10 Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. [1] Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleines. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée de miettes de gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender?
10.2 Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif.
10.3 Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est
à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude,
toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même;
quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit
chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement:
créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul
il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
11 Et je recommence à me demander quel pouvait être
cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence
de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les
autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître.
Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première
cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans
une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus,
de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et pour que rien ne brise
l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout
obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et
mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit
qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre
cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose,
à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième
fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore
récente de cette première gorgée et je sens tressaillir
en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque
chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur; je
ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement; j'éprouve la résistance
et j'entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image,
le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre
jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément;
à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable
tourbillon des couleurs remuées; mais je ne peux distinguer la forme,
lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage
de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander
de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque
du passé il s'agit.
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir,
l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin
solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant
je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être;
qui sait s'il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer,
me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne
de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé
de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes
ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher
sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était
celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce
que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais
lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après
l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue
de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse
goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu
depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait
quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents;
peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors
de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé;
les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement
sensuel sous son plissage sévère et dévot - s'étaient
abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur
eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien
rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction
des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles,
plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à
espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir,
sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
15 Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine
trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas
encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi
ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur
la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre
s'appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour
mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais
revu jusque-là); et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au
soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner,
les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si
le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent
à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau de petits morceaux de
papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés,
s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent
des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de
même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de
M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village
et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout
cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma
tasse de thé.
Notes
[1] Dans Mon Frère Yves XXI, Yves essaie de se servir
d'une vraie coquille, des berniques, pour se souvenir de son enfance.
Proust jouait ici avec sa source.