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A Paimpol, un beau soir de cette année-là, un
dimanche de juin, il y avait deux femmes très occupées à écrire une lettre.
Cela se passait devant une large fenêtre qui était
ouverte et dont l'appui, en granit ancien et massif, portait une rangée de pots
de fleurs.
Penchées sur leur table, toutes deux semblaient jeunes ; l'une avait une coiffe extrêmement grande, à la mode d'autrefois ; l'autre, une coiffe toute petite, de la forme nouvelle qu'ont adoptée les Paimpolaises :
Voici une paimpolaise d'autrefois qui portait "une coiffe extrêmement grande, à la mode d'autrefois."
(Source: Collection de vieilles cartes postales privée)
Les coiffes sont différentes selon la région de la Bretagne. Pour en voir toute une série, cliquez sur http://www.carte-postale.com/bretagne/coiffesbretonnes.htm
Les Bretonnes ne portent plus leurs coiffes tous les jours comme auparavant, mais on peut toujours en voir à l'intérieur de la région et les jours de fête. Voici deux charmantes trégoroises que j'ai rencontrées à Tréguier le jour du pardon de St. Yves
(Source: Archives personnelles)
--Deux amoureuses, eût-on dit, rédigeant ensemble
un message tendre pour quelque bel Islandais.
Celle qui dictait--la grande coiffe--releva la
tête, cherchant ses idées. Tiens ! Elle était vieille, très vieille, malgré
sa tournure jeunette, ainsi vue de dos sous son petit châle brun. Mais tout
à fait vieille : une bonne grand'mère d'au moins soixante-dix ans. Encore jolie
par exemple, et encore fraîche, avec les pommettes bien roses, comme certains
vieillards ont le don de les conserver. Sa coiffe, très basse sur le front et
sur le sommet de la tête, était composée de deux ou trois larges cornets en
mousseline qui semblaient s'échapper les uns des
autres et retombaient sur la nuque. Sa figure vénérable s'encadrait bien dans
toute cette blancheur et dans ces plis qui avaient un air religieux. Ses yeux,
très doux, étaient pleins d'une bonne honnêteté. Elle n'avait plus trace de
dents, plus rien, et, quand elle riait, on voyait à la place ses gencives rondes
qui avaient un petit air de jeunesse. Malgré son menton, qui était devenu "en
pointe de sabot" (comme elle avait coutume de dire), son profil n'était pas
trop gâté par les années ; on devinait encore qu'il avait dû être régulier et
pur comme celui des saintes d'église.
5 Elle regardait par la fenêtre, cherchant ce qu'elle
pourrait bien raconter de plus pour amuser son petit-fils.
Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout
le pays de Paimpol, une autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses
aussi drôles à dire sur les uns ou les autres, ou même sur rien du tout. Dans
cette lettre, il y avait déjà trois ou quatre histoires impayables, --mais sans
la moindre malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'âme.
L'autre, voyant que les idées ne venaient plus,
s'était mise à écrire soigneusement l'adresse :
à Monsieur Moan, Sylvestre, à bord de la
Marie, capitaine Guermeur, --dans la mer d'Islande par Reickawick.
Après, elle aussi releva la tête pour demander
:
10 --C'est-il fini, grand-mère Moan ? [1]
Elle était bien jeune, celle-ci, adorablement
jeune, une figure de vingt ans. Très blonde, --couleur rare en ce coin de Bretagne
où la race est brune ; très blonde, avec des yeux d'un gris de lin à cils presque
noirs. Ses sourcils, blonds autant que ses cheveux, étaient comme repeints au
milieu d'une ligne plus rousse, plus foncée, qui donnait une expression de vigueur
et de volonté. [2] Son profil, un peu court, était
très noble, le nez prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue,
comme dans les visages grecs. Une fossette profonde,
creusée sous sa lèvre inférieure, en accentuait délicieusement le rebord ; --et
de temps en temps, quand une pensée la préoccupait beaucoup, elle la mordait,
cette lèvre, avec ses dents blanches d'en haut, ce qui faisait courir sous la
peau fine des petites traînées plus rouges. Dans toute sa personne svelte, il
y avait quelque chose de fier, de grave aussi un peu, qui lui venait
des hardis marins d'Islande ses ancêtres. Elle avait une expression d'yeux à
la fois obstinée et douce.
Sa coiffe était en forme de coquille, descendait
bas sur le front, s'y appliquant presque comme
un bandeau, puis se relevant beaucoup des deux côtés, laissant voir d'épaisses
nattes de cheveux roulées en colimaçon au-dessus des oreilles--coiffure conservée
des temps très anciens et qui donne encore un air d'autrefois aux femmes paimpolaises.
On sentait bien qu'elle avait été élevée
autrement que cette pauvre vieille à qui elle prêtait le nom de grand'mère,
mais qui, de fait, n'était qu'une grand'-tante éloignée, ayant eu des malheurs.
Elle était la fille de M. Mével, un ancien
Islandais, un peu forban, enrichi par des entreprises
audacieuses sur mer.
15 Cette belle chambre où la lettre venait de s'écrire était
la sienne : un lit tout neuf à la mode des villes avec des rideaux en mousseline,
une dentelle au bord ; et, sur les épaisses murailles, un papier de couleur
claire atténuant les irrégularités du granit. Au plafond, une couche de chaux
blanche recouvrait les solives énormes qui révélaient l'ancienneté du logis
; --c'était une vraie maison de bourgeois aisés, et les fenêtres donnaient sur
cette vieille place grise de Paimpol, où se tiennent les marchés et les pardons.
En créant la résidence de Gaud, Loti s'est inspiré d'une maison du XVe siècle à Paimpol qui se trouvait sur la Place du Martray. A la fin du XIXe siècle, comme vous voyez dans la première photo, elle faisait partie d'un hôtel, l'Hôtel Continental, et Loti s'y est arrêté plusieurs fois, donc il le connaissait bien. En 1868 et 1878, il était logé dans la chambre au premier étage avec la grande fenêtre qu'il donne à Gaud dans le roman. Cette maison existe toujours. Aujourd'hui, comme vous pouvez voir sur la photo moderne, le rez-de-chaussée abrite un établissement de coiffure.
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(Source: http://212.198.5.37:8060/@se_38caf0d1/Images/bouton3.@952825513_.map?24,83; Archives personnelles)
Dans la grande chambre au premier étage qui aurait été la chambre de Gaud vous pouvez toujours voir au plafond "les solives énormes qui révélaient l'ancienneté du logis." (4.15)
(Source: Archives personnelles)
La fenêtre donne toujours sur cette vieille place grise de Paimpol, où se tiennent toujours aujourd'hui les marchés (le mardi matin) et les pardons. Voici la Place un jour de marché, d'abord à l'époque du roman, et ensuite aujourd'hui. Vous pouvez voir la maison au fond.
(Source: http://212.198.5.37:8060/@se_38caf0d1/Images/bouton3.@952826013_.map?39,82)
(Source: Archives personnelles)
--C'est fini, grand'mère Yvonne
? Vous n'avez plus rien à lui dire ?
--Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie,
le bonjour de ma part au fils Gaos.
Le fils Gaos ! ...
autrement dit Yann... Elle était devenue très rouge, la belle jeune fille, en
écrivant ce nom-là.
Dès que ce fut ajouté au bas de la page, d'une
écriture courue, elle se leva en détournant la tête, comme pour regarder dehors
quelque chose de très intéressant sur la place.
20 Debout, elle était un peu grande
; sa taille était moulée comme celle d'une élégante
dans un corsage ajusté ne faisant pas de plis. Malgré sa coiffe, elle avait
un air de demoiselle. Même ses mains, sans avoir cette excessive petitesse étiolée
qui est devenue une beauté par convention, étaient fines et blanches, n'ayant
jamais travaillé à de grossiers ouvrages.
Il est vrai, elle avait bien commencé par être
une petite Gaud courant pieds nus dans l'eau, n'ayant plus de mère, allant presque
à l'abandon pendant ces saisons de pêche que son père passait en Islande ; jolie,
rose, dépeignée, volontaire, têtue, poussant vigoureuse au grand souffle âpre
de la Manche. En ce temps-là, elle était recueillie l'été par cette pauvre
grand'mère Moan, qui lui donnait Sylvestre à garder pendant ses dures journées
de travail chez les gens de Paimpol.
Et elle avait une adoration de petite mère pour
cet autre tout petit qui lui était confié, dont elle était l'aînée d'à peine
dix-huit mois ; aussi brun qu'elle était blonde, aussi soumis et câlin qu'elle
était vive et capricieuse.
Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en
fille que la richesse ni les villes n'avaient grisée : il lui revenait à l'esprit
comme un rêve lointain de liberté sauvage, comme
un ressouvenir d'une époque vague et mystérieuse où les grèves avaient plus
d'espace, où certainement les falaises étaient plus gigantesques...
Vers cinq ou six ans, encore de très bonne heure
pour elle, l'argent étant venu à son père qui s'était mis à acheter et revendre
des cargaisons de navire, elle avait été emmenée par lui à Saint-Brieuc,
et plus tard à Paris. --Alors, de petite Gaud, elle était devenue une Mademoiselle
Marguerite, grande, sérieuse, au regard grave. Toujours un
peu livrée à elle-même, dans un autre genre d'abandon que celui de la
grève bretonne, elle avait conservé sa nature obstinée d'enfant. Ce qu'elle
savait des choses de la vie lui avait été révélé bien au hasard, sans discernement
aucun ; mais une dignité innée, excessive, lui avait servi de sauvegarde. De
temps en temps, elle prenait des allures de hardiesse, disant aux gens, bien
en face, des choses trop franches qui surprenaient, et son beau regard clair
ne s'abaissait pas toujours devant celui des jeunes hommes ; --mais il était
si honnête et si indifférent que ceux-ci ne pouvaient guère s'y méprendre, ils
voyaient bien tout de suite qu'ils avaient affaire à une fille sage, fraîche
de coeur autant que de figure.
25 Dans ces grandes villes, son costume s'était modifié beaucoup
plus qu'elle-même. Bien qu'elle eût gardé cette coiffe, que les bretonnes
quittent difficilement, elle avait vite appris à s'habiller d'une autre façon.
Et sa taille autrefois libre de petite pêcheuse, en se formant, en prenant la
plénitude de ses beaux contours germés au vent de la mer, s'était amincie par
le bas dans de longs corsets de demoiselle. [3]
Tous les ans, avec son père, elle revenait en
Bretagne, --l'été seulement comme les baigneuses,
Des baigneuses de l'époque à des stations balnéaires
-- retrouvant pour quelques jours ses souvenirs d'autrefois et
son nom de Gaud (qui en breton veut dire Marguerite) ; un
peu curieuse peut-être de voir ces Islandais dont on parlait tant, qui
n'étaient jamais là, et dont chaque année quelques-uns de plus manquaient à
l'appel ; entendant partout causer de cette Islande qui lui apparaissait comme
un gouffre lointain--et où était à présent celui qu'elle aimait.
Et puis un beau jour elle avait
été ramenée pour tout à fait au pays de ces pêcheurs, par un caprice
de son père, qui avait voulu finir là son existence et habiter comme
un bourgeois sur cette place de Paimpol.
[1] "Moan" en Breton veut dire "mince".
[2] Dès sa première entrée sur scène, Loti présente Gaud Mével comme une femme forte et indépendante. Notez dans ce chapitre les adjectifs dont il se sert pour la caractériser.
[3] Encore une fois, notez l'opposition entre la vie à la campagne, liée à la liberté, et la grande ville civilisée et moderne, associée avec la contrainte.
4.3 "l'une avait une coiffe extrêmement grande, à la mode d'autrefois
; l'autre, une coiffe toute petite, de la forme nouvelle qu'ont adoptée les
Paimpolaises"
4.15 "les fenêtres donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol,
où se tiennent les marchés et les pardons."
4.26 "entendant partout causer de cette Islande qui lui apparaissait comme
un gouffre lointain--et où était à présent celui qu'elle aimait..."
Notez l'inversion du sujet et du verbe dans ces phrases. VIII.B.
4.3 "Deux amoureuses, eût-on dit"
Pourquoi le plus-que-parfait du subjonctif ici? III.D.4.b.
4.5 "Elle regardait par la fenêtre, cherchant ce qu'elle pourrait bien raconter de plus pour amuser son petit-fils."
Pourquoi ce que? II.B.2.b.
4.6 "elle n'avait rien de mauvais dans l'âme."
4.11 "Dans toute sa personne svelte, il y avait quelque chose de fier"
4.19 "elle se leva en détournant la tête, comme pour regarder dehors quelque
chose de très intéressant sur la place."
Pourquoi ces constructions avec de? VII.H.
4.13 "On sentait bien qu'elle avait été élevée autrement que cette
pauvre vieille"
4.21 "En ce temps-là, elle était recueillie l'été par cette pauvre grand'mère
Moan,"
4.24 "elle avait été emmenée par lui à Saint-Brieuc, et plus tard
à Paris."
4.27 "Et puis un beau jour elle avait été ramenée pour tout à fait
au pays de ces pêcheurs, par un caprice de son père"
Quelle construction avez-vous ici? III.C.1.
4.15 "Cette belle chambre où la lettre venait de s'écrire était la sienne"
Pourquoi un verbe pronominal ici? Qu'est-ce qu'il veut dire? III.C.2.
4.14 "Elle était la fille de M. Mével, un ancien Islandais"
Que veut dire ancien devant un substantif? IV.D.
4.25 "Bien qu'elle eût gardé cette coiffe, que les bretonnes quittent difficilement, elle avait vite appris à s'habiller d'une autre façon."
Pourquoi le subjonctif ici? III.D.2.b.