Apparu dans Le Bulletin de l'Association internationale des amis de Pierre Loti 11 (December 2004): 2-9, 12 (June 2005): 8-15.


Pêcheur d'Islande au théâtre lyrique: Vita brettona de Leopoldo Mugnone

Richard M Berrong



Le succès des romans de Pierre Loti coïncidait avec une époque où beaucoup de compositeurs d'opéra cherchaient leur sujet dans la littérature contemporaine. En France, on pense immédiatement au Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (1902), qui ne suivit que d'une dizaine d'années la première représentation de la pièce éponyme de Maurice Maeterlinck (1892). Plus ou moins oubliés aujourd'hui bien qu'estimés à l'époque étaient: de Jules Massenet, Thaïs (1894) et Le Jongleur de Notre Dame (1902) sur le roman (1890) et le conte (1892) d'Anatole France, Don Quichotte (1910) sur la pièce Le Chevalier de la longue figure (1904) de Jacques Le Lorrain, et Sapho (1897) sur le roman d'Alphonse Daudet (1884); de Paul Dukas, Ariane et Barbe bleue (1907) sur une autre pièce éponyme de Maeterlinck (1901); pour ne pas parler d'Alfred Bruneau avec L'Attaque du moulin (1893) et Le Rêve (1891), les deux sur des oeuvres d'Emile Zola (1880, 1888), ou d'Henri Février, apprécié par Mary Garden, avec un Monna Vanna (1909) d'après encore une autre pièce de Maeterlinck (1909), et un Gismonda (1919) d'après un drame de Victorien Sardou (1895).

Chez les compositeurs italiens de l'époque on trouve le même phénomène, souvent, encore, avec des oeuvres littéraires contemporaines françaises. Si l'on commence avec le maître de la génération, Giacomo Puccini, on notera son Tosca (1900) encore sur une pièce de Sardou (1887), Madama Butterfly (1904) pour laquelle Luigi Illica et Giuseppe Giacosa se servirent de la pièce de David Belasco (1900) qui devait quelque chose au Madame Chrysanthème (1887) de Loti, La Fanciulla del West (1910) encore sur du Belasco (1905), et Il Tabarro (1918) sur une autre pièce française, celle-ci La Houppelande (1910) de Didier Gold. Pour son chef-d'oeuvre, Cavalleria rusticana (1890), Pietro Mascagni se servit de la pièce éponyme de son compatriote Giovanni Verga (1884), mais il cherchait son inspiration chez des écrivains français contemporains pour Zanetto (1895), petit chef-d'oeuvre tiré d'un autre, Le Passant (1869) de François Coppé, L'Amico Fritz (1891) du roman d'Erckmann-Chatrian (1864), etc. Umberto Giordano en fit autant avec Fedora (1898) et Madame Sans-Gêne (1915), les deux tirés de deux autres pièces de Sardou (1882, 1893). Et ainsi de suite.

Il n'est donc pas étonnant que plusieurs compositeurs à la fin du dix-neuvième siècle trouvèrent des sujets d'opéra chez Pierre Loti. Dans une communication présentée au colloque Massenet de 2001 et publiée ensuite dans la Lettre d'information de l'Association pour la Maison de Pierre Loti, Philippe Blay a signalé les opéras d'André Messager (Madame Chrysanthème, 1893) et Lucien Lambert (Le Spahi, 1897) et l'opérette de Reynaldo Hahn (L'île du rêve, 1898, d'après Le Mariage de Loti, 1880). (1) En outre, d'après Blay, Massenet aurait envisagé un opéra de Pêcheur d'Islande en 1887 (4). Il y a aussi deux Ramuntcho lyriques: un italien qui débuta en 1921 de Stefano Donaudy (1879-1925), célèbre encore aujourd'hui pour la belle chanson "O del mio amato ben", (2) et un américain qui eut sa première en 1942 de Deems Taylor (1885-1966), autrefois admiré comme compositeur et critique. (3) Dans un article pour un numéro de La Revue maritime dédié à Loti, Henri Borgeaud fit mention en 1950 d'un Aziyadé (1927) d'un Ferruccio Masiero et d'une permission accordée par Loti à un certain Uruguone pour un opéra italian sur Pêcheur d'Islande qu'on devait jouer à Turin en 1905. (4) Malgré des recherches poursuivies, je n'ai trouvé aucune mention de ces deux derniers tentatifs ou de leurs compositeurs. (5)

Mais il y avait aussi un opéra italien tiré du plus célèbre roman lotien qui débuta en Italie en 1905 et dont aucun lotien jusqu'ici, à ma connaissance, n'a signalé l'existence. Edité par Casa Sonzogno, la maison d'édition qui avait lancé le mouvement verismo avec Cavalleria rusticana en 1890, il s'appelait Vita brettona (6) (La vie bretonne). Le livret était d'Enrico Golisciani (1848-1918), auteur de livrets à succès pour Amilcare Ponchielli (Marion Delorme, 1885), Francesco Cilèa (Gina, 1889), Ermanno Wolf-Ferrari (Il segretto di Susanna, 1909; I gioielli della Madonna, 1911; L'Amore medico, 1913), et beaucoup de compositeurs aujourd'hui complètement oubliés. Il fut mis en musique par Leopoldo Mugnone.

Leopoldo Mugnone



Mugnone (1858-1941) était, avec Arturo Toscanini, un des grands chefs-d'orchestre italiens de l'époque. C'était lui que Puccini choisit pour diriger la première mondiale de Tosca (Rome, 1900), et c'était lui qui avait dirigé la première mondiale de Cavalleria rusticana (Rome, 1890). It était donc très lié au mouvement verismo. En plus, comme beaucoup de chefs-d'orchestre de l'époque, il était à ses heures compositeur, ayant mis en musique, parmi d'autres oeuvres, trois opéras juvéniles, Il dottore Bartolo Salsapariglia (Naples, 1871), Don Bizzarro e le sue figlie (Naples, le 20 avril, 1875), Mamma Angel al seraglio di Constantinopoli (Naples, 1875), et deux opéras de maturité, Il Birichino (Venise, Teatro Malibran, le 11 août,1892), sur un autre livret de Golisciani, et Vita brettona, qui naquit à Naples, au Teatro di San Carlo, le 14 mars, 1905.

La distribution de Vita brettona à cette première napolitaine était vraiment de luxe. Le célèbre ténor Fernando de Lucia, de qui Puccini avait rêvé pour Rodolfo en préparant la première mondiale de La Bohème (7) et qui avait créé beaucoup de rôles importants au théâtre lyrique italian de cette époque (L'Amico Fritz, Iris, etc.), créa le rôle de Yann Gaos.

Fernando de Lucia



Gemma Bellincioni, qui avait déjà créé Santuzza dans Cavalleria rusticana et Fedora dans l'opéra de Giordano et qui était regardée comme la soprano vériste par excellence, fut la première Gaud Mével. (8)

Gemma Bellincioni



Mario Sammarco, un baryton très célèbre que Giordano avait choisi en 1896 pour créer le rôle de Gérard à la première d'Andrea Chenier, interpréta Gaos, le père de Yann.

Mario Sammarco, comme Scarpia dans Tosca



Nini Frascani, une mezzo-soprano connue en Italie à l'époque surtout pour Carmen et Mignon (dans l'opéra de Thomas), incarna Yvonne.

Nini Frascani



Francesco Maria Bovini fut le premier Père Sylvestre, et Mugnone dirigea les trois représentations. (9)

Le compte rendu de la première dans La Stampa, le grand journal de Turin, note que "l'impresario Bonetti, de Buenos Aires, a, après le succès de l'opéra, signé un contrat pour présenter Vita brettone [sic] à Buenos Aires." (10) Bonetti et son collègue Nardi offraient depuis déjà quelques années des saisons d'"opéra italien" (c'est-à-dire, des opéras soit italiens, soit français, soit allemands, chantés en italien par des artistes italians, y inclus les meilleurs de l'époque) dans les grandes villes de l'Amérique du Sud. En 1905 Vita brettona figurait sur leur répertoire, avec une distribution presque aussi illustre que celle de la première. Giovanni Zenatello, un ténor aussi célèbre que de Lucia qui avait créé le rôle de Pinkerton à la première mondiale de Madama Butterfly au Teatro alla Scala de Milan l'année précédente, tenait le rôle de Yann.

Giovanni Zenatello



Rina Giachetti (à ne pas confondre avec sa soeur Ada, soprano elle aussi et plus tard la première femme-ou du moins la maîtresse--de Caruso) avait le rôle de Gaud, Eugenio Giraldoni, que Puccini avait choisi en 1900 pour créer Scarpia à la première mondiale de Tosca, chantait le rôle de Goas.

Eugenio Giraldoni



Blanca Lavin de Casas tenait le rôle d'Yvonne, et le célèbre basse polonais Adamo Didur chantait le rôle du Père Sylvestre.

Adamo Didur



Le compositeur dirigeait. La compagnie offrit Vita brettona au Teatro del Opera de Buenos Aires le 15 et le 16 août, 1905, et au Teatro Solis de Montevideo (Uruguay) le 29 août. (11)

En 1911 on présenta l'opéra au Teatro Massimo de Palerme, le théâtre lyrique principal de la ville. La distribution, sinon aussi remarquable que les précédantes, était toujours distinguée. Cette fois, Edoardo Garbin, que Verdi avait choisi pour Fenton à la première mondiale de Falstaff, incarna Yann.

Edoardo Garbin



Carmen Toschi chanta Gaud, le célèbre baryton Ernesto Badini fut Gaos, Rosa Garavaglia prit le rôle d'Yvonne, et Vito Dammacco celui du Père Sylvestre. Mugnone dirigea encore une fois, et il y avait trois représentations. (12)

L'intérêt de l'opéra de Mugnone n'est pas simplement le fait de son existence, cependant, qu'il y avait un opéra tiré du roman le mieux connu et peut-être le plus aimé de Loti. Ce qui le rend fascinant pour les amateurs du roman est de voir comment Golisciani, tout en restant souvent très fidèle au texte lotien, réussit en même temps à arranger l'histoire d'une façon qui pût plaire aux dévotés de l'opéra italien de l'époque, qui, en 1905, était toujours dominé par le verismo. La meilleure façon de s'en rendre compte est de suivre le déroulement de l'intrigue.

Au lever du rideau, nous voyons la place principale de Paimpol (La Place du Martray, mais dans l'opéra comme dans le roman on ne l'identifie jamais). La maison de Gaud Mével se voit au fond et le cabaret de Marthe (la Mme Tressoleur de l'opéra) à gauche. C'est le jour du Pardon des Islandais dont Gaud se souvient à la fin de sa première scène dans le roman (I:4). (13) En se souvenant de cette scène où avait lieu sa première rencontre avec Yann Gaos, la Gaud lotienne se rappelle le va-et-vient de la fête, les divers groupes qui y assistaient. Cet élément du texte lotien permet à Golisciani de commencer l'opéra avec une scène mouvementée de choeurs divers de bourgeois, pêcheurs, jeunes filles qui regardent les beaux pêcheurs, etc., qui rappelle le commencement des deux premiers succès véristes, Cavalleria rusticana et I Pagliacci (1892) de Ruggero Leoncavallo. Par sa façon de parler à tout le monde, Marthe rappelle la Mamma Lucia, elle aussi cabaretière, de Cavalleria rusticana.

Arrivent ensuite Gaos et son fils Yann. Le père demande à son fils s'il veut entrer chez M Mével parler avec sa fille pendant que Gaos discute de la vente d'une barque avec l'armateur. Yann refuse très nettement, affichant une indifférence totale à l'égard de Gaud (13-14). (14) Ici nous voyons un exemple de la compression nécessitée par les limitations du théâtre, et surtout du théâtre lyrique, qui ne peut présenter autant de scènes qu'un roman. Tout en se servant de la scène du Pardon pour ses avantages scèniques, Golisciani nous avance considérablement dans l'intrigue: Gaud et Yann se connaissent déjà. (15)

En plus, Golisciani rend sa Gaud un peu moins circonspecte que l'originale: dans l'opéra Gaos explique à son fils qu'elle lui avait posé des questions à son propos "plusieurs fois" quand elle est venue chez eux à Pors Even lui rendre les 100 francs que M Mével lui devait. (16) La Gaud lotienne n'osait point faire autant lors de son séjour à Pors Even (II:3). Le Gaos italo-breton est lui aussi plus direct que son modèle: il dit à son fils qu'il ne comprend pas l'attitude de celui-ci envers Gaud, pour qui il dit avoir cru remarquer autrefois un certain intérêt de la part de son Yann. Dans Pêcheur d'Islande, par contre, le narrateur explique que ni M Gaos ni sa femme n'osaient poursuivre ce sujet avec leur fils: "ils ne tentèrent point d'insister, sachant combien ce serait inutile. Sa mère surtout baissa la tête et ne dit plus mot; elle respectait les volontés de ce fils, de cet aîné qui avait presque rang de chef de famille; . . . il était depuis longtemps son maître absolu pour les grandes [choses], échappant à toute pression avec une indépendance tranquillement farouche" (II:4).

On peut attribuer ces modifications du caractère de Gaud et de M Gaos à des différences culturelles entre la France et l'Italie, mais je crois qu'elles illustrent surtout la différence entre le tempérament des personnages de Loti, qui ont souvent peur de s'exprimer directement, et la mode de discours de l'opéra italien vériste, où les personnages disent souvent leurs quatre vérités aux autres.

La réponse du Yann opératique est firme, si d'un ton différent de celle de sa contrepartie romanesque. Le Yann du roman avait répondu:

Me marier? . . . me marier? Eh! Donc, mon Dieu, pour quoi faire? -Est-ce que je serai jamais si heureux qu'ici avec vous; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et la bonne soupe toute chaude, chaque soir, quand je rentre de la mer. . . Oh! Je comprends bien, allez, qu'il s'agit de celle qui est venue à la maison aujourd'hui. D'abord, une fille si riche, en vouloir à de pauvres gens comme nous, ça n'est pas assez clair à mon gré. Et puis ni celle-là ni une autre, non, c'est tout réfléchi, je ne me marie pas, ça n'est pas mon idée. (II:4)

Le Yann de l'opéra se limite à: "Fantaisies! Je n'en veux rien savoir! Mes amis m'attendent: je vais boire" (14). En ceci, il fait penser au Turiddu de Mascagni, qui, lui aussi, préfère boire un coup avec des amis à entendre parler de l'amour d'une femme (Santuzza) à qui il s'intéressait autrefois et qui le poursuit maintenant.

M Mével arrive avec la femme en question, sa fille Gaud. Gaos lui explique qu'il est venu à Paimpol accompagner sa femme, Yvonne, qui ne manque jamais le Pardon. Mével admire ces "modèles de virtue," tandis que Gaud cherche Yann. Ici il y a une autre compression. Le Sylvestre Moan du roman ne figure pas dans l'opéra. Puisque Mme Gaos n'avait pas de forme claire dans Pêcheur d'Islande, Golisciani pouvait donc fusionner la grand-mère de Sylvestre, Yvonne Moan, avec la mère sans nom de Yann. Cette Yvonne opératique est très dévote, ce qui n'était pas le cas de la grand-mère de Sylvestre, et donc joue le rôle consacré de la mère pieuse et toujours inquiète de son enfant dont la Mamma Lucia de Cavalleria rusticana avait établi le modèle. (17)

Quand Gaos et Mével rentrent chez celui-ci, Gaud reste à parler avec Yvonne. Elle lui dit qu'elle n'a pas vu Yann au Pardon, et Yvonne répond que depuis un temps son fils est devenu dissolu, s'éloignant de la maison familiale et passant son temps au cabaret (18). Ici Golisciani convertit quelques phrases du narrateur lotien (III:14) en une conversation qui lui permit d'évoquer chez ses spectateurs mélomanes la scène de Cavalleria rusticana entre Santuzza et Mamma Lucia où les deux femmes parlent de l'immoralité récente du fils de celle-ci, Turiddu. Comme son prédécesseur opératique, cette Yvonne ne peut comprendre le changement de son fils, ce qui retient le manque d'explication de la dissolution du Yann romanesque après son retour d'Islande tout en y insérant la réaction de sa famille, et surtout de sa mère, que nous ne voyons pas dans Pêcheur d'Islande. Encore une fois, Golisciani fait conformer son intrigue aux normes de l'opéra italien de son époque, où, depuis Verdi, les rapports entre père et fille et mère et fils occupaient une position centrale.

La Yvonne lyrique fait ensuite quelque chose qui devait sembler tout-à-fait naturel aux habitués de l'opéra italien vériste, mais qui n'a pas d'équivalent dans le texte lotien: elle demande à Gaud d'intervenir auprès de Yann, de lui parler afin de le convaincre d'abandonner sa vie dissolue (19). En le faisant, Yvonne assure Gaud, "Vous, oh signorina, seriez l'ange de notre pauvre famille! Dieu bénira votre action!" Cette scène donne à la Gaud opératique une justification sociale et morale pour sa poursuite de Yann qui manque à sa contrepartie romanesque, beaucoup plus isolée. Mais en plus, elle permet à Golisciani d'évoquer un opéra souvent cité comme le premier précurseur du mouvement vériste, La Traviata (1853) de Verdi, où Giorgio Germont, dans une des scènes les plus émouvantes de tout le théâtre lyrique, demande à Violetta Valéry de renvoyer son fils Alfredo, qu'elle aime tant, afin de permettre à sa soeur de se marier avec un bourgeois provincial scandalisé par la liaison d'Alfredo avec la courtisane (Acte II, premier tableau). Si Violetta consent à sacrifier son bonheur aux exigences de la moralité bourgeoise, Germont lui assure-t-il à plusieurs reprises, "Vous serez l'ange consolateur de ma famille." Dans Pêcheur d'Islande, comme nous venons de remarquer, on ne voit jamais la réaction des parents de Yann à son changement moral, mais on peut être certain qu'ils n'eussent jamais osé demander à Gaud Mével d'y intervenir. Les Bretons de Loti sont bien trop renfermés et fiers de faire une telle chose.

Vers la fin de cette scène on entend Yann chanter au cabaret de la vie des Islandais. Des sons qui entrent "en scène" de personnes ou de forces en dehors de l'espace que la narration nous présente sont bien typiques de Pêcheur d'Islande et font partie de l'impressionnisme de Loti, mais cette évocation lyrique d'un travail dur mais passionnant rappelle aussi l'air du carretier Alfio, "Il cavallo scalpita," dans Cavalleria rusticana, aussi bien que les contrastes dramatiques entre l'action sur scène et une musique venant de l'extérieur qu'on retrouve dans le même opéra avec le célèbre "Regina coeli," dans Tosca avec la cantate chantée par Tosca à l'extérieur pendant l'interrogation féroce de Mario par Scarpia devant les yeux du spectateur (Acte II), dans l'Andrea Chénier (1896) de Giordano avec le chant des domestiques en révolte pendant la fête élégante jusqu'à la superfluité de la Marquise de Coligny (Acte I), etc., tous précédés par l'exemple le plus célèbre, provenant encore d'un opéra basé sur une oeuvre littéraire contemporaine française, le moment dans le dernier acte du Rigoletto (1851) de Verdi quand le bossu, croyant avoir à ses pieds le cadavre du détesté duc de Mantoue qui avait séduit sa fille, entend la voix de celui-ci chanter sa joyeuse "La donna è mobile" du taverne au fond de la scène.

Pêcheur d'Islande au théâtre lyrique: Vita brettona de Leopoldo Mugnone - suite

Ensuite le Père Sylvestre arrive. Il n'a rien à voir avec le Sylvestre Moan de Loti. Ancien avocat, ce Sylvestre est maintenant violoniste et chanteur ambulant. Il sert à donner à Golisciani, l'auteur du livret, une justification dramatique pour des chansons qui figurent comme telles dans l'action de l'opéra. Ce procédé dramatique, qui donnait un certain réalisme aux conventions de l'opéra, se retrouve dans plusieurs opéras véristes. Il y a des musiciens-chanteurs ambulants dans L'Amico Fritz et La Fanciulla del West, et des chanteurs de chansons dans Il Tabarro, La Rondine (1917) de Puccini, Fedora, I Pagliacci, L'Arlesiana, etc. Gaud le prie d'entrer dans le cabaret demander à Yann de sortir pour qu'elle puisse lui parler, ce qui rappelle le troisième acte de La Bohème (1896) quand Mimì veut parler à Rodolfo, qui fait la fête dans un cabaret à côté, et demande à Marcello de lui dire qu'elle le cherche.

En attendant l'arrivé de Yann, on entend des paysans hors scène chanter de fleurs (21). Suivant le précédent établi par Cavalleria rusticana et suivi ensuite par La Bohème et d'autres opéras véristes de l'époque, Golisciani cherchait à nous faire connaître non seulement ses personnages principaux et leur histoire comme dans un opéra typique, mais tout un milieu social-d'où le changement du titre. Ici on voit l'influence des écrivains naturalistes, comme Zola, pour qui un roman était une étude sociologique autant qu'une oeuvre d'art. Ceci explique les efforts de Golisciani pour reproduire aussi exactement que possible des chansons folkloriques bretonnes (cf. 8, 18, 21, 33).

Enfin, le choeur paysan terminé, Yann sort du cabaret. Il a bien bu, ce qui donne à la scène qui suit un élément d'incertitude qu'on ne trouve pas dans Pêcheur d'Islande-mais qui rappelle Mon Frère Yves (1883), avec toutes les confrontations lubriquées d'alcool entre Yves et sa femme ou Loti. Gaud dans l'opéra est aussi hardie ici que sa contrepartie dans la scène parallèle du roman, où celle-ci confronte Yann dans le corridor de sa maison (II:11). Mais dans l'opéra Gaud s'adresse au jeune Islandais d'une façon qui sort aussi de la grande confrontation entre Santuzza et Turiddu dans Cavalleria rusticana, une des scènes célèbres de l'opéra vériste. "J'ai quelque chose à vous dire" (22), commence-t-elle, reprenant presque textuellement les premiers mots de Santuzza à Turiddu "Je dois te parler . . . Je dois te parler". Ensuite Golisciani mêle dans sa Gaud la jeune Sicilienne et la jeune Paimpolaise du roman: elle continue "Vous souvenez-vous, quand vous dansiez avec moi, l'été passé, le jour que Cousine Marie s'est mariée, vous avez pris congé, quand on s'en allait, comme on ne fait pas avec tout le monde". (18) Elle reprend ici presque textuellement les mots de sa contrepartie dans le roman: "Le soir du bal où nous étions ensemble, vous m'aviez dit au revoir comme on ne le dit pas à une indifférente" (II:11). Puis la soprano continue: "Tout d'un coup, après ce même soir, vous avez tout fait pour m'éviter. Alors, que vous ai-je fait? Dites-le-moi," répétant le "Que vous ai-je fait?" de la Gaud de Loti.

Dans le roman, Yann ne lui reproche pas cette hardiesse, mais sa contrepartie dans l'opéra n'est pas aussi taciturne: "Quelle question!" exclame-t-il, comme son prédécesseur sicilien, Turiddu, qui est horrifié quand Santuzza ose le confronter dans la rue.

La confrontation de Santuzza et Turiddu dans Cavalleria rusticana

Ensuite le ténor reprend les mots du roman: il continue: "Que puis-je vous dire? On commençait déjà à tisser des histoires à votre propos, à créer des extravagances à mon propos. Ça m'a ennuyé, et puis, quant à moi, je la déteste, la danse: danser me rend mal à l'aise. Et, ma parole d'honneur, je vous jure que ça ne me réjouit point" (23). Si l'on la compare aux mots de Yann dans le roman-"Déjà j'en ai entendu dans le pays, qui parlaient sur nous . . . Non, Mademoiselle Gaud . . . Vous êtes riche, nous ne sommes pas des gens de la même classe. Je ne suis pas un garçon à venir chez vous, moi" (II:11)-on voit que la gêne occasionnée par l'attention publique que cette affaire attire sur Yann dans l'opéra est la même. Mais Golisciani change le "charmant danseur" qui avait étonné Gaud par sa grâce et sa noblesse en terpsichorphobe. (19) On pourrait ici accuser Golisciani de diminuer, ou même de ne pas comprendre, la complexité dont Loti dota son géant mystérieux, mais puisque dans l'opéra Yann vient de sortir du cabaret, on doit en tenir compte: il peut exaggérer ou même changer sa vérité sous l'influence de sa fureur alcoolisée. Son enivrement peut aussi expliquer l'absence du ton respectueux du Yann de Loti.

Dans la scène parallèle de Pêcheur d'Islande, dans le couloir, Gaud pose ses quelques questions à Yann et ce dernier fuit, laissant la jeune fille se repentir de sa hardiesse-non pas parce qu'elle en a honte, mais parce qu'elle ne veut pas que Yann en parle aux autres Islandais et la rende ridicule devant la petite ville (II:11).

Le départ de Yann illustré par Frederick T. Chapman

An Iceland Fisherman, trans. Guy Endore (New York: Knopf, 1946)

Dans Vita brettona, par contre, Gaud, rappellant la hardiesse de Santuzza, poursuit la confrontation, devenant de plus en plus hargneuse. Elle accuse Yann de participer à des "orgies" (23) et entreprend une condamnation morale qui n'a point d'équivalent dans Pêcheur d'Islande, où Gaud pardonne à Yann ses excès (I:5). Cette fureur moraliste n'a pas d'équivalent chez Loti mais se retrouve à plusieurs reprises dans l'opéra italien de la fin du siècle (La Gioconda, la Zia principessa de Suor Angelica, ou, au masculin, Il Cieco de l'Iris [1899] de Mascagni et son équivalent puccinien, le Bonze de Madama Butterfly). On pourrait encore une fois en tenter une explication en parlant de différences culturelles et de la tolérance morale d'une société plus laïque au-dessus des Alpes, mais encore une fois, on devrait noter qu'il s'agit surtout de la différence entre l'attitude pas du tout moraliste de Loti, que Henry James, parmi d'autres, lui reprochait, (20) et celle de l'époque.

Dans l'opéra Yann met fin à cette scène en déclarant à Gaud que le Destin ne veut pas leur union et qu'elle doit cesser d'y penser (25). Dans le roman, Yann ne parle jamais du destin et, moins loquace que le ténor, fuit la maison de la pauvre fille après les quelques mots cités ci-dessus. Gaud rentre chez elle, ayant perdu la confrontation. D'autres pêcheurs sortent du cabaret et, ayant pu voir la scène entre Yann et Gaud, ce qui n'est pas le cas dans le roman, se moquent de lui, lui demandant s'il a maintenant des projets de mariage (26). Yann rejette cette idée tout court et les invite tous à son mariage avec la mer (27), reprenant ainsi ce que Yann dit aux autres de la Marie dans le premier chapître du roman (I:1).

Ils rentrent tous boire un autre coup au cabaret et Gaud réapparaît. Comme sa contrepartie dans le roman, elle a toujours peur que Yann ne raconte leur confrontation à ses compagnons (27). De sa fenêtre, elle regarde Yann quitter le cabaret et traverser la place, comme dans le roman (II:11), ce qui permit à Mugnone d'écrire un sine qua non de l'opéra vériste, un intermède orchestral joué le rideau toujours levé, un genre lancé avec Cavalleria rusticana en 1890 et continué avec I Pagliacci, L'Amico Fritz, Madama Butterfly (dans la version originale en deux actes), etc.

Gaud à sa fenêtre, illustré par Jacques Poirier

Pêcheur d'Islande, Idéale bibliothèque (Paris: Hachette, 1974)

Gaud désespère et, enfin, après un choeur de voix de femmes qui chantent de l'amour, ironique parce que c'est l'amour qui manque à Gaud, le rideau tombe.

Le deuxième acte se divise en deux tableaux. Dans le premier, nous voyons l'intérieur de la maison des Gaos à Pors Even. Dix-huit mois sont passés, et c'est maintenant le jour de noces de Yann et de Gaud. On perd ainsi ce qui est le vrai centre du roman: l'angoisse de Gaud pendant les deux ans qui suivent la rencontre au bal de noces quand elle essaie de comprendre pourquoi Yann, qui lui avait parlé d'abord comme un fiancé, fait ensuite tout ce qu'il peut pour l'éviter. Mais Golisciani et Mugnone connaissaient bien les limites aussi bien que les avantages de leur genre. Dans le roman nous participons à cette angoisse surtout à travers des passages de discours indirect libre, un procédé stylistique que Loti emprunta à son romancier préféré, Gustave Flaubert, et qui nous permet de voir les pensées de ses personnages. Présenter ces pensées sur la scène lyrique eût posé bien des problèmes dramatiques. Toute une série de monologues chantés par la même voix eût ennuyé les spectateurs, faute de diversité musicale et dramatique. Puccini et ses poètes y trouvèrent des solutions dans le deuxième acte de Madama Butterfly quand Ciò-ciò-san attend le retour de Pinkerton; parce qu'elle n'est ni aussi isolée ni aussi introspective que Gaud, elle peut exprimer ses pensées dans des conversations avec Suzuki, Yamadori, Goro, et Sharpless sans nuire à la vérité de son caractère. Mugnone et Golisciani auraient eu beaucoup plus de difficulté à présenter l'angoisse de Gaud sans perdre l'intérêt de leurs spectateurs ou fausser sa personnalité, ce qui peut expliquer leur façon d'arranger la présentation de l'intrigue.

Pour mettre ces spectateurs au courant, Yvonne et Marthe, qui préparent la salle pour le dîner de noces, résument très succinctement ce qui arrivait pendant ces dix-huit mois pour aboutir au mariage. M Mével mourut ruiné, laissant sa fille destituée, ce qui convainquit Yann de lui proposer mariage. D'après Marthe: "Yann la vit réduite à la pauvreté, et la pitié se transforma en amour" (30). De ce coup, Golisciani enlève à la décision de Yann tout le mystère qui l'entoure dans le roman, où nous n'apprenons jamais pourquoi le pêcheur cesse de fuir Gaud et lui demande sa main.

Le couple nuptial et leurs invités arrivent ensuite et, comme dans le roman, le temps dehors s'aggrave. On fête le couple, ce qui donne lieu à des pièces d'ensemble. Fantec mentionne que, dans six jours, Yann fera son départ pour la prochaine saison de pêche non sur la Marie mais sur la Léopoldine (38). Gaud exprime un regret, mais tout le passage dans le roman qui parle de la physionomie des mots (III:15), une idée clé dans les oeuvres de Loti qu'on retrouvera plus tard chez Proust, disparaît. De telles méditations sur le langage trouvent difficilement de la place sur la scène lyrique.

M Gaos entonne une prière à la mémoire des pêcheurs perdus en Islande (39), comme dans le roman (IV:7), et puis on demande au Père Sylvestre de les regaler avec une de ses chansons.

Le dîner de noces, illustré par Edmond Rudaux

Pêcheur d'Islande (Paris: Calmann-Lévy, 1893)

Il les oblige avec "Vivea nel tempo antico" (39-40), un air qui renforce l'interprétation de la décision de Yann déjà offerte par Marthe: c'est l'histoire du roi Cofetua qui refusait de se marier jusqu'au jour où il rencontra Amy, une belle mendiante. (21) Ensuite, Laumec entame une chanson sur l'accueil chaleureux offert par la belle Suzanne, mais Gaos l'arrête, déclarant la chanson malséante au dîner (40). Ici encore l'opéra est bien plus moraliste que le roman, où au dîner de noces les invités pêcheurs racontent leurs aventures chez les prostitués à Hong Kong sans condamnation (IV:7). Encore une fois, on peut parler de différences culturelles, cette fois avec raison, sans doute. La chanson de Laumec supprimée, Gaos en offre une qui parle de la vie des pêcheurs Islandais (41-42). (22) On pensera, peut-être, au "Pescator, affonda l'esca" que Barnaba chante dans le deuxième acte de La Gioconda (1875), mais il est intéressant de voir ici comment Golisciani incorporait des détails descriptifs de Lot: la brume, le calme blanc, l'action de la pêche, etc.

A la fin, les invités partent, Gaos et Yvonne se retirent dans leur propre chambre, et Gaud, hésitante, reste seule avec Yann. (Toute la scène dans la chaumière de Yvonne, où Gaud et Yann passent leur nuit de noces dans le lit de Gaud avec Yvonne dans son lit clos à côté, est supprimée.) Dans Pêcheur d'Islande, Yann, pendant la nuit de noces, "se sentit redevenir sauvage . . . [En embrassant Gaud] il était comme un fauve qui aurait planté ses dents dans une proie" (IV:7). Sa contrepartie dans l'opéra, par contre, commence par admettre à sa femme nouvelle qu'il tremble comme elle (44). C'est peut-être le seul moment dans l'opéra où le livret essaie de suggérer la masculinité complexe et moderne qui rend le personnage du roman si fascinant pour les lecteurs modernes. (23)

Il y a encore un modèle opératique évoqué ici: le duo d'amour de la nuit de noces à la fin du premier acte de Madama Butterfly. Gaud tremblant devant sa première nuit d'amour avec un homme qui lui semble un vrai géant rappelle la confusion et la timidité de Ciò-ciò-san devant Pinkerton, qui, lui explique-t-elle, lui avait apparu "grand et fort" la première fois qu'elle l'avait vu au consulat.

Le duo d'amour de Madama Butterfly

Malgré sa déclaration initiale de timidité, ce Yann, comme Pinkerton, se prend à ses déclarations d'amour toujours plus passionnées. Il explique qu'il avait eu peur du dédain de Gaud quand elle était riche (45), enlevant encore le mystère au roman, où Yann ne donne jamais d'explication de ses deux ans de silence. Dans le roman, quand Gaud essaie d'illuminer le mystère de l'homme qu'elle va enfin épouser et lui demande s'il avait eu peur d'être refusé parce qu'elle était riche, il répond immédiatement "'Oh! Non, pas cela' [et] fit cette réponse avec une si naïve sûreté de lui-même, que Gaud en fut amusée" (IV:5).

Enfin, toujours imitant Pinkerton et Ciò-ciò-san, les deux nouveaux mariés de l'opéra se perdent dans des déclarations toujours plus passionnées de leur extase et, comme dans l'opéra de Puccini, Yann tire Gaud vers leur chambre nuptiale. Ici, peut-être pour surpasser Puccini, Mugnone continue la musique dans l'orchestre pendant plusieurs minutes, voulant suggérer, sans doute, la passion de leur première nuit d'amour. (24)

Le deuxième tableau se passe six jours plus tard, au port de Paimpol. C'est le départ des goëlettes pour l'Islande. Après la bénédiction du départ, les pêcheurs sur le quai disent au revoir à leurs femmes pendant que ceux déjà à bord préparent le départ. Yvonne prie à la Vierge de protéger son fils et les autres pêcheurs. Enfin, Yann quitte Gaud et monte à bord de la Léopoldine. Elle désespère. Les Islandais à bord commencent l'Ave Mari Stella, comme dans Pêcheur d'Islande (V:2). (25) Les vaisseaux quittent le port et Gaud, montée sur une colline, fixe la Léopoldine et pleure.

Le départ de la Léopoldine, illustré par Dethomas

Pêcheur d'Islande, Les Grands écrivains (Paris: Hachette, 1928)

Le troisième acte de Vita brettona a lieu sept mois plus tard, dans la maison des Gaos à Pors Even. (Puisque Sylvestre aussi bien que sa grand-mère sont supprimés dans l'opéra, Gaud mariée n'a pas d'autre possibilité de logement.) Comme dans Pêcheur d'Islande (V:10), Gaud regarde les habits de son mari, l'habit de noces et le maillot qui garde la forme de son corps (52-53). De dehors vient une autre chanson folklorique, cette fois celle du vendange, ce qui peut faire rire ceux qui connaissent la Bretagne. Dans cette scène, le grand moment dramatique de la soprano, Gaud traverse la gamme des émotions, du désespoir à l'optimisme. Comme la Ciò-ciò-san de Puccini dans "Un bel dì," le modèle ici, elle imagine que son mari, à son retour, répétera les mots qu'il lui avait dits avant son départ (55). Enfin, elle s'agenouille devant une image de la Vierge et prie. (26)

Toujours comme dans le roman (V:10), quelqu'un frappe à la porte et Gaud, pendant un instant, imagine que ce soit son Yann. Mais ce n'est que Fantec, un voisin qui est venu lui demander de s'occuper de son enfant malade pendant qu'il va chercher le médecin.

L'arrivée de Fantec, illustrée par Rudaux

Pêcheur d'Islande (Paris: Calmann-Lévy, 1893)

Il s'excuse, comme dans le roman, se rendant vite compte que Gaud a dû imaginer que le visiteur fût Yann et, comme dans le roman, elle le reprend, posant la même question: "Et pourquoi pas à moi [demander de l'aide]?" (56). Elle ne veut pas que les autres l'imaginent aussi désespérée qu'elle ne l'est parce qu'elle ne veut pas se voir ainsi elle-même.

Comme elle s'apprête à partir avec Fantec, Gaos rentre et lui dit de faire attention. Yvonne reste toujours enfermée dans sa chambre maintenant à prier, dit-il; Gaud est donc tout ce qui lui reste au monde. Encore une fois, nous voyons un développement de rapports parent-enfant absent du roman mais central à l'opéra italien du XIXme siècle. Bien que cette Yvonne ne soit plus la grand-mère de Sylvestre, il est intéressant aussi de noter la différence entre les deux femmes: Yvonne Moan, ayant perdu avec Sylvestre tout ce qui lui restait de sa famille, devient presque athée: "Non, depuis que le métier de mer lui avait pris son petit-fils, à elle, elle . . . ne priait plus la Vierge que par crainte, du bout de ses pauvres vieilles lèvres, lui gardant une mauvaise rancune dans le coeur" (V:10). Dans l'opéra, par contre, Yvonne Gaos devient encore plus dévote. Encore une fois, sans doute, Golisciani fit un changement pour satisfaire aux attentes des spectateurs italiens qui avaient l'habitude de voir sur scène des femmes dévotes. Ici, on peut bien parler de différences culturelles.

Une fois Gaud sortie, Gaos admet à soi-même qu'il ment à sa femme et à Gaud, qui est enceinte, pour les protéger. (27) Le Père Sylvestre arrive et Gaos lui demande de raconter ce qu'il a entendu dire à un pêcheur de la Reine Berthe revenu depuis peu à Paimpol. (28) Il semble que ce pêcheur a vu le Léopoldine couler dans un fjord islandais pendant une tempête de neige, une tempête qui empêchait ceux du Reine Berthe d'y porter secours.

Gaud, comme Mimì dans le troisième acte de La Bohème, rentre à ce moment et entend la dernière partie de la conversation, où le Père Sylvestre raconte que ceux du Reine Berthe entendaient une voix crier "Gaud!" juste avant que le Léopoldine ne coulât. (On pensera aux derniers cris de Rodolfo dans La Bohème et de Pinkerton dans Madama Butterfly, les deux répétant le nom de leur bien-aimée.) Gaud s'évanouit et les deux vieux la soutiennent. Le rideau descend.

Comme ce résumé de Vita brettona démontre, Golisciani et Mugnone suivirent les grandes lignes, et souvent les détails, du chef-d'oeuvre de Loti avec une fidelité très rare parmi les faiseurs d'opéra d'autrefois. Evidemment, en convertissant une oeuvre littéraire qui nous communique beaucoup à travers les pensées de ses personnages en opéra, un genre qui exige la variété scénique et l'interaction des personnages, Golisciani devait changer le centre même du roman, l'angoisse prolongée de Gaud. Et, parfois, les choeurs et danses folkloriques font ressembler ses paysans bretons plus aux paysans méditerranéens de Mascagni et de Leoncavallo qu'aux Bretons renfermés et presque stoïques de Loti. Et on peut parfois sourire quand Golisciani modifie l'histoire de Loti à ce qu'elle rappelle un des chefs-d'oeuvre de l'opéra vériste de l'époque.

Mais leur choix de Pêcheur d'Islande et leur façon de l'adapter nous dit beaucoup du texte lotien aussi. Etant donnée leur intention de produire une oeuvre dans le style vériste de l'époque, le fait que Golisciani et Mugnone choisirent le roman de Loti comme point de départ indique qu'ils y trouvèrent des éléments naturalistes qui peut-être nous échappent aujourd'hui. En plus, le fait qu'à plusieurs reprises ils développèrent les rapports entre parents et enfants nous fait voir plus clairement l'absence de ces rapports dans le texte de Loti. C'est pourquoi cet opéra aujourd'hui oublié vaut la peine d'une redécouverte. Il nous permet de voir comment des lecteurs de l'époque voyaient le roman de Loti, ce qui leur semblait d'intérêt et ce qui leur semblait manquer. Tout ceci nous donne une perspective nouvelle sur l'oeuvre.

Comme, aujourd'hui, un film tiré d'une oeuvre qui est sortie d'une culture différente (pensez, par exemple, aux films américains tirés de Trois hommes et un coffret, Les Visiteurs, etc.), Vita brettona est plus qu'une simple adaptation. Il constitue une "traduction culturelle" du roman lotien par quelqu'un qui n'imaginait pas ses spectateurs italiens potentiels prédisposés à apprécier l'histoire tel qu'elle était sortie de l'imagination du romancier français. Une traduction dans le même genre (roman-roman) limite le traducteur par un désir de rester fidèle à l'original, un désir qui provient de l'idée-bien discutable-qu'on peut vraiment retenir une oeuvre littéraire tout en lui retirant la véhicule même dans laquelle elle vit: son langage. Mais une traduction à travers des genres, où il n'est plus question de reproduire l'original, offre au traducteur une liberté et une créativité qui peuvent être aussi révélatrices par rapport à l'original qu'à l'égard de la culture pour laquelle on destine la traduction. (29)

Notes

1. Philippe Blay, "Le théâtre lyrique de Pierre Loti: André Messager, Lucien Lambert, Reynaldo Hahn," Lettre d'information de l'Association pour la Maison de Pierre Loti 7 (mars 2003): 3-19.

2. La partition du Ramuntcho de Donaudy fut éditée deux ans avant la première, en 1919, par la grande maison d'édition musicale italienne Ricordi (Milan). Donaudy et son frère Alberto, qui écrivit le livret, tirèrent leur opéra non du roman de Loti, mais de l'adaptation théâtrale que l'auteur lui-même avait créée en 1908. Giulio Ricordi avait déjà suggéré le roman à Giacomo Puccini en 1905 lorsque, ayant terminé Madama Butterfly, le compositeur cherchait un nouveau sujet, mais Puccini n'y trouva pas "l'élément pour un opéra". Cf. Carteggi Pucciniani, ed. Eugenio Gara (Milan: Ricordi, 1958) 301.

3. La partition de Taylor fut éditée par J. Fischer (New York) en 1942. Je suis en train de préparer une étude de ces deux versions lyriques de Ramuntcho.

4. Henri Borgeaud, "L'Oeuvre de Pierre Loti et les Musiciens," La Revue maritime (1950): 138.

5. A moins que Uruguone ne soit une mauvaise lecture de Mugnone très mal écrit.

6. C'est ainsi que le titre s'épelle dans la partition et sur le livret. En italian on écrirait normalement "vita bretone," et c'est ainsi qu'on trouve le titre souvent dans des publications italiennes de l'époque.

7. Carteggi Pucciniani 116.

8. En préparant la première de La Bohème, Puccini écrivit à Carlo Clausetti que Bellincioni était son idéale pour Mimì, mais qu'il ne voyait pas moyen de l'obtenir (Carteggi Pucciniani 116-117).

9. Je tiens à remercier Enrico Tellini, l'archiviste du Teatro di San Carlo, de m'avoir fourni cette information.

10. La Stampa, le 16 mars, 1905, p. 4.

11. Je tiens à remercier Mme Diana Fasoli, bibliothécaire du Teatro Colon de Buenos Aires, de m'avoir fourni l'information pour sa ville, y inclus le programme, et Mme Susana Salgado de m'avoir fourni l'information pour Montevideo. Cf. aussi le livre de cette dernière: The Teatro Solìs: 150 Years of Opera, Concert, and Ballet in Montevideo (Middletown, CT: Wesleyan University Press, 2003) 293.

12. Je tiens à remercier Giovanna Modica, responsable de la bibliothèque du Teatro Massimo, de m'avoir fourni cette information. Puisque les archives de Casa Sonzogno furent démolies pendant la Deuxième Guerre Mondiale, il est impossible de reconstruire l'histoire complète des représentations de l'opéra. Je ne présente donc que ce que j'ai pu trouver en cherchant un peu partout.

13. Pour le roman de Loti, nous ferons référence à la partie et au chapître où l'épisode en question se trouve.

14. Pour le texte de l'opéra, nous ferons référence au livret édité l'année de la première: E. Golisciani, Vita Brettona (Milan: Sonzogno, 1905). Je tiens à remercier Casa Sonzogno de m'en avoir expédié un exemplaire.

15. Pêcheur d'Islande avait déjà subi une compression dramatique en 1893 lorsque Louis Tiercelin tira une pièce du roman. Pour la pièce, que Loti avait tout-à-fait récrite lui-même, cf. Pierre Loti, Oeuvres complètes (Paris: Calmann-Lévy, s.d.) XI: 125-255. Pour sa genèse, cf. Alain Quella-Villéger, Pierre Loti: le pèlerin de la planète (Bordeaux: Aubéron, 1998): 486. Golisciani ne semble pas avoir connu cette pièce: sa façon d'arranger l'intrigue est complètement différente.

16. Dans le roman, cette visite à Pors Even a lieu huit mois après la première rencontre de Yann et Gaud au Pardon (II:2-3).

17. Il y en avait d'autres, comme Rosa Mamai, qui s'inquiète, et non sans raison, de son fils Federico, épris d'une femme immorale, dans L'Arlesiana (1897), un opéra de Francesco Cilèa dérivé lui aussi d'une oeuvre littéraire contemporaine française, L'Arlésienne (1872) d'Alphonse Daudet.

18. Evidemment, le bal de noces où Yann et Gaud dansaient ne put avoir lieu en été, puisque les Islandais faisaient toujours la pêche en Islande en été. Golesciani dut oublier le roman ici.

19. Dans le roman, Gaud, voyant sa taille, avait imaginé que Yann serait un danseur maladroit, mais au bal de noces elle avait découvert qu'"il était un charmant danseur, droit comme un chêne de futaie, et tournant avec une grâce à la fois légère et noble, la tête rejetée en arrière" (I:5).

20. Henry James admirait les romans de Loti et le déclara un "remarkable genius" ("Pierre Loti," Essays in London and Elsewhere [New York: Harper and Brothers, 1893] 151), mais autrepart il condamna l'absence de jugement moral dans ses oeuvres et ne pouvait s'y faire: "[Loti's] almost inveterate habit of representing the closest and most intimate personal relations as unaccompanied with any moral feelings . . . [est] singularly vulgar" (Barbara Melchiori, "Feelings About Aspects: Henry James on Pierre Loti," Studi americani 15 [1969]: 177).

21. A ma connaissance, l'air du Père Sylvestre est le seul morceau de l'opéra disponible à présent sur disque. Il fut enregistré par Adamo Didur en 1906, après son retour de l'Amérique du Sud avec la troupe organisée par Nardi et Bonetti. A présent, cet enregistrement figure dans une anthologie dédiée à ce chanteur sur Preiser 89198, qu'on peut commander à www.amazon.fr. Je dois admettre, cependant, que le morceau, quoique très bien chanté, n'est pas remarquable comme musique.

22. D'après le compte rendu de La Stampa, ce morceau fut tant applaudi à la première que Sammarco devait le chanter une deuxième fois.

23. A propos de la présentation de la masculinité de Yann dans le roman, cf. Richard M. Berrong, In Love with a Handsome Sailor (Toronto: University of Toronto Press, 2003) Ch. Six.

24. D'après le compte rendu dans La Stampa, ce duo et l'intermède orchestral suivant "plurent beaucoup."

25. On peut voir cette scène et entendre la prière, avec de vrais Islandais, dans le beau film de Pierre Guerlais (1934).

26. C'est ce moment qui est illustré sur la couverture de la partition, qu'on voit au commencement de cet essai dans le numéro 11 du Bulletin.

27. Loti n'indique jamais que Gaud porte un enfant. Mais dans La Paimpolaise, une suite dramatique au roman que le chansonnier Théodore Botrel écrirait en 1908 (à ne pas confondre avec sa chanson célèbre du même nom), Gaud a un enfant. Cf. Théodore Botrel, La Paimpolaise (Paris: Librairie de la Bonne Chanson, 1908).

28. Comme tout lecteur de Pêcheur d'Islande sait, dans le roman le Reine Berthe ne revient jamais au port. Le Samuel-Azénide trouve son épave non douteuse dans un fjord islandais (III:11).

29. En 1912 l'écrivain français Georges Spitzmuller demanda à Loti l'authorization de tirer un livret d'opéra de Pêcheur d'Islande. Loti la lui refusa, objectant que Guy Ropartz, qui avait écrit la musique pour la dramatisation du roman que Loti avait présentée en 1893, s'y serait opposé (Gaston Mauberger, Dans l'intimité de Pierre Loti [1903-1923], ed. Alain Quella-Villéger [Paris: Le Croît vif, 2003] 101). Pourquoi Loti ne faisait pas mention de l'opéra de Mugnone à Mauberger à ce point je ne saurais pas dire.