PÊCHEUR D'ISLANDE ET EUGÉNIE GRANDET :

COMMENT LOTI SE SERVIT D'UN CLASSIQUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE POUR PARLER À SES LECTEURS AVISÉS

Richard M. Berrong

Pierre Loti se piquait publiquement de ne pas lire de la littérature. Dans son Discours de réception à l'Académie française il déclara : je ne lis jamais [...] C'est vrai ; par paresse d'esprit, par frayeur inexpliquée de la pensée écrite, par je ne sais quelle lassitude avant d'avoir commencé, je ne lis pas. (page 6) Ces déclarations faisaient partie de ses efforts de créer devant le public la persona d'un artiste naturel qui trouvait son inspiration directement dans le monde sans avoir recours à des modèles artistiques antérieurs. Dans ce sens comme dans d'autres, il ressemblait beaucoup à des peintres contemporains comme Gauguin qui rejetaient l'art basé sur l'étude d'un art antérieur prôné par l'Académie des Beaux Arts pour un art qui, disaient-ils, puisait son inspiration directement dans le monde contemporain.

Ces déclarations étaient aussi exagérées de la part de Loti que de celle des peintres. Loti lisait, et on voit des échos de ses lectures dans ses textes. À la fin du premier jour de Pêcheur d'Islande, par exemple, il signale à ses lecteurs avisés qu'il est en train de se servir d'un des classiques du roman français de la première partie du dix-neuvième siècle, Eugénie Grandet de Balzac. Après avoir aidé Yvonne Moan à écrire une lettre à son petit-fils Sylvestre qui fait la pêche en Islande avec son ami Yann Gaos, Gaud Mével se souvient de ses rencontres avec ce Yann et, enfin, se couche. Le texte continue ainsi :

Et puis, le sommeil étant venu tout de même, malgré l'amour et malgré l'envie de pleurer, elle se jeta brusquement dans son lit, en se cachant la figure dans cette masse soyeuse de ses cheveux, qui était déployée à présent comme un voile..

Dans sa chaumière de Ploubazlanec, la grand'mère Moan, qui était, elle, sur l'autre versant plus noir de la vie, avait fini aussi par s'endormir, du sommeil glacé des vieillards, en songeant à son petit-fils et à la mort.

Et, à cette même heure, à bord de la Marie, --sur la mer Boréale qui était ce soir-là très remuante, --Yann et Sylvestre, les deux désirés, se chantaient des chansons, tout en faisant gaiement leur pêche à la lumière sans fin du jour... (Première partie, Chapitre 5)

Les lecteurs avisés de Balzac auront reconnu ici la fin du premier jour d'Eugénie Grandet. Eugénie, ayant fait ce jour la connaissance imprévue et pour elle foudroyante de son cousin parisien Charles, se prépare à dormir :

--Sainte Vierge! qu'il est gentil, mon cousin, se dit Eugénie en interrompant ses prières qui ce soir-là ne furent pas finies.

Madame Grandet n'eut aucune pensée en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l'avare [Grandet] se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. De même que la mouette prévoit l'orage, elle avait, à d'imperceptibles signes, pressenti la tempête intérieure qui agitait Grandet, et, pour employer l'expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intérieurement doublée en tôle qu'il avait fait mettre à son cabinet, et se disait : «Quelle idée bizarre a eue mon frère de me léguer son enfant? Jolie succession! Je n'ai pas vingt écus à donner. Mais qu'est-ce que vingt écus pour ce mirliflor qui lorgnait mon baromètre comme s'il avait voulu en faire du feu?»

En songeant aux conséquences de ce testament de douleur, Grandet était peut-être plus agité que ne l'était son frère au moment où il le traça.

-- J'aurais cette robe d'or? [la robe de chambre de Charles qui a foudroyé la domestique Nanon par sa beauté] ... disait Nanon qui s'endormit habillée de son devant d'autel, rêvant de fleurs, de tapis, de damas, pour la première fois de sa vie, comme Eugénie rêva d'amour.

Oui, Balzac avait réuni les pensées en se couchant de quatres personnages et non pas trois, mais la situation et la position dans le récit, à la fin du premier jour, sont les mêmes. Pourquoi Loti aurait-il évoqué Eugénie Grandet ici?

D'abord, il faut reconnaître que l'histoire de Pêcheur d'Islande est plus ou moins la même que celle d'Eugénie Grandet. Une jeune femme habite en province, fille d'un bourgeois riche mais très distant. Parce qu'il la garde près de lui, elle n'a pas connu l'amour. Un jour, cependant, elle rencontre un beau jeune homme qui vient d'un monde très différent du sien ; elle est éblouie. Une fois que cet homme commence à lui faire sa cour, ils ont très peu de temps ensemble, parce qu'il doit quitter la France pour faire sa fortune ailleurs. Ils se jurent un amour éternel avant son départ, mais il ne revient pas, et elle reste solitaire. C'est l'histoire de Pêcheur d'Islande, et c'était aussi l'histoire d'Eugénie Grandet.

Mais s'il y a ces similarités entre les deux romans, il y a aussi des différences importantes, et ce sont ces différences que Loti voulait souligner en créant des parallèles avec le récit balzacien si bien connu.

Considérons d'abord Gaud Mével, mise ici en contraste avec Eugénie Grandet. Eugénie est la femme idéale balzacienne : elle est obéissante. Quand son père la punit pour avoir donné son argent à Charles, elle ne rebelle pas. Quand il lui demande de lui donner sa part de l'héritage qui doit lui revenir à la mort de sa mère, elle signe sans questionner. Quand le prêtre aux ordres des Cruchot lui dit d'épouser le fils Cruchot, elle lui obéit aussi.

Gaud, par contre, devient de plus en plus indépendante. Même enfant elle était «jolie, rose, dépeignée, volontaire, têtue, poussant vigoureuse au grand souffle âpre de la Manche» (Première partie, Chapitre 3). Adulte «elle avait conservé sa nature obstinée d'enfant. [...] De temps en temps, elle prenait des allures de hardiesse, disant aux gens, bien en face, des choses trop franches qui surprenaient, et son beau regard clair ne s'abaissait pas toujours devant celui des jeunes hommes» (ibid). Quand Yann l'évite, elle invente des histoires pour déguiser sa vraie motivation à son père et s'en va à Pors Even pour le trouver (Deuxième partie, Chapitre 2). Quand elle pense à épouser Yann, elle décide encore de manipuler son père, qui s'opposerait sans doute à son mariage avec un simple pêcheur : «La permission de son père, elle était bien sûre de l'obtenir, car jamais elle n'avait été contrariée dans ses volontés» (Première partie, Chapitre 5). Quand son père meurt, elle se fait couturière, malgré le scepticisme initial des Paimpolaises.

Loti se sert de Charles Grandet de la même façon pour mettre en relief les qualités de Yann Gaos. La première fois que nous voyons Charles, lors de son arrivée inattendue chez les Grandet de Saumur, Balzac n'est pas subtil en le présentant comme un jeune homme corrompu dans tous les sens par la sophistication parisienne.

Sa chute au milieu de ce monde [de Saumur] peut être comparée à celle d'un colimaçon dans une ruche, ou à l'introduction d'un paon dans quelque obscure basse-cour de village. [...]

Monsieur Charles [...] prit un petit lorgnon suspendu par une chaîne à son col, l'appliqua sur son oeil droit pour examiner et ce qu'il y avait sur la table et les personnes qui y étaient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins [...]. «Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter...»

Une partie de la corruption opérée sur Charles par la sophistication parisienne est son effeminisation. Quand Nanon essaie de justifier son utilisation du charbon pour chauffer les draps de lit du jeune homme, elle dit à Grandet : «Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme». Quand, le matin suivant, Charles, ayant dormi jusqu'à midi, enfin descend, le narrateur remarque que «le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan» et que «Charles, élevé par une mère gracieuse, perfectionné par une femme à la mode [Annette], avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d'une petite-maîtresse». Plus tard, étant allée voir comment Charles se comportait après avoir appris la mort de son père, Nanon exlique aux autres : «Il ne m'a tant seulement point vue, le mignon! [...] Il est étendu comme un veau sur son lit, et pleure comme une Madelaine». Après son départ pour faire sa fortune aux Amériques, la domestique dit à Eugénie : «Ah! je le voudrais voir ici [...] C'était un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille». Le lecteur ne s'étonne donc pas quand Eugénie, en regardant le portrait de la mère de Charles, y voit une ressemblance : «Vous ressemblez à votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre?»

Notre première rencontre avec Yann est tout le contraire. Avant même de le voir, nous entendons le capitaine de la Marie qui l'appelle :

-- Yann! Yann!... Eh! l'homme!

L'homme répondit rudement du dehors. (Première partie, Chapitre 1)

Quand il descend dans la cabine du bateau quelques instants plus tard, nous le voyons non pas moins d'un homme, mais plus. «Il entra [puisqu'il descend d'en haut, c'est donc «sa chute au milieu de ce monde», comme l'entrée de Charles], obligé de se courber en deux comme un gros ours [tout le contraire d'un paon], car il était presque un géant [...] Il dépassait un peu trop les proportions ordinaries des hommes, surtout par sa carrure qui était droite comme une barre ; quand il se présentait de face, les muscles de ses épaules, dessinés sous son tricot bleu, formaient comme deux boules en haut de ses bras» (ibid).

Quand nous avons vu Charles pour la première fois, nous avons vu surtout ses habits et ses bijoux brillants. Quand nous voyons Yann pour la première fois, nous voyons surtout l'homme et non pas ce dont il se pare pour impressionner les autres. Si Charles ressemble à sa mère, on n'est pas étonné d'apprendre que Yann ressemble à son père. Quand Gaud, en visite chez les Gaos, monte à l'étage pour voir «la chambre de l'épave», «un pas un peu lourd dans l'escalier la fit tressaillir. Non, ce n'était pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgré ses cheveux déjà blancs, qui avait presque sa haute stature et qui était droit comme lui : le père Gaos rentrant de la pêche» (Deuxième partie, Chapitre 3).

Mais tout ceci ne veut pas dire que Loti présente la masculinité de Yann sans nuance. Toujours dans la première scène le narrateur note que «ses moustaches blondes étaient assez courtes, bien que jamais coupées ; elles étaient frisées très serré en deux petits rouleaux symétriques au-dessus de ses lèvres qui avaient des contours fins et exquis [...] Ses joues colorées avaient gardé un velouté frais, comme celui des fruits que personne n'a touchés» (Première partie, Chapitre 1). Plus tard, quand nous verrons la chambre chez ses parents à Pors Even où Yann dort, le narrateur nous dira à deux reprises que son lit a des «rideaux en perse rose» (Deuxième partie, Chapitre 3). Comme Charles, Yann a des aspects féminins, mais elles n'amoindrissent point sa masculinité traditionnelle. (Dans ces romans et d'autres, ces deux auteurs cherchaient à redéfinir la masculinité, mais de façon très différente. Pour Balzac, voyez surtout Le Père Goriot ; pour Loti, voyez aussi Mon Frère Yves.)

Loti continue de développer Yann par contraste avec Charles à travers Pêcheur d'Islande. Quand nous rencontrons Charles pour la première fois, nous découvrons qu'il n'a jamais travaillé, et sa vie oisive se voit : «Eugénie [...] enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraîcheur et la délicatesse de ses traits». Yann, par contre, passe sept mois de l'année dans l'Atlantique du nord à faire un travail très dur. Comme il explique à Gaud la deuxième fois qu'il la voit, «C'était dur [...] ce métier d'Islande : partir comme ça dès le mois de février, pour un tel pays, où il fait si froid et si sombre, avec une mer si mauvaise...» (Première partie, Chapitre 5). Malgré la dureté du travail, cependant, Yann s'y met, et encore une fois même plus que les autres hommes ; de lui Sylvestre dit à Gaud : «Et un marin ! à chaque saison de pêche les capitaines se disputent pour l'avoir... » (ibid).

Charles est le Parisien raffiné à l'extrême. Il porte lorgnon, s'habille chez les meilleurs tailleurs de la capitale dans des vêtements dont Balzac décrit le luxe et la beauté, connaît les cafetières les plus modernes, etc. Son rêve, quand il aura fait fortune au Nouveau Monde, c'est de revenir s'établir à Paris. Quand il abandonne Eugénie lors de son retour des Amériques, il justifie son action en lui écrivant : «Je ne vous parlerai ni de vos moeurs, ni de votre éducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs». Yann, encore, est tout autre. Au bal de noces il raconte à Gaud sa vie de pêcheur «naïvement» (Première partie, Chapitre 5), et après leur mariage, quand Gaud lui raconte son adolescence à Paris, «lui, très dédaigneux, ne s'y intéressait pas. --Si loin de la côte, disait-il, et tant de terres, tant de terres... Ça doit être malsain. Tant de maisons, tant de monde... Il doit y avoir des mauvaises maladies, dans ces villes ; non, je ne voudrais pas vivre là dedans, moi, bien sûr» (Quatrième partie, Chapitre 8). Il dédaigne la capitale comme Charles dédaigne la province.

Leur façon de regarder l'argent les contraste aussi. Charles vend des hommes (des esclaves) pour faire sa fortune. Il épouse la riche mais peu intéressante Mlle d'Aubrion, qu'il n'aime pas, parce qu'il croit que son artistocratie pourra servir à avancer sa position sociale à Paris. Il ne regrette pas d'avoir abandonné Eugénie que lorsqu'il découvre qu'elle est bien plus riche que sa femme. Yann connaît bien l'importance de l'argent, mais quand il peut accompagner Gaud à un bal de noces, il abandonne sa part de pêche à un remplaçant (Première partie, Chapitre 5). Plus tard, quand ses parents l'encouragent à épouser cette fille d'un riche bourgeois, il rejette l'idée parce qu'il ne veut pas de son argent : «D'abord, une fille si riche, en vouloir à de pauvres gens comme nous, ça n'est pas assez clair à mon gré» (Deuxième partie, Chapitre 4). Loti se sert de ces contrastes pour montrer la différence entre Yann, un homme très près de la nature, et le matérialisme de l'Europe «civilisé» de son époque.

Il va sans dire, étant données toutes ces oppositions, que l'amour entre Gaud et Yann contrastera avec celui entre Eugénie et Charles aussi. Eugénie commence à s'intéresser à Charles parce qu'elle ressent de la pitié pour le jeune homme qui vient de perdre son père. (La pitié est une qualité importante chez la femme idéale balzacienne.) «Peut-être aussi le malheur l'avait-il rapproché d'elle», nous dit le narrateur. «En l'absence de son père, Eugénie eut le bonheur de pouvoir s'occuper ouvertement de son bien-aimé cousin, d'épancher sur lui sans crainte les trésors de sa pitié, l'une des sublimes supériorités de la femme, la seule qu'elle veuille faire sentir, la seule qu'elle pardonne à l'homme de lui laisser prendre sur lui». En effet, le rôle de la femme, d'après Balzac, est de s'occuper de l'homme et d'avoir de la pitié pour ses souffrances. Quand Eugénie voit Charles après qu'il a appris la mort de son père, Balzac nous annonce : «La femme a cela de commun avec l'ange que les êtres souffrants lui appartiennent». Quand Charles la quitte pour faire fortune au Nouveau monde, le narrateur nous dit : «Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes». Quand, vers la fin du roman, Eugénie apprend par une lettre que Charles est rentré de l'Amérique mais qu'il va épouser Mlle d'Aubrion, le texte nous instruit : «D'autres femmes baissent la tête et souffrent en silence; elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu'au dernier soupir. Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d'Eugénie après avoir lu cette horrible lettre».

La pitié et la compassion jouent un rôle central dans l'amour entre Yann et Gaud, mais d'une façon différente ; elle ne sert jamais à subordonner la femme à l'homme. Après leurs premières rencontres, Yann passe deux ans à éviter Gaud. Mais un jour, en revenant de Paimpol, il trouve sur son chemin la vieille Yvonne, toute confondue dans sa sénilité pour avoir perdu son chat. Gaud arrive aussi, et fait de son mieux pour récomforter la vieille femme. «Ils se regardaient, avec un peu d'effarement de se trouver si près ; mais sans haine, presque avec douceur, réunis qu'ils étaient dans une commune pensée de pitié et de protection» (Troisième partie, Chapitre 16). Comme on voit ici, la pitié pour les souffrances des autres n'est pas la seule domaine de la femme. Ailleurs, quand Sylvestre voyage en Indochine pour faire son service militaire et de pauvres petits oiseaux arrivent sur son navire et meurent pendant qu'ils traversent la Mer rouge, le narrateur nous explique : «Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d'un air de commisération, ces fines ailes bleuâtres» (Deuxième partie, Chapitre 9). Si Gaud tombe amoureuse de Yann, ce n'est pas d'une position d'infériorité : à la fin de leur première vraie rencontre, au bal de noces, le narrateur nous assure que «Dans ce vertige subit, profond, délicieux, qui l'entraînait tout entière vers lui, ses sens de vingt ans étaient bien pour quelque chose, mais c'était son coeur qui avait commencé le mouvement» (Première partie, Chapitre 5). Et à leur nuit de noces il y a de l'égalité : «Alors, dans le logis pauvre et sombre où passait le vent, ils se donnèrent l'un à l'autre, sans souci de rien ni de la mort, enivrés, leurrés délicieusement par l'éternelle magie de l' amour...» (Quatrième partie, Chapitre 7).
Si leur amour est plus égalitaire que celui de leurs prédécesseurs balzaciens, il est aussi plus stable. Ici Loti se sert directement d'Eugénie Grandet pour indiquer la différence. Charles fait sa cour à Eugénie dans le petit cour misérable de la maison Grandet, assis sur un banc de bois pourri : «[ils] resta[ie]nt dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu'à l'heure où le soleil se couchait», un banc que Balzac révèle plus tard «rongé par des vers». Loti reprend le décor, mais avec des différences significatives. Yann fait sa cour à Gaud devant la maison qu'elle habite avec Yvonne : «Chaque soir, c'était à la porte de la chaumière des Moan, sur le vieux banc de granit, qu'ils se faisaient leur cour
» (Quatrième partie, Chapitre 1). Non seulement ce banc est solide et non pas rongé ; il relie les deux promis à toute une communauté :

Et ce banc, qui avait plus d'un siècle, ne s'étonnait pas de leur amour, en ayant déjà vu bien d'autres ; il en avait bien entendu, des douces paroles, sortir, toujours les mêmes, de génération en génération, de la bouche des jeunes et il était habitué à voir les amoureux revenir plus tard, changés en vieux branlants et en vieilles tremblotantes, s'asseoir à la même place, --dans le même jour alors, pour respirer encore un peu d'air et se chauffer à leur dernier soleil... (ibid)

       

L'amour de Charles et Eugénie ne les relie pas à la communauté ainsi. Au contraire, il leur plaît parce qu'il en est caché : «La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la mère d'Eugénie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait à l'amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus». Les amants de Loti ne trouvent pas leur bonheur dans les plaisirs de la coupabilité. Quand il pleut et Yann et Gaud doivent quitter le banc de granit pour l'intérieur de la chaumière Moan, il leur arrive de s'embrasser même si Yvonne est à côté dans son lit clos. Mais c'est sans honte : «en ce moment, leur étreinte était si chaste que, la grand'mère Yvonne s'étant réveillée, ils demeurèrent devant elle comme ils étaient, sans aucun trouble» (Quatrième partie, Chapitre 5).

Loti aurait pu écrire l'histoire de Gaud et Yann sans Balzac. Mais il voulait présenter son couple comme différent--et supérieur--des jeunes amants qu'on trouvait dans beaucoup de romans «à la mode» de son époque. Il se servit donc d'un des classiques de la littérature française, un classique que beaucoup de ses lecteurs de 1886 auraient connu, comme soustexte pour mettre en relief ce qui rendait Gaud et Yann et leur amour supérieurs à ce qu'on trouvait dans d'autres textes. Il inséra même quelques similarités frappantes, comme le moment de se coucher de ses personnages à la fin du premier jour de l'histoire, pour signaler ce qu'il faisait à des lecteurs avertis. Pour ceux qui saisissent, cela donne une lecture encore plus enrichie d'un texte déjà très riche.