissée sans pouvoir parler ; enfin, il lui fit signe de la main de se retirer :

     -- Allez, dit-il, je vois ce que vous avez à me dire ; mais je n'ai pas la force de l'écouter.

     -- Je n'ai rien à vous apprendre, répondit le gentilhomme, sur quoi on puisse faire de jugement assuré. Il est vrai que monsieur de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu'il a été le jour d'après à Coulommiers avec madame de Mercoeur.

     -- C'est assez, répliqua monsieur de Clèves, c'est assez, en lui faisant encore signe de se retirer, et je n'ai pas besoin d'un plus grand éclaircissement. [M de Clèves n'a pas "la force" de l'écouter, et donc imagine le pire, ce qui n'est pas vrai.]

30     Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à son désespoir. Il n'y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d'hommes d'un aussi grand courage et d'un coeur aussi passionné que monsieur de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que cause l'infidélité d'une maîtresse et la honte d'être trompé par une femme. [C'est une phrase importante. Pensez-y.]

     Monsieur de Clèves ne put résister à l'accablement où il se trouva. La fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidents, que dès ce moment sa maladie parut très dangereuse. On en donna avis à madame de Clèves ; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il était encore plus mal, elle lui trouva quelque chose de si froid et de si glacé pour elle, qu'elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il lui parut même qu'il recevait avec peine les services qu'elle lui rendait ; mais enfin, elle pensa que c'était peut-être un effet de sa maladie.

     D'abord qu'elle fut à Blois, où la cour était alors, monsieur de Nemours ne put s'empêcher d'avoir de la joie de savoir qu'elle était dans le même lieu que lui.

Blois est marqué par l'étoile rouge

(Source: Mapquest)

Il essaya de la voir, et alla tous les jours chez monsieur de Clèves, sur le prétexte de savoir de ses nouvelles ; mais ce fut inutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son mari, et avait une douleur violente de l'état où elle le voyait. Monsieur de Nemours était désespéré qu'elle fût si affligée ; il jugeait aisément combien cette affliction renouvelait l'amitié qu'elle avait pour monsieur de Clèves, et combien cette amitié faisait une diversion dangereuse à la passion qu'elle avait dans le coeur. [Notez la distinction entre amitié et passion.] Ce sentiment lui donna un chagrin mortel pendant quelque temps ; mais l'extrémité du mal de monsieur de Clèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit que madame de Clèves serait peut-être en liberté de suivre son inclination, et qu'il pourrait trouver dans l'avenir une suite de bonheur et de plaisirs durables. [Plaisirs "durables"? Qu'est-ce qu'il veut dire? Serait-il capable d'une passion violente qui dure 20 ans?] Il ne pouvait soutenir cette pensée, tant elle lui donnait de trouble et de transports, et il en éloignait son esprit par la crainte de se trouver trop malheureux, s'il venait à perdre ses espérances.

     Cependant monsieur de Clèves était presque abandonné des médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir passé une nuit très fâcheuse, il dit sur le matin qu'il voulait reposer. Madame de Clèves demeura seule dans sa chambre ; il lui parut qu'au lieu de reposer, il avait beaucoup d'inquiétude. Elle s'approcha et se vint mettre à genoux devant son lit le visage tout couvert de larmes. Monsieur de Clèves avait résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu'il avait contre elle ; mais les soins qu'elle lui rendait, et son affliction, qui lui paraissait quelquefois véritable, et qu'il regardait aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causaient des sentiments si opposés et si douloureux, qu'il ne les put renfermer en lui-même. [M de Clèves connaît si bien la cour qu'il ne peut pas croire à la sincerité de sa propre femme.]

     -- Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître. ["Une mort que vous causez". Mais est-ce que Mme de Clèves cause sa mort? Cf. VIII.29] Je ne suis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur ; mais je meurs du cruel déplaisir que vous m'avez donné. [Pour M de Clèves, c'est toujours la faute de Madame. Souvenez-vous : Il lui a parlé de la même façon à propos de sa "passion violente" : "Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue" VI.19] Fallait-il qu'une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite ? Pourquoi m'éclairer sur la passion que vous aviez pour monsieur de Nemours, si votre vertu n'avait pas plus d'étendue pour y résister? Je vous aimais jusqu'à être bien aise d'être trompé, je l'avoue à ma honte ; j'ai regretté ce faux repos dont vous m'avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris ? [mais cf. III.30] J'eusse, peut-être, ignoré toute ma vie que vous aimiez monsieur de Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il ; mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et qu'après m'avoir ôté l'estime et la tendresse que j'avais pour vous, la vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j'ai tant aimée, et dont j'ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en venir à un éclat et à des violences si opposées à mon humeur et à la passion que j'avais pour vous ? Elle a été au-delà de ce que vous en avez vu, Madame ; je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari. Enfin je méritais votre coeur ; encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n'ai pu l'avoir, et que je ne puis plus le désirer. Adieu, Madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d'une passion véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagements, et vous connaîtrez la différence d'être aimée comme je vous aimais, à l'être par des gens qui, en vous témoignant de l'amour, ne cherchent que l'honneur de vous séduire. Mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre monsieur de Nemours heureux, sans qu'il vous en coûte des crimes. Qu'importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il que j'aie la faiblesse d'y jeter les yeux !

35     Madame de Clèves était si éloignée de s'imaginer que son mari pût avoir des soupçons contre elle, qu'elle écouta toutes ces paroles sans les comprendre, et sans avoir d'autre idée, sinon qu'il lui reprochait son inclination pour monsieur de Nemours ; enfin, sortant tout d'un coup de son aveuglement :

     -- Moi, des crimes ! s'écria-t-elle ; la pensée même m'en est inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d'autre conduite que celle que j'ai eue ; et je n'ai jamais fait d'action dont je n'eusse souhaité que vous eussiez été témoin.

     -- Eussiez-vous souhaité, répliqua monsieur de Clèves, en la regardant avec dédain, que je l'eusse été des nuits que vous avez passées avec monsieur de Nemours ? Ah ! Madame, est-ce de vous dont je parle, quand je parle d'une femme qui a passé des nuits avec un homme ?

     -- Non, Monsieur, reprit-elle ; non, ce n'est pas de moi dont vous parlez. Je n'ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec monsieur de Nemours. Il ne m'a jamais vue en particulier ; je ne l'ai jamais souffert, ni écouté, et j'en ferais tous les serments...

     -- N'en dites pas davantage, interrompit monsieur de Clèves ; de faux serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine.

40     Madame de Clèves ne pouvait répondre ; ses larmes et sa douleur lui ôtaient la parole ; enfin, faisant un effort :

     -- Regardez-moi du moins ; écoutez-moi, lui dit-elle. S'il n'y allait que de mon intérêt, je souffrirais ces reproches ; mais il y va de votre vie. Écoutez-moi, pour l'amour de vous-même : il est impossible qu'avec tant de vérité, je ne vous persuade mon innocence.

     -- Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader ! s'écria-t-il ; mais que me pouvez-vous dire ? Monsieur de Nemours n'a-t-il pas été à Coulommiers avec sa soeur? Et n'avait-il pas passé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la forêt ?

     -- Si c'est là mon crime, répliqua-t-elle, il m'est aisé de me justifier. Je ne vous demande point de me croire ; mais croyez tous vos domestiques, et sachez si j'allai dans le jardin de la forêt la veille que monsieur de Nemours vint à Coulommiers, et si je n'en sortis pas le soir d'auparavant deux heures plus tôt que je n'avais accoutumé.

     Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu'un dans ce jardin. Elle lui avoua qu'elle avait cru que c'était monsieur de Nemours. Elle lui parla avec tant d'assurance, et la vérité se persuade si aisément lors même qu'elle n'est pas vraisemblable, que monsieur de Clèves fut presque convaincu de son innocence.

45     -- Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je me sens si proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie.Vous m'avez éclairci trop tard ; mais ce me sera toujours un soulagement d'emporter la pensée que vous êtes digne de l'estime que j'aie eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que, s'il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre.

     Il voulut continuer ; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de Clèves fit venir les médecins ; ils le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une constance admirable.

     Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu'elle perdit quasi l'usage de la raison. La reine [Marie Stuart] la vint voir avec soin, et la mena dans un couvent, sans qu'elle sût où on la conduisait. Ses belles-soeurs la ramenèrent à Paris, qu'elle n'était pas encore en état de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d'avoir la force de l'envisager, et qu'elle vit quel mari elle avait perdu, qu'elle considéra qu'elle était la cause de sa mort, et que c'était par la passion qu'elle avait eue pour un autre qu'elle en était cause, l'horreur qu'elle eut pour elle-même et pour monsieur de Nemours ne se peut représenter.

     Ce prince [Nemours] n'osa dans ces commencements lui rendre d'autres soins que ceux que lui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez madame de Clèves, pour croire qu'un plus grand empressement lui serait désagréable ; mais ce qu'il apprit ensuite lui fit bien voir qu'il devait avoir longtemps la même conduite.

     Un écuyer qu'il avait lui conta que le gentilhomme de monsieur de Clèves, qui était son ami intime, lui avait dit, dans sa douleur de la perte de son maître, que le voyage de monsieur de Nemours à Coulommiers était cause de sa mort. Monsieur de Nemours fut extrêmement surpris de ce discours ; mais après y avoir fait réflexion, il devina une partie de la vérité, et il jugea bien quels seraient d'abord les sentiments de madame de Clèves et quel éloignement elle aurait de lui, si elle croyait que le mal de son mari eût été causé par la jalousie. Il crut qu'il ne fallait pas même la faire sitôt souvenir de son nom ; et il suivit cette conduite, quelque pénible qu'elle lui parût.

[à Paris]

50     Il fit un voyage à Paris, et ne put s'empêcher néanmoins d'aller à sa porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne la voyait, et qu'elle avait même défendu qu'on lui rendît compte de ceux qui l'iraient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étaient donnés en vue de ce prince [Nemours], et pour ne point entendre parler de lui. Monsieur de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument privé de la vue de madame de Clèves. Il résolut de trouver des moyens, quelque difficiles qu'ils pussent être, de sortir d'un état qui lui paraissait si insupportable.

     La douleur de cette princesse passait les bornes de la raison. Ce mari mourant, et mourant à cause d'elle et avec tant de tendresse pour elle, ne lui sortait point de l'esprit. Elle repassait incessamment tout ce qu'elle lui devait, et elle se faisait un crime de n'avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c'eût été une chose qui eût été en son pouvoir. [Cf. V.19] Elle ne trouvait de consolation qu'à penser qu'elle le regrettait autant qu'il méritait d'être regretté, et qu'elle ne ferait dans le reste de sa vie que ce qu'il aurait été bien aise qu'elle eût fait s'il avait vécu.

     Elle avait pensé plusieurs fois comment il avait su que monsieur de Nemours était venu à Coulommiers ; elle ne soupçonnait pas ce prince [Nemours] de l'avoir conté, et il lui paraissait même indifférent qu'il l'eût redit, tant elle se croyait guérie et éloignée de la passion qu'elle avait eue pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive de s'imaginer qu'il était cause de la mort de son mari, et elle se souvenait avec peine de la crainte que monsieur de Clèves lui avait témoignée en mourant qu'elle ne l'épousât ; mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la perte de son mari, et elle croyait n'en avoir point d'autre.

     Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente affliction où elle était, et passa dans un état de tristesse et de langueur. Madame de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec soin pendant le séjour qu'elle y fit. Elle l'entretint de la cour et de tout ce qui s'y passait ; et quoique madame de Clèves ne parût pas y prendre intérêt, madame de Martigues ne laissait pas de lui en parler pour la divertir.

     Elle lui conta des nouvelles du vidame, de monsieur de Guise, et de tous les autres qui étaient distingués par leur personne ou par leur mérite.

55     -- Pour monsieur de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont pris dans son coeur la place de la galanterie ; mais il a bien moins de joie qu'il n'avait accoutumé d'en avoir, il paraît fort retiré du commerce des femmes. Il fait souvent des voyages à Paris, et je crois même qu'il y est présentement.

     Le nom de monsieur de Nemours surprit madame de Clèves et la fit rougir. Elle changea de discours, et madame de Martigues ne s'aperçut point de son trouble.

     Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations conformes à l'état où elle était, alla proche de chez elle voir un homme qui faisait des ouvrages de soie d'une façon particulière ; et elle y fut dans le dessein d'en faire faire de semblables. Après qu'on les lui eut montrés, elle vit la porte d'une chambre où elle crut qu'il y en avait encore ; elle dit qu'on la lui ouvrît. Le maître répondit qu'il n'en avait pas la clef, et qu'elle était occupée par un homme qui y venait quelquefois pendant le jour pour dessiner de belles maisons et des jardins que l'on voyait de ses fenêtres.

     -- C'est l'homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il ; il n'a guère la mine d'être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu'il vient céans, je le vois toujours regarder les maisons et les jardins ; mais je ne le vois jamais travailler.

     Madame de Clèves écoutait ce discours avec une grande attention. Ce que lui avait dit madame de Martigues, que monsieur de Nemours était quelquefois à Paris, se joignit dans son imagination à cet homme bien fait qui venait proche de chez elle, et lui fit une idée de monsieur de Nemours, et de monsieur de Nemours appliqué à la voir, qui lui donna un trouble confus, dont elle ne savait pas même la cause. [Elle ne cherche pas toujours à comprendre ses émotions.] Elle alla vers les fenêtres pour voir où elles donnaient ; elle trouva qu'elles voyaient tout son jardin et la face de son appartement. Et, lorsqu'elle fut dans sa chambre, elle remarqua aisément cette même fenêtre où l'on lui avait dit que venait cet homme. La pensée que c'était monsieur de Nemours changea entièrement la situation de son esprit ; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu'elle commençait à goûter, elle se sentit inquiète et agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit, et alla prendre l'air dans un jardin hors des faubourgs, où elle pensait être seule. Elle crut en y arrivant qu'elle ne s'était pas trompée ; elle ne vit aucune apparence qu'il y eût quelqu'un, et elle se promena assez longtemps.

60     Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut, au bout d'une allée, dans l'endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous côtés, où elle adressa ses pas. Comme elle en fut proche, elle vit un homme couché sur des bancs, qui paraissait enseveli dans une rêverie profonde, et elle reconnut que c'était monsieur de Nemours. Cette vue l'arrêta tout court. Mais ses gens qui la suivaient firent quelque bruit, qui tira monsieur de Nemours de sa rêverie. Sans regarder qui avait causé le bruit qu'il avait entendu, il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait vers lui, et tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse, qui l'empêcha même de voir ceux qu'il saluait.

     S'il eût su ce qu'il évitait, avec quelle ardeur serait-il retourné sur ses pas ! Mais il continua à suivre l'allée, et madame de Clèves le vit sortir par une porte de derrière où l'attendait son carrosse. Quel effet produisit cette vue d'un moment dans le coeur de madame de Clèves ! Quelle passion endormie se ralluma dans son coeur, et avec quelle violence ! Elle s'alla asseoir dans le même endroit d'où venait de sortir monsieur de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince [Nemours] se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde, l'aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect jusqu'à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la cour, dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la refermaient, pour venir rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer ; enfin un homme digne d'être aimé par son seul attachement, et pour qui elle avait une inclination si violente, qu'elle l'aurait aimé, quand il ne l'aurait pas aimée ; mais de plus, un homme d'une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s'opposassent à ses sentiments ; tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de monsieur de Nemours pour elle, et que celle qu'elle avait pour lui.

     Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L'affliction de la mort de monsieur de Clèves l'avait assez occupée, pour avoir empêché qu'elle n'y eût jeté les yeux. La présence de monsieur de Nemours les amena en foule dans son esprit ; mais, quand il en eut été pleinement rempli, et qu'elle se souvint aussi que ce même homme, qu'elle regardait comme pouvant l'épouser, était celui qu'elle avait aimé du vivant de son mari, et qui était la cause de sa mort, que même en mourant, il lui avait témoigné de la crainte qu'elle ne l'épousât, son austère vertu était si blessée de cette imagination, qu'elle ne trouvait guère moins de crime à épouser monsieur de Nemours qu'elle en avait trouvé à l'aimer pendant la vie de son mari. Elle s'abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur ; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient son repos et les maux qu'elle prévoyait en épousant ce prince. [Nemours. "les maux qu'elle prévoyait en épousant ce prince", voilà ce qui lui donne de l'inquiétude. M de Nemours peut-il lui rester fidèle?] Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle s'en revint chez elle, persuadée qu'elle devait fuir sa vue comme une chose entièrement opposée à son devoir. ["Son devoir"? A-t-elle un devoir envers feu son mari une fois qu'il est mort? Mme de Clèves est-elle sincère avec elle-même?]

     Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n'entraînait pas son coeur. Il demeurait attaché à monsieur de Nemours avec une violence qui la mettait dans un état digne de compassion, et qui ne lui laissa plus de repos ; elle passa une des plus cruelles nuits qu'elle eût jamais passées. Le matin, son premier mouvement fut d'aller voir s'il n'y aurait personne à la fenêtre qui donnait chez elle ; elle y alla, elle y vit monsieur de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince [Nemours] qu'il avait été reconnu. Il avait souvent désiré de l'être, depuis que sa passion lui avait fait trouver ces moyens de voir madame de Clèves ; et lorsqu'il n'espérait pas d'avoir ce plaisir, il allait rêver dans le même jardin où elle l'avait trouvé.